Contes et nouvelles
Deux affaires d'honneur
par Lucien Descaves
La Lanterne — 25 et 26 octobre 1921
… Le président ayant donné la parole au défenseur, celui-ci se leva et dit :
— Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. J'ai été assez heureux pour obtenir, le mois dernier, l'acquittement d'un homme qui avait tué son adversaire en duel. Cette affaire, qui défraya pendant huit jours la chronique parisienne, doit être encore présente à votre mémoire. Si, néanmoins, quelques-uns d'entre vous l'avaient oubliée, ils me permettront de la leur rappeler brièvement.
Pour des motifs de l'ordre le plus intime, deux gentlemen accomplis, le comte de Voirons et le marquis de Trayas, allaient dernièrement sur le pré.
Gravement offensé, victime d'une trahison dont il m'est impossible de vous dévoiler le caractère particulièrement odieux, M. de Voirons avait voulu que les conditions du combat fussent des plus rigoureuses. Il traitait M. de Trayas en ennemi mortel, après l'avoir regardé comme un insoupçonnable ami.
La rencontre eut lieu, à l'épée aux étangs de Villebon. A la deuxième reprise, le marquis de Trayas eut le poumon traversé et succomba aussitôt.
Les quatre témoins vinrent, ici même, attester la correction des adversaires, et le code du duel, dont ils avaient observé les prescriptions, eut raison devant vos prédécesseurs, messieurs les jurés, contre le Code criminel qui punit le meurtre.
Plus discret que le reportage, le tribunal ne demanda même pas à M. de Voirons quelle injure impardonnable il avait lavée dans le sang. Il sortit, acquitté, de cette salle, en emportant son secret. Et j'ajouterai que l'opinion publique ne fut pas plus défavorable à cette attitude qu'au jugement de la cour d'assises. M. de Trayas n'était pas un escrimeur novice, loin de là ! Ses témoins ne l'avaient point conduit non plus à un guet-apens. Son destin s'était accompli.
Mais l'offensé, M. de Voirons, eut pu rester lui-même sur le carreau, par surcroît, de disgrâce, sans que la circonstance inclinât davantage le jury vers la sévérité. Le duel comporte des risques et périls égaux. L'on a vu, combien de fois ! le jugement de Dieu envoyer ad patres des innocents qu'il aurait dû protéger. Remarquez bien que je ne trouve pas mauvais du tout qu'il en soit ainsi. L'autorité divine, si elle punissait de mort, invariablement, le méchant et le provocateur, serait, en réalité, l'intervention la plus capable de changer le duel en assassinat.
Je vous demande pardon, messieurs, de revenir une cause entendue, mais c'était un exorde nécessaire, cette cause ayant avec celle que je vais plaider devant vous, des rapports que je prétends établir.
M. l'avocat général a soutenu fort éloquemment l'accusation qui pèse sur mon client. Je vais donc exposer des faits que vous connaissez déjà. Mais de même qu'un tableau produit une impression différente, suivant qu'il est éclairé de telle ou telle façon, des récits peuvent changer de physionomie pour peu qu'ils reçoivent la lumière de tel ou tel côté. C'est ce que je me propose de démontrer.
Voici mon client, M. Le Bicot de la Pointe-d'Ivry. Il est traduit en cour d'assises pour avoir tué d'un coup de couteau en plein cœur M. Le Costaud de la Butte-aux-Cailles.
Reste à savoir pourquoi et comment il l'a tué. Lorsque j'aurai répondu à ces deux questions, messieurs les jurés, j'attendrai avec confiance votre verdict.
Il y a trois ans et demi, Le Bicot de la Pointe-d'Ivry quittait Paris pour aller payer sa dette à la Patrie. Par suite d'une peccadille de jeunesse sur laquelle M. l'avocat général a peut-être insisté avec trop de complaisance, les conditions de paiement étaient même plus dures pour mon client que pour tout autre. Sa créancière l'affectait aux bataillons d'Afrique. Vous apprécierez ce redoublement d'épreuve, en songeant à la distance considérable que les bureaux de recrutement mettaient entre Le Bicot de la Pointe-d'Ivry et une jeune personne adorée, Mlle Flora ces Deux-Moulins, dite La Crevette.
Quand se reverrait-on maintenant ? Dans trois ans ! Et qu'allait devenir Mlle Flora des Deux-Moulins, cartonnière intermittente, en l'absence de son ami ? -
Elle lui jura une fidélité éternelle et, de son côté, pour gage de constance, il se fit tatouer sur la poitrine un cœur couronné de ce serment :
« A Flora, pour la, vie. »
Il partit. On s'écrivait. Il lui racontait son existence à Biribi et broyait du noir sur du blanc en de longues lettres désolées; elle lui envoyait des nouvelles de la Glacière, de la place d'Italie, des aminches qui ne l'oubliaient pas, de la Maison-Blanche à Montparno. Elle cherchait à lui procurer l'illusion de ne pas les avoir quittés et, à cette intention, elle lui parlait notamment du Costaud de la Butte-aux-Cailles, un pur, un intime, un solide, un dévoué, qui veillait sur elle et la faisait respecter.
La première année, Mlle Flora ne laissa jamais passer plus d'un mois sans gratifier son cher Bicot d'une tendre babillarde; la seconde année, ses lettres s'espacèrent et s'écourtèrent davantage ; la troisième année, elle ne donna plus signe de vie.
En vain, l'exilé réclama un souvenir, un mot… Il apprit seulement, par des voies détournées, que La Crevette avait abandonné le quartier de la Pointe-d'Ivry pour venir habiter celui de la Butte-aux-Cailles. Rien de plus. Le renseignement bref qui ne compromet personne.
— C'est bon, se dit Le Bicot.; en rentrant nous tirerons ça au clair.
Hélas ! quand il revint à Paris, à la fin du dernier été, la triste vérité lui fut révélée tout entière : Mlle Flora des Deux-Moulins était depuis dix-huit mois la maîtresse du Costaud de la Butte-aux-Cailles !
Le Bicot de la Pointe-d'Ivry en eut beaucoup de chagrin, car son tatouage n'était point un jeu, le jeu des amoureux qui gravent leur nom dans le bois, la pierre ou sur la glace des cabinets particuliers, Il avait, lui, buriné en pleine chair le nom de la bien-aimée…
C'est pourquoi il ne brusqua rien.
M. l'avocat général voulait absolument, tout à l'heure, établir la préméditation. Nous ne la nions pas. C'est vrai, mon client prémédita quelque chose. Quoi ? La réconciliation conséquence du pardon. Oui, il était disposé à pardonner aux coupables, à la condition que l'infidèle repentit lui rendit un amour sans partage. Il l'excusait. Trois années dans l'attente, c'est long, parmi les tentations, les embûches et sans protecteur ! Qui sait même si Le Costaud, en s'instituant celui de Flora, n'avait pas été d'abord, de bonne foi, ne s'était pas laissé prendre à la fin seulement au piège de la consolation désintéressée !
Enfin, Le Bicot leur accordait, dans son cœur, le bénéfice des circonstances atténuantes.
Il fut confirmé dans son espoir de rapprochement par l'entrevue qu'il eut avec Flora. Celle-ci avait trop aimé Le Bicot de la Pointe-d'Ivry pour ne pas se sentir émue devant sa douleur sincère. Si Le Costaud n'avait pas existé, c'est certainement avec Le Bicot qu'elle eût renoué..; mais Le Costaud ne paraissait pas d'humeur à se laisser reprendre sa conquête.
— Peu importe, insista Le Bicot, reviens avec moi et je lui fournirai toutes les explications qu'il désirera.
Mais Flora des Deux-Moulins, pour qui la combinaison n'était point sans danger, en eût préféré une autre.
— Tu vas comprendre, disait-elle, je le connais..., il me tuera pour commencer. Alors, l'enjeu de la partie étant supprimé, tu seras bien avancé si tu la gagnes !
— Tu as raison, répondit Le Bicot. C'est lui qui doit disparaître s'il s'obstine dans sa résolution. Mais comme une discussion entre nous deviendrait vite orageuse, c'est autrement que nous allons causer, avant d'en découdre.
Et, le jour même, il envoya ses témoins au Costaud de la Butte-aux-Cailles, qui les mit immédiatement en rapport avec deux de ses amis, habituellement choisis comme arbitres dans les affaires d'honneur.
Ceux-ci avaient mission de reconnaître au Bicot de la Pointe-d'Ivry la qualité d'offensé et de se mettre entièrement, pour le reste, à sa disposition.
Les quatre témoins s'étant donc rencontrés, rédigèrent le procès-verbal suivant destiné à leur garantir, le cas échéant, la même impunité qu'aux duellistes dont les pratiques sont tolérées.
« M. Le Bicot de la Pointe-d'Ivry se considérant comme outragé en paroles et en action par M. Le Costaud de la Butte-aux-Cailles, a chargé MM. Le Frisé du Rade et Charlot le Borgne, de demander une réparation par les armes.
« M. Le Costaud de la Butte-aux-Cailles s'était fait représenter par MM. Le Cricri des Gobelins et Le Goujon de la Bièvre.
« Les quatre témoins, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, ont reconnu qu'une rencontre était inévitable et ont décidé qu'elle aurait lieu boulevard Blanqui, sous la voie du Métropolitain. L'arme choisie était le couteau à cran d'arrêt.
« Reprises de deux minutes. Direction du combat alternative. Chacun apportera ses armes. Le combat cessera lorsqu'un des adversaires sera dans l'impossibilité de continuer. »
Oh ! je sais bien, messieurs de la Cour et messieurs les jurés, ce que vous trouverez à redire à ce procès-verbal si conforme, en apparence à ceux que vous lisez fréquemment dans les journaux.
Vous n'admettez pas qu'on se batte sur la voie publique; vous n'admettez pas surtout l'usage du couteau à cran d'arrêt. Cependant, réfléchissez... Chacun propose l'arme au maniement de laquelle il est exercé, et du moment que cette arme est acceptée par l'adversaire, rien n'autorise plus à dire que les chances sont inégales.
Ne croyez point que je plaisante. Je plaisante beaucoup moins, somme toute, que Claude Tillier lorsqu'il raconte, avec son robuste bon sens, de quelle ingénieuse manière Benjamin Rathery, médecin, reçut le cartel de M. de Pont-Cassé, mousquetaire. Vous avez tous lu Mon Oncle Benjamin ; vous savez qu'il alla sur le terrain avec un jeu d'échecs, tandis que le spadassin gentilhomme prétendait lui imposer l'épée. Et vous vous rappelez les délicieux discours du héros de Claude Tillier :
« Tout duel est une partie où deux hommes mettent leur vie pour enjeu ; pourquoi cette partie ne se jouerait-elle pas aussi bien aux échecs qu'à l'épée ? Vous y êtes d'une force supérieure, et vous espérez avoir bon marché de moi. Est-ce là la loyauté d'un gentilhomme ? Si un faucheur vous proposait de vous battre avec lui à la faulx ou un batteur en grange au fléau accepteriez-vous ?...»
Somme toute, messieurs les jurés, que reprochez-vous au couteau ? D'être une arme commune et même crapuleuse ? Cela reviendrait à dire que la noblesse du fer dépend de sa longueur, car l'épée est-elle autre chose, au fond, qu'un couteau qui a grandi ? Enfin, si le mot lui-même écorche votre bouche, souvenez-vous des duels de l'ancien temps, entre gens de qualité ; souvenez-vous des duels commencés à l'épée, et terminés à la dague, au poignard, qui n'étaient, comme le couteau, que des épées raccourcies !
Considérez, d'autre part, que mon client eût pu choisir le revolver, variété, réduite aussi, du pistolet. Mais les adversaires risquaient alors d'atteindre des passants inoffensifs, et avec quelle indignation, cette fois légitime, messieurs, vous eussiez incriminé un combat dangereux surtout peur la sécurité publique !
Je pense avoir répondu à vos objections principales et je ne veux pas faire état de celle qui impliquerait un privilège en faveur d'une catégorie de citoyens. La loi ne peut permettre aux uns ce qu'elle défend aux autres, sous prétexte que leur condition sociale est différente.
Le droit au duel ne comporte, pas d'exception et, s'il faut tout dire,, je trouve plutôt excessif le scrupule que dénote, de la part des accusés, ïe fait d'avoir emprunté des recettes à une cuisinière bourgeoise qui ne se contente pas d'encourager l'effusion du sang, mais qui codifie le» cinquante manières de le répandre à votre barbe, messieurs de la Cour, et à votre nez, messieurs les jurés !
Quoi qu'il en soit, MM. Le Bicot de la Pointe-d'Ivry et Le Costaud de la Butte-aux-Cailles, se rencontrèrent au jour et à l'heure fixés, non sans avoir pris la dernière précaution de se faire assister respectivement par un ancien infirmier et par un garçon pharmacien en guise de médecins.
Il me reste à vous donner connaissance du procès-verbal que les témoins n'omirent pas non plus.
« Conformément au procès-verbal, la rencontre a eu lieu ce soir, à dix heures, sous la voie du Métropolitain.
« À la troisième reprise, M. Le Costaud de la Butte-aux-Cailles a reçu, dans la région du cœur, une blessure pénétrante qui a déterminé la mort.
..Pour M. Le Costaud de la Butte-aux-Cailles :
LE CRICRI DES GOBELINS,
LE GOUJON DE LA BIÈVRE.
Pour M. Le Bicot de la Pointe-d'Ivry :
LE FRISÉ DU RADE.
CHARLOT LE BORGNE.
Eh bien ! je vous demande maintenant, messieurs les jurés, quelle différence faites-vous entre ce duel et l'affaire d'honneur qui eut son dénouement ici même, le mois passé ?
Vous n'en faites aucune, n'est-ce pas ! et vous n'en faites aucune parce que, en vérité, il n'y en a point ! Il serait facile à la chronique scandaleuse de trouver, d'imaginer des analogies entre les motifs graves qui ont armé, à quelques semaines d'intervalle, le bras de M. le comte de Voirons et le bras de M. Le Bicot de la Pointe-d'Ivry. je ne descendrai pas à ces insinuations. Je me bornerai à faire observer que tous deux ayant une conception de l'honneur pareille, il est naturel que leur instinct de vengeance se soit traduit de la même façon. Ce sont des hommes que des passions identiques ramènent à la barbarie, quel que soit le vernis de civilisation sous lequel ils se présentent.
Les duels au sabre, pour une futilité, entre étudiants allemands, gardent malgré tout, à vos yeux, j'en suis sûr, un caractère chevaleresque, légendaire. Pour être logiques, ne déniez donc pas le même courage à des hommes qui ne se battent point, eux, pour s'égratigner ; ne les taxez pas de sauvagerie sur la mine, les antécédents, le choix de l'arme et autres contingences insuffisantes pour vous former une opinion dégagée de parti pris.
Vous serez plus équitables ; vous n'aurez pas deux poids et deux mesures et vous acquitterez mon client pour lequel plaide mieux que je ne l'ai su faire le beau vers de Victor Hugo :
Pas plus que deux soleils, je ne vois deux justices !
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Le jury se retira dans la chambre des délibérations et en sortit, un quart d'heure après, rapportant l'acquittement du Bicot de la Pointe-d'Ivry et des quatre témoins poursuivis comme complices.