La canalisation de la Bièvre
Le Siècle — 30 mars 1867
La Bièvre, dont les méandres sillonnent toutes les plaines basses du 13e arrondissement et une partie du 5e, doit, ainsi que nous l'avons déjà annoncé, disparaître dans le grand égout collecteur de la rive gauche, lequel est construit à partir de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, près de l'endroit que traverse la petite rivière ; celle-ci semblait donc ne devoir pénétrer dans ce nouveau canal qu'après avoir exécuté la plus grande partie de son trajet dans Paris.
Mais il paraît que, d'après une décision nouvellement prise à ce sujet, on aurait l'intention de capter la Bièvre beaucoup plus haut, car il serait question de créer une galerie souterraine qui absorberait ses eaux près du Moulin-des-Près, et qui, filant sous la Butte aux-Cailles, la place d'Italie et le boulevard de l'Hôpital, prendrait ensuite la direction de la rue Duméril et irait se souder au collecteur de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire : après cette opération, tout le cours actuel de cette rivière serait comblé.
Cette prochaine disparition de la Bièvre est exemple de plus à ajouter aux exemples si nombreux de l'instabilité des choses d'ici-bas. En effet, ce ruisseau infect dont on veut se débarrasser aujourd'hui en le vidant à l'égout, était jadis un joli cours d'eau bordé de saules et dont on se disputait la possession. On songea même, sous Louis XIV, à le faire arriver dans les jardins de Versailles.
Jusqu'au règne de Louis XII, son cours fut exactement semblable à celui d'aujourd'hui, et il appartint entièrement à l'abbaye de Sainte-Geneviève.
Mais en 1148, les chanoines de Saint-Victor, voulant établir un moulin à eau dans leur enclos, obtinrent de l'abbé de Sainte-Geneviève, par l'entremise de saint Bernard, l'autorisation de détourner le cours inférieur de cette rivière, et ils creusèrent un canal qui, le captant à peu près à l'endroit où il traverse aujourd'hui la rue Geoffroy-Saint Hilaire, alla déboucher dans la Seine, au point où commence actuellement la rue de Bièvre. Ce canal continua à fonctionner, même après que Philippe-Auguste eut construit la nouvelle enceinte de Paris.
Mais lorsque Etienne Marcel eut fait creuser un fossé au pied de la muraille, ce fossé reçut les eaux de la Bièvre inférieure et les déversa dans la Seine à l'endroit où débouche actuellement la rue des Fossés-St-Bernard ; enfin, en 1672, plus de cinq siècles après sa première dérivation, on restitua à la petite rivière sa direction primitive.
Une fois la Bièvre engloutie dans le collecteur, adieu les inondations des prés de la Glacière et ces nappes glacées où l'on patinait sans avoir à craindre les fissures et les trous d'eau ; adieu ces jolis rideaux de peupliers qu'arrosent encore ses eaux fertilisantes, mais aussi plus de ces exhalaisons nauséabondes qui rappelaient involontairement l'origine étrange attribuée par Rabelais à cette rivière.