L’assassinat de la petite Barbala
Le cercle de recherches se resserre autour du meurtrier
Le Petit-Parisien — 30 septembre 1922
Longue et dure journée, hier, pour la police, et pour les journalistes, qui ont couru, fouillé, interrogé, sans que, jusqu'à présent, un résultat appréciable paraisse avoir été obtenu.
Seule, l'autopsie pratiquée dans l'après-midi par le docteur Paul est venue apporter sa précision scientifique parmi toutes les hypothèses.
L'opération du médecin légiste confirme ce que nous la petite Barbala a bien été victime d'un immonde personnage ; mais l'enfant, très robuste pour son âge, a dû opposer une énergique résistance au monstre, et celui-ci, rendu furieux, a frappé la fillette à coups de poing sur la et le bras gauche puis l'a jetée à terre et l'a étranglée — ou étouffée. Le dépeçage a été pratiqué avec un couteau extrêmement, tranchant ou un rasoir.
Voilà la scène du crime, telle que l'autopsie permet maintenant de la reconstituer.
Il est établi, en outre, que la mort se situe dans les deux heures qui ont suivi le déjeuner de l'enfant.
Les matières alimentaires trouvées dans l'estomac ne laissent aucun doute à cet égard.
Les pistes
Elles sont nombreuses, mais peuvent, se diviser en deux catégories bien distinctes.
Tout d'abord celles qui, prenant pour point de départ le mot du docteur Paul « C'est du travail artistement fait », auquel un inspecteur, plein d'expérience, répondit «Oui. C'est un crime de carabin ou de garçon boucher » s'aiguillent vers ces deux professions, et principalement vers la dernière.
Les autres partent de ce fait que les « dessous » du cinéma Madelon ne pouvaient être connus que par des gens ayant travaillé dans l'établissement, ou des amis de ceux-ci. Les recherches, ici, sont donc circonscrites dans un champ assez restreint. De ce côté-là aussi, la police travaille activement. Elle a recueilli les témoignages de tout le personnel en fonctions et va étendre ses investigations sur tous les employés anciens du cinéma.
Nous croyons savoir, notamment, qu'elle fait rechercher un ex-opérateur, jeune homme de seize ans, actuellement à la campagne, mais qui, paraît-il, fut aperçu à Paris — où habite sa famille — quelques jours après la disparition de la petite Barbala.
Un employé de boucherie dit aussi que c'est un boucher qui a dû faire le coup
Quand, en compagnie des magistrats, M, Oudin vingt jeudi matin reconnaître les restes de la petite Barbala, son beau-frère, M. Dépouille et un de ses amis, M. Doucet, employé dans une boucherie des Halles, l'accompagnaient.
Nous avons pu joindre hier, à son domicile, 6, boulevard Kellermann. M. Doucet, qui nous a fait part de ses impressions.
La petite Suzanne était une enfant très intelligente, très docile et très sérieuse aussi je fus très surpris quand j'appris sa disparition c'était à mon retour de la campagne où j'étais allé passer mes vacances.
M. Oudin, très inquiet de cette disparition, s'était, les jours suivants, employé à la recherche des personnes qui auraient pu apercevoir la petite Suzanne. C'est ainsi qu'il se présenta chez le mandataire des Halles où je suis employé comme vendeur en boucherie. On lui répondit que j'étais en vacances, Il passa alors à mon domicile et fit part à ma femme de la disparition de Suzanne, en lui demandant si elle ne l'avait pas vue. Ma femme ne put lui donner qu'une réponse négative.
J'avais signalé la disparition de la petite à un certain nombre de personnes du quartier. C'est l'une d'elles, un ami, M. B. boucher, dont chaque jeudi et chaque dimanche l’étal est établi au marché découvert de la porte d’Italie, qui me fit part, jeudi matin, de la découverte du cadavre. Ne sachant pas si mon ami Oudin avait été prévenu, j'aillai pour le lui apprendre, quand je l'aperçus, en compagnie de son beau-frère et des inspecteurs, se rendant au cinéma de l'avenue d'Italie. Il me demanda de l'accompagner dans sa funèbre mission.
Comme lui, je vis, au fond du réduit obscur, les huit morceaux de la pauvre petite. J'ai remarqué qu'ils étaient soigneusement alignés, les jambes bien postées le long du mur, la tête à côté, la face tournée vers le sol, et le tronc appuyé sur eux comme pour les soutenir. Celle disposition, à mon avis, n'avait en être exécutée que par un familier du cinéma, ne craignant pas d’être dérangé dans sa lugubre besogne.
D'autre part, comme je l'ai fait remarquer au brigadier-chef, M. Rousselet, le découpage du corps avait été pratiqué par un individu opérant avec une grande sûreté, un boucher sans doute.
Le faux détective
Parmi les pistes qui ne rentrent dans aucune des deux catégories que nous venons de citer figure celle d'un nommé Verdier, titulaire de sept condamnations, qui est au moins un escroc.
Cet individu, qui a une trentaine d'années et habite en face du cinéma Madelon, se présenta chez les parents de la petite Barbala dans la semaine qui suivit la disparition.
Il se prétendait détective américain et se, faisait fort de retrouver l'enfant dans les quarante-huit heures.
Mme Barbala, qui aurait donné ses yeux pour embrasser sa Suzanne, lui remit 1.000 francs. Bien entendu, la malheureuse mère ne devait jamais revoir ni le détective, ni son argent.
La mère de ce Verdier ignore actuellement où est son fils. Il est considéré, dans la famille, comme un déséquilibré.
Les rumeurs et une plainte
Ce crime odieux a vivement ému l'opinion. Les témoins affluent dont la bonne volonté est évidente, sinon l'intérêt.
Il ne faut pas les décourager, au contraire, nous dit M. Guillaume, directeur par intérim de la police judiciaire. Sur mille à côté, peut-être en sera- un qui nous mettra sur la voie. Que tous ceux qui croient pouvoir nous aider viennent 36, quai des Orfèvres, ils y seront bien reçus.
Un de ces témoins a déclaré que, dans les premiers jours du mois, il avait remarqué, aux abords du cinéma, un individu porteur d'une valise à soufflet, qui lui parut lourdement chargée.
La valise contenait-elle le corps mis en morceaux de Suzanne Barbala ? C'est une hypothèse plausible contre laquelle, priori, ne s'élève pas le docteur Paul. Le médecin légiste constate, en effet, que- les chairs ne semblent pas avoir été comprimées comme elles en donneraient l'impression si les tristes restes avaient été transportés dans un paquet fortement ficelé. Aussi M. Guillaume fait-il rechercher l'homme à la valise.
Une habitante du quartier assurait .hier matin, en voyant dans le Petit Parisien le portrait de Suzanne Barbala, qu'elle avait rencontré l'enfant, donnant la main un monsieur, avenue d'Italie, un peu après la pharmacie Clémençon. Un fait personnel lui permet d'affirmer que c'était bien le vendredi 1er septembre vers 2 heures.
Enfin, une dame R... habitant rue de la Roquette, a prévenu la police judiciaire des faits suivant, qui — coïncidence troublante — se sont passés dans le quartier du draye.
C'était le lundi 4 septembre, c'est-à-dire trois jours après la disparition de la petite Barbala. Je revenais du cimetière parisien d'Ivry avec ma petite sœur, âgée de 9 ans, grande et forte pour son âge. Nous attendions le tramway à la station située près de la porte de la nécropole. Il était environ cinq heures.
À ce moment, un individu, d'une quarantaine d'années, s 'approcha de nous. Il était grand et avait le visage, très rouge, barré par une forte moustache rousse, Ses yeux étaient gris-bleu, Je les reconnaîtrais entre mille, ces yeux-là. monsieur ! Des yeux de sadique, de fou ! L’homme portait un chapeau melon noir et un veston marron. Il s'approcha de ma petite sœur et, malgré ma présence, lui caressa longuement Ses cheveux. Je le regardai fixement, indignée. Mais l'inconnu, sans vouloir comprendre, continue son manège. Il cherchait visiblement l'attirer en la caressant toujours.
— Viens, ma chérie, disait-il.
Alors, je l'apostrophai.
— Laissez ma sœur tranquille, m’écriai-je, cessez vos manières
Mais le tramway venait d'arriver à la station. Nous montâmes dans le véhicule, l’inconnu aussi et il se tint toujours à coté de ma petite sœur sur la plate-forme centrale. Alors je pris place sur la plate-forme arrière, où deux terrassiers se trouvaient déjà. L'individu n'insista pas.
Il descendit place d'Italie et disparut. Je frémis encore en pensant à cette scène.
Autour d'une boîte à ordures…
Revenons, après toutes ces hypothèses et l’évocation de souvenirs plus ou moins confus, sur le lieu, sinon du crime, du moins où il a été découvert.
Le directeur du cinéma, M. Thiéry, nous faisait part, hier soir, d'un de ses étonnements :
Voyez cette vieille caisse à ordures, il y a une quinzaine de jours j'en avais acheté une toute neuve en disant au balayeur de jeter l'ancienne.
Or, un a retrouvé la vieille caisse dans le réduit Qui l'a mise là ? je l'ignore. Mais si c’est mon employé, je m'étonne qu'il n'ait pas senti l’odeur du cadavre. Il faut qu’il ait le nez encore plus bouché que moi.
Dans quel but a-t-on déposé la vieille boite il cet endroit? Mystère, Est-ce Gaston Philippot ? Nous n'avons pu le savoir, le jeune homme étant parti pour quelques jours déposer une couronne sur la tombe de son père, mort au front.
Ajoutons que, dans la soirée, M. Guillaume est revenu au cinéma avec le fidèle brigadier Rousselet. Il a longuement regardé si l'on pouvait s'introduire dans le local sans passer par la porte.
Ce n'est pas impossible. De la cour du 172 notamment, avec une échelle, on y arriverait aisément. Mais il faudrait passer sur un toit, sous lequel habite un gardien de la paix, qui nous affirme avoir le sommeil léger.
En venant déposer, dans un même local, fous les débris du corps de son innocente victime, à quel mobile pouvait donc, obéir le sinistre boucher ? Espérait-il faire disparaître toute trace de son horrible forfait, en emportant un à un les pauvres petits membres, rangés là, pour les jeter ailleurs… à la Seine, peut-être ?...
Mais il, n'a pas osé !... et ce sera là sa perte, souhaitons-le !...
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