Le Cabaret des Peupliers
J.K. Huysmans — Croquis parisiens — 1880
Le plaine s’étend, aride et morne. Les grandes cultures des orties et des chardons la couvrent, rompues, çà et là, par les mares séchées de la Bièvre morte.
Le bout d’un étang scintille, à gauche, au soleil comme un éclat de verre, le reste moisit, glacé de vert pistache par les lentilles d’eau.
Au loin, une ou deux cabanes branlantes avec des matelas pendus aux fenêtres et des fleurs plantées dans des boîtes au lait et dans de vieilles marmites ; des arbres aux sèves affaiblies siègent à d’inégales distances, montrant comme des mendiants leurs bras paralysés, hochant des têtes qui bégaient dans le vent, courbant des troncs, chétivement nourris par la lésine d’un incurable sol.
Le long de cette plaine, à droite, la rivière coule en un mince ruban, bordant la route qui s’engage sous une arche de pont jusqu’à la poterne ouverte dans les remparts. Des cultures maraîchères verdoient par places dans une terre moins pauvre, huit vigoureux peupliers éventent une maisonnette dont les murs se dressent, mettant les jolies taches de leur crépi rose sous la guipure jaune et verte des feuilles. On lit, en haut, près du toit, cette inscription : « Débit de vins » et devant cette coquetterie de couleurs, devant ces tonnelles qui se penchent sur l’eau, l’on songe involontairement au plaisant décor des auberges de théâtre ; malgré soi, l’on songe aussi à une salle poudrée de grès, à une armoire de noyer, ornée de ferrures, de pichets d’étain, de vaisselles à coqs et à fleurs ; l’on se dit qu’il serait bon de boire sur un coin de table le petit vin suret, de couper une vaste miche dans le pain rond de ménage, de manger, tout en l’arrosant d’amples rasades, de solides omelettes, persillées de petite ciboule ou bardées de lard.
Puis on s’approche, on franchit l’immobile rivière sur une passerelle, et alors ce cabaret si pimpant et si bonhomme s’assombrit comme un repaire, comme un coupe-gorge.
Le sourire de ses murs roses a fui ; une vieillesse hâtive et ignoble a voûté les chevrons et courbé le toit. Le teint éraillé est d’un rouge atroce. On pense immédiatement devant cette cahute à une épouvantable pierreuse qui détrousse et surine dès que la nuit tombe.
Des tatouages de peinture noire apparaissent sous l’horrible épiderme du plâtre meurtri, des lettres mangées par le passage des saisons, faisant des mots intelligibles encore : « Lapins sautés, bières et vins, au rendez-vous des peupliers. » — Un silence inquiétant plane au-dessus du bouge, les vieux réverbères à poulies qui pendent le long de la route prennent des allures lugubres et louches ; l’on frissonne à l’idée qu’on pourrait se trouver attardé là, tout seul, un soir.
Assis sous une tonnelle, devant une table bâtie avec une planche posée sur quatre lattes, vous voyez, après des appels furieux, une servante poindre au bout de l’allée, le ventre en avant, la tête embobinée de linge, les yeux caves, les joues vides et tachées de son.
Elle apporte, après avoir consulté la patronne qui hésite, défiante, craignant la rousse, des verres massifs gardant encore des places mal essuyées de bouches. Elle verse le pissat d’âne fabriqué dans cette immense bâtisse qui s’élève au-dessus de la plaine, la brasserie de l’ancienne barrière Blanche et l’on découvre, si l’on suit le regard de cette fille, au travers des feuilles, dans un bosquet voisin, un ouvrier qui dort, la chemise de percale ouverte au cou et bouffant de la culotte serrée à la taille par une ceinture de cuir. Il se retourne sacrant après les mouches et un hideux côté de visage se montre, barbouillé comme les murs du bouge d’une large tache de lie de vin et de sang.
Aucune carriole et aucun haquet ne passent, troublant le repos de la ruelle déserte ; le roulement du chemin de fer retentit, seul, par instants ; des flocons de vapeurs blanches s’envolent et viennent nicher dans le plafond de la tonnelle, un coq claironne, agitant son rouge cimier, brandissant le panache de sa queue, plumée de vert bouteille et d’or, une troupe de canards se précipite avec d’affreux couins-couins dans la Bièvre qui se réveille et souffle son haleine de purin gâté ; alors si, vous tournant vers les remparts, vous contemplez l’horizon rayé par la voie de ceinture, d’inconsolantes et de salutaires pensées vous viennent.
En haut, tout en haut, couvrant le ciel, Bicêtre dresse sa masse énorme, dominant tout Paris comme une menace, rappelant aux factices énergies de nos sens surmenés, aux dépenses inconsidérées de nos cervelles, aux douleurs de nos amitiés et de nos ambitions déçues, la fin désastreuse qui les attend.
Bouée formidable et grandiose, signalant les brisants de la ville, Bicêtre complète cette désolante image de la vie, qu’évoque déjà en nous la Bièvre, si joyeuse et si bleue à Buc, plus malingre, plus noire à mesure qu’elle s’avance, épuisée par les constants labeurs qu’on lui inflige, impotente et putride alors qu’ayant terminé sa lourde tâche, elle tombe, exténuée, dans l’égout qui l’aspire d’un trait et va la recracher au loin, dans un coin perdu de Seine.
Bals de Paris, bals de barrière, cabarets, bouges et assommoirs
De par sa position géographique, le 13e arrondissement était une terre propice au développement à son voisinnage des établissements vendant des produits soumis à l'octroi. La naissance du secteur des Deux-moulins tient là son origine. Marchands de vins, salles de bal et autres s'installèrent face à Paris avant de devenir parisiens en 1860. Après la sociologie propre au 13e arrondissement a fait le reste.
Promenade à tous les bals publics de Paris, barrières et guinguettes de cette capitale (1830)
Physiologie des barrières et des musiciens de Paris par E. Destouches (1842)
Paris qui danse par Louis Bloch et Sagari (1889).
Les articles de L'Égalité (1889-1891)
Durant sa courte existence, l'éphémère quotidien socialiste L'Égalité (958 numéros entre février 1889 et octobre 1891) s'intéressa à plusieurs reprises aux bals publics de Paris et aux débits de boissons. Il republia des séries d'articles (qui y reprenait, parfois avec moins de détails des textes parus en 1885 et 1886) sous les signatures d'Emmanuel Patrick et d'Auguste Lagarde (en fait Louis-Auguste Lagarde, décédé en 1890, qui utilisait ces pseudonymes), qui entrainèrent les lecteur dans tous les coins de Paris y compris les plus infâmes du 13e arrondissement.
Les bals de Paris par Emmanuel Patrick
"Les bals publics de Paris se divisent en deux-catégories : les bals proprement dits avec orchestre, et les musettes, où il n'y a pas d'orchestre. Mais par suite de l'extension arbitraire donnée au mot musette on comprend sous cette dénomination tous les petits bals n'ayant qu'un instrument de musique, violon, harpe ou piano. Ceux même qui ont à la fois un violon et un autre instrument sont rangés également parmi les musettes ; — cette classification est absurde, mais elle est généralement adoptée, à cause peut-être de sa flagrante absurdité.
Comme nous faisons une monographie des bals et que nous n'avons pas la secrète ambition de réformer le langage, ce qui d'ailleurs serait une entreprise au-dessus de nos moyens, nous allons adopter tranquillement la classification idiote dont on se sert partout, c'est-à-dire que les petits bals de marchands de vins, qu'ils aient un violon ou un orgue de Barbarie, seront appelés musettes. Voilà le lecteur averti."
Louis-Auguste Lagarde
- Le bal du Siècle - L'Égalité — 4 juin 1889
- Le bal Giraldon - L'Égalité — 4 juin 1889
- Les bals-musettes - L'Égalité — 12 juin 1889
Cabarets, bouges et assommoirs par Auguste Lagarde
Cabarets modernes ayant cessé d’exister
Cabarets existant
- L’Assommoir des Deux-Moulins - L'Égalité — 16 janvier 1891
- Le Bois tordu du boulevard de la Gare / Les Deux Moulins du boulevard de l’Hôpital - L'Égalité — 17-18 janvier 1891
Les bals de Paris - Deuxième partie par Auguste Lagarde
Bals disparus
- Avant-propos - L'Égalité — 12 mars 1891
- Le bal Figeac, 93 boulevard de la Gare - L'Égalité — 23 avril 1891
Autres lieux
Le cabaret de la Mère Marie, barrière des Deux-Moulins
- Le cabaret de la mère Marie vu par Alfred Delvau (1859, version courte)
- Le cabaret de la mère Marie vu par Alfred Delvau (1860, version longue)
- Le cabaret de la mère Marie vue par La Chronique illustrée (1869)
- Le cabaret de la mère Marie vu par Charles Virmaître (1887)
La Belle Moissonneuse
Le bal de la Belle Moissonneuse, fondé en 1823, était installé 31 rue Nationale (ancienne numérotation).
Et encore...
- Le cabaret du Pot-d'étain (1864)
- Un bal anonyme aux Deux-Moulins - Maxime du Camp (1875)
- Le cabaret des Peupliers - J.-K. Huysmans (1880)
D'autres établissements du 13e arrondissement eurent des renommées furtives ne consistant qu'à les citer sans entrer dans les détails. Si d'aventure, des éléments d'information étaient découverts, nul doute qu'ils auraient alors leur page. C'était le cas pour :
- Le bal des Fleurs ;
- Le bal Arnold dit le "bal des Boches", fermé en 1886, 161 boulevard de la Gare ;
- Le bal Péru ;
- Le bal des Troubadours, 73 boulevard d'Italie (Auguste-Blanqui) ;
- Le bal Bern, 127 boulevard d'Italie (Auguste-Blanqui).
Le bal du Progrès, 36 boulevard de l'Hôpital, souvent rattaché au 13e arrondissement, était en fait dans le 5e.
Les textes de Huysmans présents sur paris-treizieme.fr
- La rue du Pot-au-Lait dans "Le drageoir aux épices" (1874)
- Le cabaret des peupliers dans "Croquis parisiens" (1880)
- La Bièvre dans "Croquis parisiens" (1880)
- La Bièvre (1886)
- Les Gobelins (Extrait de "La Bièvre, Les Gobelins, Saint-Séverin" - édition de 1901)
- La chapelle de la Sainte Agonie dans "En route" (1895)
- Les Gobelins (extrait de "De tout" - 1902) (à venir)
Sur Huysmans
Michel de Lézinier
- Avec Huysmans : promenades et souvenirs (1928) - Chapitre VI
- Avec Huysmans : promenades et souvenirs (1928) - Chapitre IX (à venir)