La vieillesse de Monsieur Lecoq
Fortuné du Boisgobey
Première partie
M. Lecoq se dérobe
IV
Le quai Conti est le plus gai de tous les quais de Paris, les maisons qui s'élèvent entre la Monnaie et l'institut sont les plus gaies du quai Conti, et ces maisons privilégiées n'ont assurément pas de locataire plus gai et plus heureux que M. Lecoq de Gentilly.
Le porteur de ces deux noms assez mal assortis est un vieillard très vert, qui paie fort exactement le terme du joli appartement qu'il occupe au troisième étage sur le devant et qui passe pour posséder de bonnes rentes. C'est le plus doux, le plus aimable et le plus obligeant des citoyens de ce quartier, où il s’est fixé depuis neuf ans. C'est aussi le plus régulier dans ses habitudes. Il déjeune, il sort, il se promène, il rentre, il dine et il se couche à des heures invariables.
À midi sonnant, on le rencontre bouquinant sur les parapets du pont des Arts au pont Royal ; quarante minutes après, on le voit jetant du pain aux moineaux des Tuileries, qui le connaissent et qui viennent se percher familièrement sur son épaule. Le reste de l'après-midi, il pêche à la ligne sous la première arche du pont de la Concorde.
Le dimanche seulement il modifie le programme de ces divertissements.
Son fils vient déjeuner chez lui et l'emmène ensuite passer la journée et diner à la campagne chez des amis. Car M. Lecoq de Gentilly a un fils, un beau jeune homme de vingt-huit ans, qu'il aime tendrement, quoiqu'il ne le voie qu’une fois par semaine.
Ce fils a son diplôme de docteur en droit, et on dit qu'il songe à acheter l'étude du notaire dont il est le premier clerc. Le père ne sera point embarrassé pour la payer, car vingt années d'économies l'ont fait riche, et de plus il a su ménager à son unique héritier un très beau mariage qui va bientôt se conclure.
Il jouit donc de la considération, de l'estime et de la sympathie de son propriétaire, de ses voisins et de ses
fournisseurs, quoique personne ne sache au juste ce qu'il a l'ait, autrefois, ni comment il a gagné sa fortune. On
s'est bien occupé un peu de rechercher son origine, on s'est enquis de son passé, dans les premiers temps, quand il
est venu demeurer sur le quai Conti, arrivant, disait-il, de la province. On a même quelque peu plaisanté le nom à
particule dont il se décorait : on a prétendu que M. Lecoq était tout simplement né à Gentilly, sous Paris, et que,
comme tant d'autres, il s'était créé, sans l'autorisation du garde des sceaux, seigneur de son village. Mais ces
propos malins avaient cessé peu à peu, le nouveau venu ayant gagné tous les cœurs, y compris celui de sa portière,
qui ne l'appelait plus que M. de Gentilly.
Ce n’était pas qu'il y tint, ni qu’il se vantât d'être noble. Il
affectait, au contraire, la simplicité la plus bourgeoise, donnant des tapes sur la joue et des gâteaux à tous les
bambins du quartier, causant avec les boutiquiers sur le pas de leur porte et, ne dédaignant pas de s'informer de
l'état de leur commerce. Aussi était-il beaucoup plus au courant des affaires de ses concitoyens qu'ils ne l’étaient
des siennes, mais il n'usait des renseignements qu'il recueillait que pour faire du bien. On racontait dans le,
voisinage que plus d'un négociant gêné, et cachant sa gêne, avait pu, grâce- à un prêt offert par lui en temps
opportun, éviter la faillite ; on citait deux ou trois familles dont il avait su deviner et guérir les plaies
secrètes.
Il passait pour une Providence. Les commères le comparaient à l'homme au petit manteau bleu. Un sous-bibliothécaire de la Mazarine, qui avait eu l'occasion de constater l'étonnante précision avec laquelle il intervenait pour sauver les gens, le comparait au Solitaire de M. d'Arlineourt, qui voit tout, qui sait tout, disait une vieille romance du temps de la Restauration.
Le bonhomme, en effet, savait beaucoup de choses, car sa personnalité d'emprunt couvrait celle du plus étonnant policier de notre époque. M. Lecoq de Gentilly n'était autre que le fameux M. Lecoq, celui dont tes exploits racontés par un éminent et regretté romancier ont charmé tant de lecteurs.
Il n'avait point voulu renoncer à son vrai nom, car il n'en rougissait pas ; seulement, il l'avait allongé, un
peu pour le faire oublier, beaucoup pour aider à rétablissement de son fils, qu'il voulait voir prendre rang dans
une bourgeoisie où on ne dédaigne pas des apparences nobiliaires.
Du reste, sa fortune n'était pas de fantaisie,
comme son de ; il ne la devait qu'à lui-même, et il ne l'avait point acquise par des moyens inavouables.
Il était entré dans la vie avec un patrimoine modeste, mais bien supérieur à ses besoins, et il n'avait fait de la police que par vocation.
Plus tard, après les éclatants succès (qui l’avaient mis en évidence, M. Lecoq s'était trouvé, par la force des choses, et presque malgré lui, en passe de gagner énormément d'argent. Toutes les fois qu'on commettait, en France ou même à l'étranger, un vol d'une importance capitale, quand un caissier se sauvait emportant des sommes considérables, Lecoq était consulté, sollicité d'entreprendre la recherche des coupables, et accablé d'offres de récompenses considérables. En un mot, il ne se dérobait pas un million en Europe sans que M. Lecoq fut chargé de courir après ce million, et comme il le rattrapait presque toujours, ce roi des policiers touchait un tant pour cent qui dépassait de beaucoup le revenu des meilleurs placements industriels ou commerciaux.
On s'enrichit vite à ce métier au temps où nous vivons, car les financiers de nos jours déménagent volontiers à l'improviste, et M. Lecoq, étant devenu le médecin attitré de cette maladie chronique qui sévit sur les manieurs d'argent, devait forcément tirer de grands profils d'une si nombreuse et si productive clientèle.
Donc, il était riche, solidement riche, et il n'eut tenu qu'à lui de l'être davantage, mais il se contentait de
jouir de son avoir en philosophe, et il ne cherchait plus à l'augmenter. Au contraire tous ses efforts tendaient à
se faire oublier, à revêtir d'une peau neuve le M. Lecoq d'autrefois et à lui substituer un bourgeois réglé comme
une horloge, lisant le récit des crimes dans la Gazette des Tribunaux, criant contre les abus du pouvoir et
votant avec le centre gauche.
Ce n'était pas précisément par goût que le bonhomme jouait ce rôle effacé, car il
avait toujours la passion des découvertes, et ses yeux brillaient encore quand on lui parlait d'un de ces problèmes
judiciaires qui passionnent tout Paris pendant un mois. Il s'amusait quelquefois à refaire l'instruction dans son
cabinet, et il se frottait les mains quand il croyait avoir découvert un indice, un joint, comme il disait, que la
police n'avait pas vu, ou dont elle n'avait pas su tirer parti.
Mais M. Lecoq avait un fils, et ce fils c'était sa joie, c'était son espoir, c'était sa vie. Comment et de qui était né ce fils qu'il élevait soigneusement depuis que Dieu le lui avait donné. Les anciens de la préfecture n'avaient jamais connu madame Lecoq, mais les électeurs du quartier de la Monnaie croyaient fermement que leur respectable concitoyen du quai Conti était veuf.
Quoi qu'il en fût, le jeune homme, qui s'appelait Louis et qui mettait sur ses cartes de visite Louis L. de Gentilly, était devenu un fort beau et fort élégant garçon, grand, brun, distingué de façons et de tournure, intelligent, instruit et même aimable, quoiqu'il eût dans le caractère un fond de mélancolie. Ses amis rappelaient volontiers « le beau ténébreux. »
Il avait fait sa première éducation en Angleterre, sa seconde en Allemagne, son droit et son stage à Paris. Il
parlait trois langues, et il avait trois fois plus d'instruction et de sagesse qu'il n'en tant pour faire un parfait
notaire. Trop de sagesse même, car son père, qui lui laissait pleine liberté, aurait souhaité qu'il jetât ses
gourmes avant de franchir la porte solennelle du mariage.
Louis, retenu toute la semaine à son étude, consacrait
ses jours de congé à son père, et le matin d'un dimanche de ce rigoureux hiver qui vit naître et grandir l’Affaire
de la rue du Champ-de-l’Alouette, il achevait, en tête-à-tête avec M. Lecoq, un fin déjeuner préparé
par les soins d'une cuisinière émérite. M. Lecoq était gourmand et chez lui les repas étaient toujours fins. En
dégustant son café, il s'aperçut que son fils avait l'air encore moins gai que de coutume, et il lui dit en riant :
— Qu'as-tu donc aujourd'hui, mon garçon ? Tu es sombre et rêveur comme si tu avais un crime sur la conscience.
— Je suis un peu souffrant, dit vivement le jeune homme. Hier soir, je suis allé faire une visite dans un quartier perdu ; je n'ai pas trouvé de voiture. Il m'a fallu marcher dans la neige pendant une heure et j'ai pris froid.
— Serais-tu sérieusement malade, mon enfant ? demanda le père, dont la sollicitude s'éveillait déjà. Veux-tu que je te fasse faire un lit ici et que j'envoie chercher un médecin ?
— Non, non, balbutia Louis Lecoq en passant la main sur son front, ce ne sera rien. Je crois même que l'air me fera du bien.
— Bon ! je devine, dit M. Lecoq avec un sourire, tu auras fait hier tes adieux à la vie de garçon. Quand on se marie dans un mois, c'est bien naturel. Oh ! je ne te demande pas d'explication, ajouta-t-il en voyant que son fils ouvrait la bouche pour se justifier. Il suffit que tu sois en état de venir diner avec moi, à Boulogne chez Mme Lecomte, et de faire ta cour à Mlle Thérèse.
Louis allait sans doute répondre qu'il n'avait pas de plus vit désir, quand Gertrude, la vieille gouvernante, entra et vint dire quelques mots à l'oreille de son maitre.
— Il prend bien mal son temps, grommela M. Lecoq ; pourtant, je ne puis guère me dispenser de le recevoir. Attends-moi ici, mon cher Louis. J'en ai tout au plus pour un quart d'heure. Il y a de bons cigares dans le troisième tiroir du petit meuble de Boule. Allumes-en un, ça te fera oublier ta promenade dans la neige.