Dans la presse...

 Jeanne d'Arc et sa lèpre

Jeanne d'Arc et sa lèpre

par Lucien Descaves

Le Journal — 13 mai 1939

Il faut le dire tout de suite, cette lèpre que je dénonce est bien plus, à la vérité, une tache sur la Ville de Paris que sur le nom vénéré de Jeanne d'Arc.

Il y a longtemps que je m'en étais avisé, mais j'espérais toujours qu'une édilité vigilante finirait par la faire disparaître, à l'avant-veille, voire même à la veille des fêtes annuelles en l'honneur de l'héroïne française cinq fois centenaire. Et je suis, cette fois encore, déçu, navré.

Depuis un mois et davantage, je lisais chaque matin, dans un journal, que l'ignoble cité Jeanne-d'Arc, pour commencer, allait être enfin démolie ; qu'on attendait la pioche, la pelle et le tombereau, d'une heure à l'autre, dans ce malheureux quartier de la Gare qui ne méritait pas qu'on s'obstinât à laisser debout en plein Paris, et lorsque les bras manquent de travaux, une horreur pareille ! Ces jours derniers encore, sur la foi d'un informateur affirmatif, je me précipitai pour être là lorsque l'entrepreneur donnerait le signal de l'assaut. Et derrière des palissades, le chantier était désert : les rats eux-mêmes dégoûtés, semblaient en avoir fui avec les derniers indigents expulsés.

Allons, me dis-je, ce n'est pas encore pour cette fois ! Après Orléans, Paris, dimanche prochain, aura sa fête nationale pour l'entretien du culte de Jeanne d'Arc, et la partie du treizième arrondissement qui est, bien plus que le quartier de la Gare, le quartier Jeanne-d'Arc, continuera de porter au flanc cette plaie, qui n'est pas, d'ailleurs, la seule, le long de la rue portant le nom de la sainte fille dont la légende dorée est pour moi l'œuvre de Michelet.

J'ai souvent parcouru en voisin cette rue que Jeanne d'Arc a baptisée, il y a soixante-quinze ans, à l'époque de l'annexion de l'ancienne banlieue ; la commune d'Ivry en faisait partie. On paraît avoir voulu que l'enfant des miracles s'y retrouvât pour ainsi dire en famille, des rues adjacentes se décorant des noms de La Hire, Xaintrailles, Patay, Domrémy. À part cela, ce fief n'a pas d'histoire ; Jeanne d'Arc désigne encore une place, mais l'église avoisinante s'appelle Notre-Dame de la Gare, bien qu'elle ait l'air d'un château fort.

Je connais donc parfaitement cette longue rue Jeanne-d'Arc, où sont encore disséminés des masures, des terrains vagues et des cloaques, en dépit des efforts que la municipalité a faits pour l'assainir et la moderniser. Mais est-elle maîtresse chez elle ?

La cité Jeanne d'Arc vue de la rue Jeanne d'Arc

Je me suis aventuré par curiosité à plusieurs reprises dans cette Cour des Miracles verticale qu'était la cité Jeanne-d'Arc, avant qu'on en eût mis les locataires à la porte. Ils y grouillaient dans la vermine et ne gémirent pas moins, les pauvres gens, lorsqu'on les jeta dehors.

Ne pas croire, en effet, que la misère est partout chez elle.

Aux fentes sanieuses des vieux murs, elle s'attache comme le lierre et demeure convaincue qu'elle ne peut tomber qu'avec eux. J'ai gravi des escaliers dont les marches se plaignaient sous mes pas et j'ai parfois, je l'avoue, écouté aux portes derrière lesquelles des voix avinées se provoquaient, où des pleurs de nourrissons n'étaient pas bercés, où quelque chose de louche se tramait. Je redescendais à pas de loup. Lorsqu'une porte s'entrouvrait et qu'une face humaine m'interrogeait, je disais un nom au hasard ; la porte se refermait et je plongeais dans la vase et l'abjection.

Ah ! oui, je la connais, cette cité Jeanne-d'Arc, dont on ne se décide pas à faire disparaître la coque noire et vide !...

Et alors ?

Eh bien, il faut se résigner à voir encore cette ruine, maintenant inhabitée, représenter à Paris le fantôme de Jeanne d'Arc, aux fêtes nationales dont celle-ci est l'objet, dans le moment où l'on a le plus besoin d'être réconforté par le déploiement de sa bannière !

Après Orléans, qui nous a fait entendre l'oratorio d'Honegger, « Jeanne au bûcher », interprété par Ida Rubinstein ; après le Théâtre de Chaillot qui nous redonne demain la « Jeanne » de René Bruyez; après d'autres belles cérémonies dont la date va s'inscrire en lettres d'or sur la soie déployée, que désirais-je, en somme, de réalisable à peu de frais ? Que Paris fît entendre le premier coup de pioche donné dans une ruine infecte, depuis trop longtemps offensante pour la mémoire de la vierge martyre ; et ce coup de pioche, on n'en aura pas perçu le bruit... pour cause.

Il y a à Paris trois statues de Jeanne-d'Arc, l'une qui n'est pas belle, dans son quartier ; la deuxième, équestre, place des Pyramides ; la troisième, enfin, place Saint-Augustin.

Mais la dent cariée, noire et creuse, qui défigure à Paris la pure image de Jeanne, attend toujours le davier qui la fera sauter !


A lire également de Lucien Descaves :

La Bièvre et les écrivains (1922)

Les dernières cités - (Cité Jeanne d'Arc) (1934)

L'oasis et le Cloaque - (Cité Jeanne d'Arc) (1934)

Un square fortifié (jardin des Gobelins) (1938)



A propos de la Cité Jeanne d'Arc

Sur les événements du 1er mai 1934

La fin de la Cité Jeanne d'Arc

Faits divers

Des textes de Lucien Descaves

La cité Jeanne d'Arc dans la littérature

Dans la presse...


Enceinte continue – rive gauche

Cette partie de l’enceinte, beaucoup moins avancée que celle de la rive droite n’aura guère que vingt-huit à trente fronts bastionnés. Elle commence à la dernière maison de la gare d’Ivry et s’en va aboutir à la Seine, un peu au-dessous du pont de Grenelle, vis-à-vis Auteuil. (1841)

Lire la suite


La Ville de Paris osera-t-elle jeter à la rue les locataires du passage Moret ?

La Ville de Paris, qui loue pour rien les luxueux pavillons du Bois de Boulogne aux jouisseurs et aux parasites, veut expulser de malheureux travailleurs de logements peu confortables certes, mais pour lesquels ils paient un lourd loyer. (1927)

...


La Ville de Paris est parvenue à faire expulser les locataires

Les locataires n'étaient pas plutôt dans la rue que des démolisseurs se mettaient à l'ouvrage pour le compte d'un garage Renault qui fait procéder à des agrandissements.
Ainsi les limousines des exploiteurs seront à l'abri et les locataires logeront où et comme ils pourront. (1927)

...


Dans le passage Moret où règne la misère

Que l'on démolisse les taudis, nids à tuberculose qui pullulent dans la « Ville-Lumière », nous n'y trouverons rien redire, au contraire ! Mais que sous prétexte d'assainissement, comme cela s'est produit passage Moret, on expulse, en 21 jours, au profit d'un garage, des malheureux que l’on a finalement « logés » dans des taudis sans nom, c'est un véritable scandale ! (1927)

...


Oasis faubourienne

Tout un coin de Paris est en train de se modifier singulièrement. Huysmans ne reconnaîtrait plus sa Bièvre. Non seulement le ruisseau nauséabond est maintenant couvert depuis bien des années, mais le sinistre passage Moret a presque complètement disparu de la topographie parisienne et, au milieu de cette année, les fameux jardins dont la jouissance était réservée aux tisseurs et dessinateurs de la Manufacture des Gobelins, vergers en friche qui, quelquefois, servaient de dépôt d'ordures aux gens du quartier, auront perdu leur aspect de Paradou abandonné. (1937)

...

Saviez-vous que... ?

Une jeune fille du village d’Ivry avait coutume de faire brouter ses chèvres sur le boulevard de la Glacière, auprès de la rivière des Gobelins. Hier soir, à sept heures, au moment où elle se disposait à regagner son domicile, elle a été accostée par un individu qui, après une assez courte conversation, l’a frappée de quatre coups de couteau. La jeune bergère est morte sur la place, et son assassin a été presque aussitôt arrêté. À neuf heures, le cadavre gisait encore dans un champ, au coin de la rue Croulebarbe, où M. Roger, commissaire de police du quartier, dressait son procès-verbal. C’est ainsi que les lecteurs de la Gazette de France apprirent la mort d’Aimée Millot, le bergère d’Ivry. La vérité impose de dire que l’auteur des faits n’avait pas été immédiatement arrêté.

La rue située entre la rue du Château des Rentiers et la rue Nationale fut dénommée rue Deldroux, en 1888.
Deldroux était un canonnier qui, en 1871, préféra, mourir que de rendre sa pièce.

*
*     *

Dès les années 1880, l'envoûtement de la Bièvre pour des raisons sanitaires était à l'ordre du jour mais on reculait car cela signifait la mise à mort de toutes les industries qui utilisaient l'eau de la Bièvre et faisaient vivre le quartier Saint-Marcel.

*
*     *

Le 26 avril 1939 une distribution de sacs de sable était organisée dans le quartier Croulebarbe par la préfecture de la Seine.

*
*     *

C'est le 22 octobre 1944 que le jardin des Gobelins, encore appelé square des Gobelins depuis son inauguration en mai 1938, prit le nom de square René Le Gall mais contrairement à la légende véhiculée habituellement par le parti communiste, René Le Gall n'est absolument pour rien dans la création de ce jardin qui résulte d'une convention conclue en 1934 entre l'Etat et la ville de Paris, en vue de la réimplantation du mobilier National dans le 13e dont les terrains d'assise situés en bordure de l'avenue Rapp devaient être libérés en vue de l'exposition internationale de 1937.

L'image du jour

Je carrefour de l'avenue des Gobelins avec le boulevard Arago et la station d'autobus.