UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 22

I

Sur les bords de le Marne
(suite)

— Les chevaux sont beaux, d’accord, dit-elle. Mais les hommes avec leurs casquettes et leurs jaquettes aux couleurs criardes ! Peut-on imaginer rien de plus discordant ? Autant vaudrait peindre l’habit d’Arlequin ou l'ara de Mme Potin, notre concierge.

— Et si jolis que soient le bois, de Boulogne et les coteaux de Saint-Cloud, ajouta Férussac, un vrai peintre leur préférera toujours la vraie campagne et le moindre coin de la banlieue parisienne, fût-il, comme celui que je peins maintenant, situé sur les bords de la Bièvre.

— Un bourbier ! dit Marcel Percieux d'un air ironique.

— La Seine, en bien des endroits, n’est pas autre chose, répartit Férussac avec vivacité. Ces bourbiers, qu’on n’est pas obligé de peindre, d’ailleurs, ont le mérite de faire naître sur leurs bords une végétation luxuriante, qui les couvre d’un vrai manteau de verdure et de nourrir des taillis de peupliers et de platanes qui forment au milieu de ces steppes les plus charmantes oasis qu’on puisse imaginer.

— Vous les décrivez si bien, monsieur, dit Marcel, en couvrant de ce compliment le persiflage à peine caché de ses paroles, que je serais tenté de vous croire, si je ne connaissais ces quartiers aussi bien et peut-être mieux que vous.

— M. Percieux habite dans le voisinage, dit Valentine à Férussac, qui paraissait surpris des dernières paroles de Marcel. Ses ancêtres ont même, si je ne me trompe, contribué, pour une bonne part, à transformer en bourbier cette pauvre Bièvre si charmante, paraît-il, avant que messieurs les industriels en fissent le déversoir de toutes sortes d’immondices. Votre père n’était-il pas tanneur, monsieur Percieux ?

— Mon grand-père, mademoiselle, repartit Marcel avec un sourire contraint.

— C’est tout comme.

La Bièvre, en contrebas de la rue Barrault, là où passera la rue Daviel

— Il a même fait construire une assez belle habitation dans une de ces oasis dont parlait tout à l’heure M. Férussac.

— En quel endroit ? demanda curieusement Alexandre.

— Dans le carré que délimitent la rue de Tolbiac du côté des fortifications, et sur ses deux côtés, les rues Barrault et de la Glacière.

 — Mais c’est précisément un des coins de la Bièvre que j’achève de peindre en ce moment, s’écria Férussac.

— Elle est située tout au fond.

— Serait-ce cette charmante habitation qu’on appelle dans le quartier la Maison-Blanche ?

— Précisément, dit Marcel.

— Elle est pittoresque au possible dans son abandon, sous le manteau de plantes grimpantes qui l’envahissent maintenant de toutes parts.

— Elle n'est donc pas habitée ? demanda Valentine.

Marcel, malgré toute son assurance, pâlit légèrement.

Cette question, faite au courant de la conversation, et pour ainsi dire à l’aventure, l’embarrassait plus que les attaques ou les allusions les plus piquantes de la jeune fille.

Il se remit vite, cependant.

— Elle ne l’est plus depuis deux ans et demi, c’est-à-dire depuis l’époque où j’habite l’hôtel du boulevard du Port-Royal. Je l’ai bien mise à louer. Mais on ne trouve pas facilement preneur en ces quartiers lointains, et je n’en suis pas, au fond, très désolé. Il me serait pénible de voir occuper par des étrangers cette maison que mon grand-père, mon père et moi nous avons habitée pendant de longues années.

— En la laissant dégrader par le temps et les plantes grimpantes vous prenez, en effet, le plus sûr moyen d’en écarter les locataires, répartit Valentine avec un sourire ironique.

Marcel pâlit de nouveau ; puis se tournant tout à coup vers Férussac :

— Est-ce que la Maison-Blanche se trouve dans votre tableau ? lui demanda-t-il avec vivacité.

— On l’aperçoit tout au fond, d’une manière assez vague, dans une échappée pleine de brume et d’ombre.

— N’importe, dit Marcel, je vous l’achète, monsieur Férussac.

— Il est vendu, répondit le jeune peintre d’un ton sec et froid.

Valentine, voyant Marcel rougir et faire un geste irrité, intervint.

S’adressant à son frère, qui s’agitait d’un air impatient et ennuyé sur le banc :

— Qu’as-tu donc, jeune Tonkinois ? demanda-t-elle en souriant. On dirait que la terre te brûle les pieds.

— J’ai, dit Alexandre, une envie folle de faire une promenade en canot. Voilà que le soleil se couche. On sera délicieusement sur la Marne dans une demi-heure, tandis qu’on étouffe ici.

— Va pour une partie de canot, repartit joyeusement Valentine. En êtes-vous, monsieur Férussac ?

— Certainement, dit le jeune peintre avec, une vivacité qui fit sourire Alexandre.

— Si j’avais pu prévoir que vous eussiez ce désir, mademoiselle, dit Marcel en s’inclinant d’un air aimable devant Valentine, j’aurais fait venir en Marne mon yacht qui se trouve maintenant à Saint-Germain.

— Votre yacht ! s'écria Valentine, en partant d’un éclat de rire. Pour nous faire asseoir à la poupe, ma sœur et moi, couronnées de fleurs comme des Amphitrites ? Gardez-vous-en, pour l’amour de Dieu ! Vous nous rendriez la fable de tout le pays. On a des goûts plus simples, ici, et le canot d’Alexandre est bien plus amusant.

Elle s’était levée tout en pariant, et dirigée du côté de sa mère, entraînant Mélanie, sa jeune sœur.

— Vous ne venez pas ? dit-elle à Marcel.

Et elle donna à cette question indirecte le ton si manifeste d'une invitation à ne pas la suivre, qu’il n’osa passer outre et s'inclina d'un air contrit.

— Je vous prie de m'excuser, mademoiselle. Je suis attendu ce soir à mon cercle.

— Oh ! nous serions désolés de vous retenir ! s’écria joyeusement Valentine.

Et sans lui donner le temps de répliquer, elle courut vers Mme de Lasséran.

— Mère, dit-elle, nous allions faire un tour sur la Marne avec Alexandre et. M. Férussac.

— Vous ne rentrerez pas trop, tard ? repartit Mme de Lasséran.

—  Non, mère. À dix heures, heure militaire, je vous le promets.

Un instant après les quatre jeunes gens descendaient d'un pas rapide, par des sentiers connus, les pentes qui conduisent à la Marne, et vingt minutes plus tard, le canot les emportait sous les buissons qui bordent la rivière.

Alexandre avait pris les rames, Valentine le gouvernail, et devant elle Ferrussac s’était assis â côté de Mélanie.

Pendant quelques minutes, ils restèrent, silencieux, comme dominés par le charme de cette promenade dans les ombres du crépuscule, encore dorées de lumière par les reflets du soleil.

Puis Mélanie ayant exprimé, le désir, auquel son frère acquiesça de bonne grâce, de prendre une des rames, Valentine profita de ce moment pour se rapprocher de Férussac, demeuré seul en face d’elle.

— Comment trouvez-vous ce Marcel Percieux ? lui demanda-t-elle à demi-voix.

Avant de répondre, Férussac la regarda dans les yeux.

— C’est votre avis franc et sans détours, que je vous demande, reprit la jeune fille.

— Puisque vous voulez le savoir, repartit Férussac en souriant, il me déplait fort.

— A moi, il me fait horreur. Il a une des figures les plus antipathiques que j'aie jamais vues, et je ne voudrais pas pour beaucoup, le rencontrer le soir au coin d’un bois.

Férussac sourit.

— Je ne crois pas cependant, dit-il, qu’il pousse la noirceur jusqu’à l’assassinat.

— Il y a plusieurs manière de tuer les gens, répartit Valentine d’un ton sérieux. Il voudrait m’épouser

— Je ne suis pas à m’en apercevoir, répartit Férussac, et c’est même la raison principale pour laquelle il me déplait si fort, sans cela, il me serait, je crois, très indifférent.

— Il est plus dangereux que vous ne semblez le croire. Sa grande fortune, ses belles relations l’ont déjà fait bien venir prés de mon père, auquel il est chaudement recommandé par M. Tellier, un haut employé du ministère qui nous l’a présenté.

Le front de Férussac se rembrunit.

— Vous croyez, dit-il, que monsieur votre père...

Valentine l'interrompit.

— Mon père ne reviendra pas-sur la promesse qu’il m'a faite d'attendre que vous soyez en situation de lui demander ma main. Mais il ne serait pas fâché peut-être d’en être dégagé par certaines circonstances trop faciles à pressentir, et ces circonstances, M. Marcel Percieux travaille de toutes ses forces à les faire naître. C’est â vous qu’il s’attaque.

— A moi ! dit Férussac étonné. En quoi peut-il me nuire ?

— Avez-vous reçu du ministère des Beaux-Arts la commande qu’on vous avait fait espérer ?

 — Non, pas encore.

 — Eh bien ! mon pauvre ami, il faut en faire votre deuil, elle ne vous sera pas donnée.

Férussac pâlit légèrement ; puis, redressant la tête avec fierté :

—Je saurai, s’il le faut, m'en passer, dit-il d’un ton résolu... Quelqu'un m’a desservi sans doute, dans les bureaux ?

— Ce quelqu’un, c’est M. Marcel Percieux.

— Vous en êtes sûre ?

— Je le tiens.de ma mère, à qui, notre cousin, M. de Préfontaines, qui a, vous le savez, d'excellentes et très sûres relations au ministère, la dit confidentiellement.

— C’est bon à savoir, dit Férussac.

Et il ajouta, tandis qu’une flamme de colère et de menace brillait dans ses yeux :

—Il ne recommencera pas ; j’y mettrai bon ordre.

— Eugène, dit-elle, je ne veux pas que vous vous querelliez avec cet homme, ni surtout que vous vous battiez avec lui, et c’est pour cela que je vous ai fait cette confidence, parce que je craignais que vous ne fussiez informé du fait par d’autres personnes. Je ne le veux pas, vous m'entendez bien ! C’est moi qui me charge de l'éconduire, et s’il persiste malgré tout, dans ses intentions, de le congédier comme il le mérite. Cela me regarde seule et sera fait, vous pouvez m’en croire, mieux que vous-même ne pourriez le faire. Vous me promettez d'éviter toute rencontre et surtout toute occasion de querelle avec ce Percieux ?

Férussac se taisant, elle reprit :

— Vous ne le voulez pas ? Oh ! l'entêté, ajouta-t-elle d’un ton qui voulait être fâché et n’était qu’ému. Quoi ! pas même si je vous promets, en retour, de n’accepter, quoi qu’il arrive, d'autre demande que la vôtre ?

Un éclair de joie reconnaissante et de passion brilla dans les yeux de Férussac et transfigura son visage.

Il prit à la dérobée la main de Valentine.

— J'en prends l’engagement, bien qu'il me coûte, dit-il. Vous avez ma promesse, Valentine et celle que j’y veux joindre de vous aimer uniquement, comme vous méritez de l’être : comme la plus noble et la plus généreuse des femmes et la plus belle ! ajouta-t-il en se penchant pour mettre un baiser sur la main de la jeune fille, qu’il avait retenue dans la sienne.

Valentine tressaillit et, dans sa surprise, laissa échapper le gouvernail qu’elle tenait de l’autre main.

— Eh bien ! que fais-tu, Valentine ? lui cria tout-à-coup Alexandre. Tu lâches le gouvernail au moment où nous approchons du pont. Aidez-la donc, Férussac, elle va sans cela nous jeter contre une des piles.

Mais Valentine avait déjà ressaisi le gouvernail.

D’une main ferme, elle avait ramené le canot dans le droit chemin.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

C'est le 11 juillet 1906 que le conseil municipal de Paris vota le transfert du marché aux chevaux du boulevard de l'hôpital à Brancion, nouveau marché ouvert depuis 1904.

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La couverture de la Bièvre, à l'angle de l'avenue des Gobelins, fut décidée lors de la séance du conseil municipal du 12 juillet 1893.

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En 1930, les Primistères parisiens avaient des magasins aux adresses suivantes : Rues, des Cinq-Diamants, 33 et 56 ; du Château-des- Rentiers, 54 et 135 ; Bourgon, 19 ; Nationale, 151 ; du Moulin-des-Prés, 9 ; de Patay, 92 ; Albert, 67 ; Baudricourt, 75 ; avenues : d'Italie, 52, 100, 198 et 180; d'Ivry, 41 ; de Choisy, 39 ; de Tolbiac, 169; boutevard de la Gare, 132 et 171.

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C’est en 1877 que la rue du Marché aux porcs, ainsi dénommée en raison de sa proximité avec un ancien marché aux bestiaux prit le nom de rue de la Vistule. Sa longueur est de 230 mètres.

L'image du jour

La place Pinel

La place Pinel, ex barrière des Deux-Moulins, était un point de passage important dans l'attente de l'achèvement de la rue Jeanne-d'Arc et les rues de Campo-Formio et Esquirol qui en partaient, étaient des axes majeurs pour entrer véritablement dans Paris.