Episode # 30

VI
Complot d’amoureux
Le même jour, vers neuf heures du matin, Valentine de Lasséran était assise sur la terrasse de l’habitation de son père, à sa place favorite, sous le grand platane dont l’ombre couvrait près de la moitié de la terrasse.
Elle tenait un livre à la main, mais n’y lisait guère.
Ses regards s’en détachaient sans cesse peur se porter vers le sentier aboutissant à la route de Champigny.
Elle y semblait guetter l’arrivée de quelqu’un.
Un homme apparut enfin au sommet du talus fermé par la levée de la route.
Il était jeune et marchait d’un pas rapide et leste.
Après l’avoir considéré pendant quelques instants, Valentine rougit et un éclair traversa son regard.
— C’est lui ! murmura-t-elle.
Et elle reprit son livre, non sans couler de temps en temps, sous ses paupières baissées, un regard du côté du sentier.
C’était Eugène Férussac.
Il tenait à la main un tableau de dimensions moyennes, soigneusement emballé.
Il avait aperçu Valentine et hâtait son pas déjà pressé, pour la rejoindre plus vite.
Lorsqu’il atteignit le pied de la terrasse, Valentine se leva, s'assura d'un regard rapide que personne ne se trouvait aux fenêtres de la maison, puis se dirigea vers l’escalier.
Comme elle en atteignait la première marche, Férussac apparaissait.
Elle lui serra la main, lui ferma la bouche d’un geste impérieux quand il voulut lui souhaiter le bonjour et l’entraîna dans en petit salon voisin du platane et ouvrant sur la terrasse par une porte-fenêtre.
— Vous n’avez pas rencontré mon père ? lui demanda-t-elle tandis qu’il déposait le tableau sur une table.
— Non, j’en suis sûr. J’étais sur mes gardes, tout prêt à m’enfuir si je l'apercevais.
— Alors il a dû prendre l’express.
— Et nous nous sommes croisés sans que, certainement, il ait pu me voir dans le coin où je m’étais blotti. Pourvu qu’on ne m’ait pas aperçu de la maison !
— J’y veillais, répartit Valentine avec vivacité. Ma mère et ma sœur accompagnent mon père et les domestiques déjeunent dans le sous-sol.
— Et Alexandre ?
— Alexandre est dans sa chambre où il fait des x en fumant des cigares.
— Nous sommes, dans ce cas, assurés du succès, et notre secret, maintenant, est sauf. Où allez-vous cacher la toile ?
— Sous un entassement de linge, au plus profond de mon armoire à glace, dont la clef ne me quittera plus.
— Je voudrais déjà qu’il y fût. À tout instant on peut nous surprendre.
— Nous avons au moins un quart d’heure devant nous, et je compte bien voir le portrait avant de l’enfermer.
Férussac qui, sans doute, attendait cette demande, enleva d'une main preste deux ou trois ficelles et dégagea le tableau de son enveloppe de papier. Une tête intelligente et fine apparut alors sur la toile.
C’était le portait de M. de Lasséran.
Après l’avoir examiné pendant quelques, secondes, Valentine poussa un cri de joyeuse surprise.
— Mais, c’est lui ! s’écria-t-elle. Comment avez-vous fait pour saisir si bien l’expression de sa physionomie et lui donner son air le plus aimable et le plus digne, celui qu’il a dans ses meilleurs jours ? Il aurait posé devant vous que la ressemblance ne serait pas plus grande.
— Peut-être ne l’aurais-je pas si bien saisie, dit Férussac en souriant. Il y a des années que son visage hante mon souvenir à côté du vôtre, et ce qu’on voit ainsi avec les yeux de l’esprit, quelquefois on l’aperçoit mieux qu’avec les yeux du corps.
Les éloges de Valentine n’étaient pas exagérés.
Bien que Férussac eût peint le portrait de mémoire, il avait si bien saisi l’expression du visage de M. de Lasséran, qu’elle frappait aussitôt les yeux. Il l’avait en même temps relevée et comme ennoblie en y mettant cette part d’idéal que tout peintre vraiment épris de son art mêle à son œuvre lorsqu’il reproduit la nature.
— Vous vous êtes vraiment surpassé, reprit Valentine, dont l’enthousiasme croissait à mesure qu’elle examinait plus attentivement le portrait.
— C’est, je crois, ce que j’ai fait de mieux, répartit Férussac sans forfanterie ni modestie fausse, avec l’assurance de l’artiste qui a conscience de la valeur de son œuvre. C'est tout naturel. Jamais encore je n’avais travaillé si directement pour vous.
— Comment vous en remercier ? dit Valentine en regardant le jeune homme d’un air attendri.
— Mais je n’ai point à l'être ! s'écria Férussac avec vivacité. N’ai-je pas travaillé pour moi autant que pour vous ? Ne suis-je pas dédommagé de ma peine et bien au-delà, par la joie que ce présent vous cause... Ah ! Valentine, ajouta-t-il en prenant les mains de la jeune fille dans les siennes et en les serrant avec force, si M. de Lasséran pouvait éprouver, à la vue de ce portrait, la centième partie de la joie qu’il vous cause ! S’il comprenait la pensée qui me fait le lui offrir, la prière muette qui s’y joint et me dire quelques-unes de ces bonnes paroles dont il était prodigue autrefois et dont il est devenu si avare depuis quelques mois, c’est moi qui aurais à vous remercier de l’heureuse idée que vous avez eue, car c’est de vous qu’elle vient.
— Mon père en sera certainement très touché, dit Valentine en dégageant sa main, non sans rougir.
Et pour cacher le trouble et l’embarras où l’avaient jetée le geste et les paroles de Férus sac, elle reprit :
— Mais le temps passe sans que nous y songions. Remettez bien vite la toile dans son enveloppe.
Un instant après, Valentine emportait le portrait, soigneusement attaché, et allait, d'un pas rapide et léger, l'enfermer dans sa chambre.
Lorsqu’elle revint, Férussac tenait un médaillon à la main.
— Qu’avez-vous là ? lui demanda-t-elle en souriant. Qu'est-ce encore ?
Mais Férussac ferma le médaillon.
— J’ai pensé, dit-il, qu’offrant ce portrait à M. de Lasséran, je devais aussi un présent à Mme votre mère qui a toujours été si bonne pour moi et si bien disposée pour nous.
— Vous avez fait son portrait ?
— Non, Valentine, mais un autre qui lui fera plus grand plaisir encore. Le vôtre.
— Le mien ?
— Voyez, dit Férussac en lui mettant le médaillon sous les yeux.
Valentine l’examina pendant un instant d’un air attentif, puis, levant sur Férussac un regard ému dont le remerciement était comme aiguisé d’un reproche tendre.
— Vous m’avez flattée, dit-elle, et vous m’avez faite trop belle.
— Je vous ai peinte telle que je vous vois, quand j’évoque votre image dans mes rêves d’avenir, ou plutôt, je l’ai essayé, car je vous vois, et vous êtes plus belle encore. Votre regard a des flammes et des tendresses que j’emporte gravées en traits de feu dans mon cœur, mais que nul pinceau ne pourrait jamais rendre.
— Eugène, dit Valentine d’un ton de reproche amical, songez qu’on pourra vous entendre.
— Si vous ne voulez pas que je vous dise ce que j'ai dans le cœur, pourquoi m’y forcez-vous en paraissant le mettre en doute ? répliqua Férussac avec vivacité. Je vous aime, Valentine, non pas autant, mais mille fois plus que le premier jour, et mon amour, tout l'accroit jusqu'aux obstacles qui se dressent maintenant entre nous. Ma main tremblante et malhabile n’a pu mettre dans cette miniature qu’une vaine image de vous, à laquelle manquera toujours l’atmosphère de grâce et d’élégance qui vous enveloppe et vous suit partout.
— Vous me la laissez pour ma mère ? demanda Valentine.
— Certes, repartit Eugène. J’en ai fait une copie. Mais pour vous voir, je n’ai pas besoin de la regarder. Partout où je vais, votre image m’accompagne et m’encourage ou me console.
— Je voudrais que vous disiez vrai, Eugène, et qu’elle pût vous faire oublier quelquefois les injustices que vous endurez à cause de moi. Cette commande qu’on vous avait promise au ministère des Beaux-Arts...
— Je ne l’aurai pas, c'est décidé, repartit Férussac en haussant légèrement les épaules.
— Vous le saviez ?
— Depuis hier.
— C’est le pendant de l’injustice criante qu’on vous a faite en ne vous donnant pas le prix du Salon.
— Cela n’enlève rien à la valeur de mon tableau, et ne l’empêche pas d’avoir obtenu les suffrages de tous les bons juges, repartit Férussac en relevant la tête avec fierté. L’année prochaine, j’en enverrai un qui vaudra mieux encore, si je le puis. Ce sera ma vengeance. Tout cela, Valentine, loin de me décourager, m’anime et m'irrite, et ne me toucherait guère, si vous ne souffriez pas, vous aussi, de ces injustices et de l’attente à laquelle elles vous condamnent.
— Moi, dit Valentine, je n’en souffre que pour vous. J’espère bien d’ailleurs que le mauvais vouloir qui vous les a valus sera bientôt réduit à l’impuissance
Et Férussac ne paraissant pas partager son espoir, elle ajouta :
— Si, comme il est probable, votre portrait ramène mon père à ses anciens sentiments pour vous, en lui prouvant que vous êtes, par le talent, l’émule et déjà l’égal des plus célèbres, ma mère pense qu’elle pourra obtenir de lui, sinon qu’il avance notre mariage, du moins qu’il décourage la recherche de M. Percieux en lui faisant savoir que nous sommes fiancés et que, désormais, toute insistance serait vaine. Alors, sans doute, ses intrigues contre vous, devenant inutiles, cesseront.
— A moins qu’il ne les continue par vengeance.
— Mon père, dans ce cas, saurait y mettre un terme, répartit Valentine avec vivacité. Vous vous rappelez la promesse que vous m’avez faite, Eugène. Quoi qu’il arrive, vous me laisserez le soin de conduire cette affaire et de vous débarrasser de ce fâcheux qui me paraît être un misérable.
— Je m’en souviendrai, bien que j’aie quelquefois bonne envie de l’oublier, repartit Eu gène en souriant. Mais vous savez bien que je ne puis vous résister en rien.
Et prenant la main de Valentine il y mit un baiser, sans doute pour sceller sa promesse.
Valentine retira sa main avec une vivacité dont elle ne fut pas maîtresse, et jeta un regard du côté de la terrasse.
— Partez ! dit-elle. Les domestiques vont remonter tout à l’heure, et il ne faut pas qu’ils nous surprennent ensemble. Je dirai, pour motiver votre visite, que vous êtes venu prendre des nouvelles de ma mère, dont vous aviez appris l'indisposition.
Férussac s'éloigna, non sans regret, et Valentine l'accompagnait du regard, même après qu’il eût disparu dans l’escalier de la terrasse, lorsqu'une ombre passa soudain devant elle.
C’était celle de son frère Alexandre, qui parut un instant après.
Il regarda sa sœur d’un air de raillerie ami cale, et lui prenant la main :
— Est-ce qu’il l’a brûlée ? demanda-t-il.
Il était pourtant bien respectueux et bien tendre.
Valentine rougit.
— Tu nous épiais, dit-elle. Je t’en fais mon compliment.
— Je ne vous épiais pas. J’étais dans le salon bleu,
— Qu’est-ce que tu faisais là ?
— Des x en fumant des cigares, repartit Alexandre.
Valentine rit de nouveau.
— Tu as tout entendu ? demanda-t-elle.
— A peu près.
— Mais tu ne diras rien.
— Non, j’en prends l’engagement d’honneur, mais à une condition…
— Laquelle ?
— C’est que tu me montreras les deux portraits. Autrement je bavarde comme une pie.
— Tu les verras.
Il y eut quelques secondes de silence. Alexandre le rompit le premier.
— Petite sœur ! dit-il.
— Grand frère !
— Grande sœur !
— Petit frère !
— Tu as du chagrin, et Eugène aussi.
— Oui, dit-elle, et j’ai quelquefois le cœur bien gros. Mais que veux-tu que nous y fassions ?
— C’est ce Marcel Percieux qui vous les cause par tous les moyens qu’il emploie pour nuire à Férussac et le desservir auprès de ses amis et du public.
Valentine se taisant, il ajouta :
— Je le savais avant que tu ne me l’apprennes, On en cause à son cercle, où je vais quelquefois. On ne s’y gêne pas pour, dire qu’il est l’auteur des échecs immérités que Férussac vient d’éprouver, et on juge sa conduite comme elle le mérite. Mais il est riche, puissant et brutal, et personne n’ose le lui dire en face Personne, d’ailleurs, n’en a le droit. Mais moi, c’est différent.
— Toi ! s’écria Valentine, tu ne vas pas, je suppose...
— Lui chercher querelle à ce propos ? acheva le jeune officier. Non, bien sûr. Ton nom ne doit même pas être prononcé. Mais les prétextes, les motifs mêmes ne sont pas difficiles à trouver. Il me traite en petit garçon et prend avec moi des airs protecteurs qui me déplaisent souverainement et je suis bien décidé à ne pas les tolérer davantage. La première fois qu’il recommencera, je lui dirai son fait.
— Je te le défends, Alexandre ! s’écria Valentine.
— Aimes-tu mieux que ce soit à propos de femmes ? Ce ne sera pas difficile. Il a, sous des apparences correctes, une conduite très relâchée, et rien n’est plus facile que de lui donner, à propos d’une prétendue rivalité, un coup d’épée qui lui ferme notre porte pour toujours.
— Encore moins ! repartît Valentine. Si tu allais être blessé ou tué ! Je ne m’en consolerais jamais !
— Je ne le crains ni à l’épée ni au pistolet, dit Alexandre en se redressant avec fierté.
— Les plus forts peuvent tomber sous les coups d’un maladroit. Ce n’est pas d’ailleurs de cette manière que ma cause doit être défendue. Tu gâterais tout, bien probablement, au lieu de rien avancer. Je te le défends, tu m’entends, Alexandre, et tu ne voudrais pas me faire de peine, peut-être me rendre malheureuse pour toujours en indisposant contre nous mon père, qui est déjà bien assez hésitant.
— Je n’en ferai rien, puisque tu me le défends, repartit Alexandre avec une répugnance visible, au moins tant qu’on ne voudra pas te marier de force avec lui. Mais fais en sorte qu’on n’en vienne pas à cette extrémité, car alors je n’écouterais plus rien. Si tu n’en veux pas pour mari, j’en veux encore moins pour beau-frère.
Et sur cette conclusion magistrale, qui éclaira d’un sourire le visage attristé de Valentine, il prit la main de sa sœur et l’entraîna au premier étage, pour qu’elle lui fît voir les portraits.
(A suivre)