Episode # 32

VII
Un hasard providentiel
(suite)
Nivollet ne put s'empêcher de sourire.
— Voilà bien les amoureux ! dit-il. Ils ne songent qu’à eux, et il faut que tout cède à leurs désirs.
Alors tu ne veux rien me dire ? répartit Férussac d’un air découragé.
— Je ne puis pas t’apprendre, aujourd'hui du moins, un secret qui ne m’appartient pas Mais je puis te promettre une chose, c’est que Marcel Percieux n’épousera pas Valentine de Lasséran, quand même il obtiendrait le consentement de son père. J’ai contre lui des armes trop fortes, je puis élever des accusations trop graves pour que M. de Lasséran consente à passer outre... Voilà, je pense, qui doit te satisfaire.
— Oui, si j’étais sûr que tu ne te fais pas illusion.
— Tu ne me crois pas ? dit Nivollet en regardant son ami d’un air sérieux.
— Je te crois, mais...
— Il te faut des preuves ? Eh bien, tu les auras. Peux-tu revenir demain ?
— Je serai, tu peux y compter, fidèle au rendez-vous.
— Demain, sans doute, je pourrai t’en dire davantage. Ah ! tu as eu, mon brave Férussac, une fière idée de venir ici aujourd’hui, et une fameuse chance de m’y rencontrer. Ah ! M. Marcel Percieux, vous voulez épouser Mlle de Lasséran ! C’est bon à savoir.
Et serrant la main de Férussac qui ne comprenait rien à son agitation et à sa joie mêlée de colère, il s’éloigna d’un pas rapide.
VIII
Où Raulhac reparait
Après le départ de sa femme et de son fils, Marcel était resté quelque temps fort perplexe.
Cette fuite de Berthe, qu’il croyait enchaînée dans sa prison par le manque absolu de ressources et dans l’impossibilité d’en sortir, était, de tous les coups qui pouvaient le frapper, le plus inattendu et le plus embarrassant.
Non qu’il redoutât beaucoup les revendications de Berthe.
Il avait si bien pris ses mesures, il pouvait étaler devant les juges un si grand nombre de neuves authentiques et de témoignages concordants, qu’il lui semblait impossible, ayant mis tous les atouts dans son jeu, de ne pas gagner la partie.
Où Berthe, d’ailleurs, aurait-elle pu trouver l'argent et l’appui nécessaires pour entamer contre un homme dans sa situation, une action judiciaire qui serait nécessairement longue et coûteuse ?
Elle n’avait plus de famille et point d’amis, les petites gens qu’elle avait pu connaître pendant son séjour à la Maison-Blanche ne comptant point, aux yeux de Marcel, qui se rappelait à peine leurs noms.
En toute autre circonstance, il aurait haussé les épaules et laissé à la misère et à la maladie le soin de le délivrer de sa femme et de son fils.
Mais dans la situation délicate où le plaçait sa recherche de la main de Valentine de Lasséran, aucun contre-temps ne pouvait lui être plus désagréable ni lui causer plus de soucis.
Il n’était pas impossible après tout, que Berthe, grâce à ses anciens amis, trouvât de l’appui près d’un homme d’affaires ou convaincu de ses droits, ou feignant d’y croire, pour faire acheter son désistement à prix d'or.
Or, si Berthe entamait une action judiciaire, si seulement par ses revendications, elle occasionnait le moindre scandale, M. de Lasséran ne s’inquièterait certainement pas de savoir si ces revendications, ces plaintes étaient fondées.
Il commencerait par fermer sa porte au prétendant assez mal avisé pour ne pas se mettre à l’abri de tels soupçons, et dans un moment où la main de Valentine lui était si vivement disputée par un rival mieux vu, et dont les droits étaient antérieurs aux siens, abandonner la partie, même pour quelques mois, c’était infailliblement la perdre.
Valentine et Ferussac profiteraient certainement de ce répit pour enlever le consentement, déjà presque donné de M. de Lasséran.
Il n’était pas sûr d’ailleurs que la porte, une fois fermée, lui fût rouverte.
En admettant même qu’il sortit de l'affaire lavé de tout soupçon, la révélation, faite avec tant d’éclat, des circonstances dans lesquelles il avait contracté son premier mariage, pourrait faire réfléchir M. de Lasséran et rendre son exclusion définitive.
Une autre inquiétude lui mordait le cœur d’une dent singulièrement aiguë, bien qu’il osât à peine se l’avouer, et fit tous ses efforts pour la chasser de sa pensée.
C’était la présence du cadavre de Lucien dans le souterrain de la Maison-Blanche.
Il s’y trouvait toujours...
L’heureuse réussite de ses feintes et de ses mensonges, une répugnance trop naturelle à revoir les lieux témoins de cette scène affreuse, à remuer surtout ces débris ensanglantés, l’avaient empêché jusqu’alors de les faire disparaître.
Il pensait les avoir si bien cachés, d’ailleurs !
Il se croyait tellement au-dessus du soupçon !
Il était si loin de penser surtout qu’un témoin de son crime, existait et que ce témoin était la femme qu’il avait chassée si brutalement et si cruellement traitée.
Vingt fois cependant il s’était promis d’écarter en danger, si faible qu’il fut, en effaçant les dernières tracés de son crime ; et toujours, il s’était présenté des contretemps ou des obstacles qui lui avaient servi de prétexte plausible pour différer.
Il le regrettait alors amèrement.
Non qu’il eût conçu la moindre crainte immédiate.
Mais il se disait que si des doutes s’élevaient sur la réalité de la mort de Berthe et de son fils, on en pourrait concevoir aussi sur la fin tragique de Lucien.
Il sentait que les soupçons, une fois entrés dans cette voie, pouvaient aller loin, et de piste en piste conduire jusqu’à la Maison-Blanche.
Il eût donné beaucoup pour être délivré de ce péril possible et redoutable, et il se reprochait d’autant plus sa pusillanimité et son incurie qu’alors il était trop tard pour les ré parer.
Berthe, qui ne lui avait pas tout dit, sans doute, pouvait avoir des amis qui déjà prenaient sa cause en main, qui le surveillaient peut-être, et il n’osait, par une visite intempestive et non motivée à la Maison-Blanche, attirer leur attention de ce côté et les mettre peut-être sur la voie de la vérité.
Mais d’abord, qu’était devenue Berthe ?
Quelle conduite devait-il tenir à son égard ?
C’était le premier point à élucider, la première résolution à prendre, et cependant il ne savait à quoi se résoudre.
L’idée lui vint enfin de chercher une personne qui, sans appartenir à la police ni en connaître toutes les ruses, fut assez habile cependant pour découvrir et filer Berthe sans qu’elle s’en doutât, et qui, de plus, eût une connaissance approfondi du quartier.
Un homme dans sa position n’est pas sans rendre aux petites gens qui l’entourent toutes sortes de services qui les lui gagnent et en font des clients dévoués.
Le calcul, à défaut de la bienveillance les lui impose.
Marcel était devenu un calculateur excellent dans cet ordre d’idées. Il s’était fait de la sorte, dans toute la zone de Paris comprise entre le boulevard de Port-Royal et les fortifications, nombre d’amis intéressés, que le souvenir des services rendus et surtout l’espérance des bienfaits à venir rendraient dociles à ses moindres signes et aveuglément dévoués.
En y réfléchissant, il finit par distinguer dans le nombre une femme d’une cinquantaine d’années, garde-malade de son métier, qui lui parut merveilleusement convenir à cette tâche délicate.
Fine, déliée, pleine de ruses, habituée par état à flatter les gens et à capter leurs petits secrets en douceur, Mme Goupigny connaissait admirablement le quartier de la Maison Blanche, qu’elle habitait depuis quarante ans, et parcourait en tous sens.
II ne s'y produisait pas le plus petit changement sans qu’elle n’en fût informée presque aussitôt.
Marcel la fit venir et se contenta de lui dire qu’une sœur de sa femme, dont l’esprit était dérangé, s’était enfuie, d’une maison de santé où elle était soignée, et qu'il avait des motifs de croire que la malade se cachait dans le quartier. Il lui promit une récompense de mille francs si elle parvenait à savoir ce qu’elle était devenue, et à la réintégrer, sans bruit ni scandale, entre les mains de ses gardiens.
Tout en lui apprenant que la malade avait perdu l’esprit en recevant la nouvelle dc la mort de Berthe, qui subvenait à tous ces besoins, et que sa folie consistait à se faire passer pour sa sœur, il l’avait adroitement interrogée.
IL s’était assuré qu’elle n’avait jamais eu de relations directes avec sa femme et ne la connaissait que pour l’avoir quelquefois rencontrée dans la rue.
En lui donnant le signalement de Berthe et de son fils, il lui avait dit, afin d’aller au-devant de ses étonnements, que la, malade ressemblait d’une manière frappante à sa sœur.
Il savait d’ailleurs Mme Goupigny trop fine mouche pour laisser voir ses soupçons alors même qu’elle en concevrait.
La garde-malade s'était mise aussitôt en campagne.
Bien que la perspective d’une aussi forte récompense stimulât son activité, pendant plus de huit jours elle n’avait pu rien découvrir.
Peu de personnes avaient été témoins de l'accident arrivé, rue Barrault, à Berthe Percieux et le secret recommandé par Nivollet était scrupuleusement gardé.
Berthe, retenue dans son lit, passait rue du Pot-au-Lait pour une nièce de Mme Vabras, venue de Montmorency pour subir une opération.
Quoique Mme Goupigny l’eût bientôt appris, comme elle n’avait aucun motif de suspecter la sincérité de Mme Vabras, elle n’avait point conçu de soupçons.
Jules ne sortait guère du jardinet, sinon pour aller se promener avec Madeleine à Montsouris ou dans les rues environnantes et sa présence chez le peintre lui avait, jusqu’alors échappé.
Un jour, cependant, elle l'avait aperçu dans la rue du Pot-au-Lait, sortant avec Nivollet de la maison de Mme Vabras.
C’était le lendemain du jour où Berthe avait recouvré l’usage de la raison.
Il venait de faire une de ses premières visites à sa mère.
Cette coïncidence avait éveillé l’attention, puis les soupçons de Mme Goupigny.
Après avoir adroitement interrogé les habitudes de la maison, sans en pouvoir rien apprendre, elle s’était mise aux aguets.
Des fenêtres d’une habitation voisine, elle avait aperçu Berthe assise tranquillement dans le jardin de Mme Vabras, puis y faisant de courtes promenades avec Nivollet, Jules et Madeleine.
Un jour enfin, que la malade, séduite par le beau temps, avait descendu la rue du Pot-au-Lait jusqu’aux fortifications, elle s’était arrangée de façon à passer près d’elle ; elle avait pu, comme on dit, la dévisager, et son examen, tout rapide qu’il fût, avait levé les derniers doutes.
Elle avait reconnu, sinon Berthe Percieux, du moins une personne qui lui ressemblait étonnamment.
Sûre dès lors de ne pas se tromper, elle était allée trouver Marcel et lui avait fait part de ses découvertes.
Elle avait, dans son récit, chargé Nivollet le plus possible. Elle avait contre lui une vieille rancune parce que, l’ayant prise pour veiller sa femme et ne trouvant pas qu’elle la soignât son gré, il l’aurait un jour assez fortement réprimandée, puis congédiée.
Elle l’avait, dans son récit, représenté comme un homme dangereux, sinon par lui-même, au moins par ses relations qui étaient fort au-dessus de sa condition apparente. Sans se douter peut-être de l’importance de l’avis, elle avait fortement engagé Marcel à se méfier de lui.
Le jour même où Marcel, au saut du lit, avait reçu cette communication, vers dix heures du matin, il était assis à son bureau, dans son cabinet de travail, et réfléchissait d’un air assez perplexe à ce qu’il devait faire.
Il ne se faisait aucune illusion sur les dangers de sa situation.
Il sentait très bien que Berthe, aidée par Nivollet et ses amis, pouvait devenir beaucoup plus dangereuse qu’il ne l'avait cru.
Mais il hésitait, d’autre part, à recourir à de nouvelles violences, tremblant de compromettre sa situation jusqu'alors si correcte et si bien assise, de se perdre peut-être par les moyens qu’il emploierait pour se sauver.
Il en était là de ses réflexions, et pour la dixième fois peut-être, cherchait une solution à ce terrible problème, lorsque son valet de chambre entra.
— Il y a dans l'antichambre, dit-il, une personne qui insiste pour voir Monsieur.
— Vous lui avez demandé son nom ?
Le domestique tendit une carte qu’il tenait à la main, et Marcel y put lire, en caractère finement gravés.
AUGUSTE RAULHAC
Un éclair de colère lui traversa les yeux.
Vingt fois il avait maudit cet ami maladroit, et qui sait ? perfide peut-être, qui l'avait jeté dans ces embarras inextricables en laissant Berthe s'échapper.
Il était surtout irrité de n’avoir pas même été prévenu de la fuite de la prisonnière.
Son premier mouvement fut de faire jeter Raulhac à la porte.
Mais à la réflexion il se ravisa. Bien qu’il se fût promis de ne jamais revoir ce complice compromettant et dangereux, qui seul au monde avait le secret de tous ses crimes, il pensa que la situation était assez critique pour motiver une exception.
— Faites entrer, dit-il.
(A suivre)