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LA PETITE MIETTE
par
Eugène BONHOURE
(1889)
PREMIÈRE PARTIE
Histoire de trois enfants
1
Un père improvisé
(suite)
La nuit déjà noire et le ciel pluvieux ne laissaient apercevoir à quelques pas .de distance que des masses confuses. Cependant, sur le bord de la route, quelque chose se mouvait. C'était de là qu'étaient venus la plainte et le cri.
Le gamin de Paris n'est point facile à prendre peur. Furet, sans hésiter, marcha droit sur l'ombre mouvante et, d'une voix assurée, l'interpella :
— Qu'est-ce qui geint par là ? et qu'est-ce qu'il arrive ?
Ce fut une voix d'enfant qui répondit.
— C'est maman Coutard qui est malade et qui ne répond pas.
— Voyons voir, dit Furet. Ousqu'elle est, maman Coutard ?
— Par ici, monsieur, par ici... là... sur le tas de pierres.
— Voyons voir… on va se procurer du luminaire.
Une allumette flamba. Sur le tas de pierres, en effet, une femme était couchée, vivante encore, car ses bras s'agitaient, mais sans connaissance, car elle ne répondait pas et se laissait aller comme inerte aux caresses épouvantées de l'enfant. Près d'elle, une autre fille, un peu plus grandette, demeurait debout, immobile et comme indifférente.
— Et celle-là, dit Furet, est-ce qu'elle est malade aussi qu'elle ne bouge pas ?
— C'est sœur Julie… elle ne sait pas, Mais… vous allez nous emmener avec vous, n'est-ce pas ?
— Diable ! diable ! mais où demeurez vous donc vous autres ?
— Je sais où nous demeurions à Bordeaux ; mais ici je ne sais pas… Nous n'y sommes pas allées.
— Qu’est-ce que tu racontes là, petite ?
— C'est vrai ce que je vous dis. Mais maman Coutard, est-ce que vous pourrez la guérir ?
— Diable ! diable ! répétait Furet qui, vainement, essayait de soulever la pauvre femme et ne parvenait pas à la remettre sur son séant. Crénom ! ça n'est pas commode, tout ça.
— Oh! monsieur, ne nous laissez pas ici… j'ai peur... Sœur Julie n'a pas peur parce qu'elle ne sait pas ; mais elle a froid et puis, maman Coutard qui est malade. Emmenez-nous, je vous en prie.
— C'est clair qu'on ne peut pas les laisser là, murmurait le jeune garçon. Mais comment faire et où les conduire ?
Il réfléchit un moment; puis, prenant une résolution rapide :
— Comment t'appelles-tu, toi, petite ?
— Miette Coutard, la petite Miette.
— Eh bien ! petite Miette, n'aie pas peur. Je ne puis pas emporter ta maman Coutard sur mon dos, n'est-ce pas ? Alors, je vais chercher quelqu'un. Tu n'auras pas peur, je vais revenir.
— Je n'aurai pas peur ; mais vous reviendrez vite, au moins ?
— Oui, oui... on ne va pas muser en route, pour sûr.
Il partit au galop, descendant le boulevard, vers la Salpêtrière. Et tout courant, il marmottait :
— S'il y a quelque part qu'on puisse trouver des secours, ça doit être là… En tout cas, s'ils n'veulent pas la recevoir... eh bien ! à la gare, je trouverai toujours une roulotte... et puis… on verra. Drôle d'enfant, tout de même, cette petite… c'te pauv'mioche… ce qu'elle doit avoir peur !... C'est le cas de se dépêcher et vivement !
Cependant, au bord de la route, la femme et les deux enfants demeuraient immobiles. On entendait une respiration sifflante, oppressée, entrecoupée de soupirs heurtés. Sœur Julie, ne comprenant pas, commençait cependant à s'effrayer. La petite Miette, soulevant de toutes ses forces la tête de la mère Coutard, couvrait de baisers et de larmes cette figure contractée, ces yeux qui ne se rouvraient pas. La pauvre enfant avait la frayeur de la mort, sachant déjà ce que c'était et, avec une angoisse inexprimable, elle répétait :
— Répondez-moi, maman Coutard ! dites-moi que vous n'êtes pas morte.
La femme ne répondait toujours pas.
— Oh ! je sais bien que vous n'êtes pas morte. Quand grand-père Coutard a été mort, il était tout froid, et vous êtes toute brûlante… Mais répondez-moi donc, mère Coutard, répondez-moi !
— J'ai froid !... dit d'une voix sourde sœur Julie.
— Oh ! pourvu qu'il revienne vite, le monsieur ! soupira tout bas Miette.
Mais rien ne se montrait. La nuit épaisse, le ciel sombre mettaient une obscurité noire sur l'horizon. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Miette, à bout de forces, ne pouvait plus soutenir la tête de la malade qui, maintenant reposait sur le tas de cailloux. La pauvre enfant, un instant ranimée, se sentait accablée et prenait peur. Pourtant elle se raidissait contre l'épouvante et, seule entre la grand-mère mourante et la sœur inconsciente, elle s'efforçait à ranimer l'une et à rassurer l'autre.
— J'ai peur, disait Julie.
— Il ne faut pas avoir peur, répondit Miette… Le monsieur va revenir.
Il guérira maman Coutard et nous conduira chez nous…
— Où ça chez nous ?
— Je ne sais pas ; mais maman Coutard nous le dira quand elle sera guérie.
— J'ai froid, répétait Julie ; et elle pleurait.
— Il ne faut pas pleurer ; ça ferait de la peine à maman Coutard. Je ne veux pas que tu pleures, entends-tu ?
Elle avait pourtant elle-même les yeux bien humides et le cœur bien gros, la pauvre Miette et ce n'était pas sans peine qu'elle retenait ses sanglots.
Mais elle sentait bien que si elle venait à faiblir Julie s'affolerait et qu'elle-même, si elle s'abandonnait, allait défaillir.
Pendant ce temps, Furet, tout haletant, frappait à la porte de la Salpêtrière et s'y voyait mal reçu.
— Qu'est-ce que vous voulez, à cette heure ? avait répondu d'un ton rogue un concierge de mauvaise humeur.
— C'est pour une pauvre femme qui se meurt, sur un tas de cailloux, là-bas, au bord du boulevard.
— Eh ! bien, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? Adressez-vous au poste de police, c'est à deux pas.
— Mais est-ce que ce n'est pas ici un hôpital ? Et pour les femmes, encore ?
— Et vous croyez qu'on entre à l'hôpital comme ça, tout de go ? Avez-vous un bulletin d'admission ?
— Quel bulletin ? Faut donc une permission pour mourir ?
— Le bulletin d'admission, donc. La permission d'entrer, quoi ! Nous n'avons pas toujours de la place et il faut savoir qui on reçoit. C'est peut-être quelque rouleuse de barrière qui sera tombée là, ivre-morte.
— Non, je vous dis : C'est une femme de la campagne, avec deux enfants.
— Allons, c'est bon. Allez-vous en au poste de police. Ils iront la chercher. Je préviendrai l'interne de service, et s'il y a de la place on la recevra.
Cinq minutes après, Furet revenait au pas de course, précédant les agents de police qui portaient un brancard.
Il était temps, Miette épuisée, épouvantée, défaillait. Vainement elle appelait la malade, lui parlait à l'oreille, la touchait. La pauvre femme ne répondait pas. Sa respiration saccadée se changeait en un râle sourd. Des mouvements convulsifs agitaient ses membres. Julie, par moments, hurlait de frayeur instinctive, secouée de frissons brusques, puis se raidissait, muette, immobile. Entre cette agonie et ces convulsions, Miette accablée sa sentait mourir.
Tout à coup, un pas rapide retentit, une voix haletante cria :
— Nous voilà ! courage !
Miette se redressa, ranimée. En quelques secondes Furet arriva.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Elle remue, mais elle ne répond pas.