La Bièvre
Le Messager de Paris — 24 et 25 mars 1860
Me promenant, il y a quelques jours dans le jardin des Gobelins, je vis la Bièvre à sec, mais d’un sec tellement complet, que je pus la franchir sans même mouiller mes chaussures.
— La Bièvre s’est donc vaporisée ? dis-je à un agent-voyer, en ce moment occupé à prendre un alignement.
— Non, monsieur, ma répondit en soupirant l’employé municipal, on la nettoie, rien de plus, en attendant qu’on la supprime.
Comment, la supprimer ?
— Hélas ! on en parle. Il y a projet de faire couler ses eaux dans les eaux du grand égout ; si donc ce projet est mis à exécution, le lit de la Bièvre, sur laquelle j'ai passé ma vie, peut-être moi-même n’en saurai-je plus retrouver remplacement !
— Ici, l’agent-voyer fit un nouveau soupir.
— Vous me paraissez singulièrement aimer ce ruisseau, lui dis-je, il n’est pas propre, cependant.
— Est-ce sa faute, me répondit d’un air piqué mon interlocuteur ; ignorez-vous donc qu’à sa source, près de Versailles, il est d’une incomparable limpidité, et que, s’il est malpropre ici, ainsi que vous le lui reprochez avec ingratitude, c’est par suite des nombreux services qu’il rend à toute heure dans son parcours. Malheureusement, il cesse d’être beau juste au moment où il devient utile. Bien des choses, monsieur, bien des gens, éprouvent le même sort ici-bas.
Je fis un signe d’assentiment.
— Oui, monsieur, près de deux cents tanneries, mégisseries, corroieries et hongroieries n’ont de raison d’être que par la Bièvre. Or, quand on déverse dans ses eaux les détritus de toutes ces hongroieries, corroieries, mégisseries et tanneries, comment voulez-vous qu’elle soit propre ?
— Ah ! monsieur, voici trente ans que j’habite à deux pas de ce ruisseau, et en voici bientôt vingt que je suis attaché à sa canalisation, aussi ne puis-je me faire à l’idée qu’il disparaîtra peut-être un de ces matins sans une oraison funèbre digne de lui ; et cependant, que de choses on pourrait dire dans celte oraison funèbre : les Gobelins et la bergère d’Ivry, Marat et Fieschi, Frédéric Soulié et Jean-Jacques, Georges Cadoudal, enfin, pourraient y trouver tour à tour une mention particulière. Si vous me le permettez, monsieur, je vais tout aussitôt justifier ce que j’avance.
— Je vous en prie, répondis-je avec empressement.
— Et d’abord, monsieur, je proteste contre le déplacement des Gobelins, que l’en doit transporter, dit-on, sur le sommet de la montagne Sainte-Geneviève, aux lieu et place de l’École polytechnique. Enlever aux Gobelins la Bièvre, c’est leur enlever leur poésie, leur légende, c’est les populariser ; — les Gobelins ont leur histoire écrite ici. — Jehan Gobelin, premier de la dynastie, et, de plus, sorcier en écarlates, au dire de la tradition, Jehan Gobelin s’installa, tenez, à deux pas de nous, dans cette île formée par les deux branches du ruisseau, et où se trouve la manufacture. — Que deviendront, sur la montagne Sainte-Geneviève, les traditions de la vertu territoriale de la Bièvre et celles des artistes condamnés à mort, de par un rôti quotidien ? Et l'ombre de Louis XIV, et celle de Colbert, les ombres sous la projection desquelles les Gobelins vivent depuis deux cents ans, les emportera-t-on dans le déménagement. En vérité je vous le dis, les Gobelins n’étant plus aux Gobelins, du même coup, la manufacture fantastique devient une simple manufacture subventionnée, et messieurs les artistes deviennent de simples tapissiers.
À la tournure épique que mon agent-voyer donnait à ses phrases, je craignis qu’il n’entra dans trop de développements, aussi me hâtai-je de donner un autre cours à ses idées.
— Vous m’avez parlé de Marat, lui dis-je, aurait-il habité ces parages ?
— Habité, pas précisément, monsieur, mais il y est fréquemment venu, et de nuit plutôt que de jour, et par des chemins détournés plutôt que par la voie directe. C’était à cette époque de sa carrière politique où il croyait devoir mettre son journal à l’abri de toute poursuite. Or, comme sa cave de la rue des Cordeliers, aujourd’hui rue de l’École-de-Médecine, ne lui paraissait pas suffisamment sûre, il trouva plus prudent de lui préférer l’asile du moulin. Avançons un peu, monsieur, et nous serons sur l’emplacement de ce moulin. Nous y voici.
Je ne vis autour de moi qu’un carré de verdure, émaillé de coquelicots, de bleuets et de boutons d’or.
— Vous me paraissez chercher des vestiges, me dit l’agent-voyer, ces vestiges ont disparu depuis longtemps. Avant même 1828, la ville de Paris, voulant canaliser la Bièvre, avait fait l’acquisition de ce moulin, et, peu de temps après, en avait ordonné la démolition.
Ce que j’ai oublié de vous dire, c’est que ce moulin, un moulin-fonderie, a été un instant l’imprimerie de M. Marat. — Avoir choisi un moulin pour imprimer l’Ami du Peuple, ce n’était pas maladroit ; sous le bruit du moulin disparaissait le bruit de la presse ; — comprenez-vous ?
— Je comprends, dis-je. Mais est-ce encore dans ce même moulin que Fieschi a passé plusieurs années ?
— Non, monsieur, Fieschi n’a habité que le moulin Croulebarbe, où il était encore, en 1832, gardien non commissionné, mais où il ne put rester bien longtemps, faute de conduite.
Juste en ce moment, nous venions d’entrer dans la rue Croulebarbe.
— Tenez, reprit mon cicérone, à cet angle que forme la Bièvre, c’est là que s’élevait le moulin de Fieschi ; j’ai passé bien des heures ici, avec lui, à le voir travailler. C’était un excellent tisserand, et il brillait surtout dans la confection des bonnets.
— Des bonnets ? répétai-je avec étonnement.
— Oui, monsieur, des bonnets de coton ; j’en ai chez moi une douzaine confectionnés par ses soins, dont je ne puis voir la fin. C’est d’un travail suivi, solide, net. J’ai toujours regretté de n’en avoir pas empletté deux douzaines (sic).
Je ne pus faire moins que de m’associer à ce regret.
— Nous avons encore à voir, dans notre parcours, deux points assez intéressais. Tenez, cette sale et petite ruelle, à votre droite, se nomme rue de la Reculette ; au fond de cette ruelle, examinez cette chétive maison, devant laquelle une blanchisseuse étend en ce moment son linge ? Eh bien ! en 18.., il y avait aussi une blanchisseuse ; mais celle-là avait l’honneur de blanchir un homme illustre, c’est de là que date la notoriété de celle ruelle.
Il me sembla que, pour illustrer une rue ou une ruelle, il fallait autre chose que le simple domicile de la blanchisseuse d’un homme illustre, tel illustre qu’il fût, et je crus en devoir faire l’observation.
— Attendez, me répondit mon interlocuteur, vous ne m’avez pas laissé finir. Ce fut chez cette blanchisseuse, et conséquemment dans cette maison, que se réfugia Georges Cadoudal, alors que la police de Paris était partout à sa recherche. Il m’a été dit, par un ancien du quartier, que si le célèbre conspirateur avait voulu se cloîtrer chez sa blanchisseuse, il serait mort paisiblement dans un bon lit.
— Cette blanchisseuse, répondis-je, était une femme de dévouement.
— L’agent-voyer se mit à clignoter des yeux, en faisant tous ses efforts pour sourire d’un air malin.
Me sentant un peu fatigué en ce moment, je proposai à mon compagnon de nous asseoir sur l’herbe.
— Un peu plus loin, me répondit-il, je vais vous faire asseoir, à deux pas d’ici, dans la rue du Champ-de-l’Alouette, à l’endroit même où a expiré la Bergère d’Ivry, un couteau de cuisine dans le cœur.
Quelques minutes après, l'agent-voyer m'arrêtait brusquement par le bras ; nous étions sur l’emplacement du crime.
— Et à quel propos, demandai-je, cette pauvre bergère a-t-elle été assassinée ?
— À propos d’amour, monsieur. Mais, comme bien d’autres, j’ai lieu de m’étonner qu’un homme ait pu jouer sa tête pour cette jeune fille. Elle n’était point belle, tant s’en faut, et, d’après ce que m’a conté une vieille femme qui la voyait venir ici avec ses chèvres, elle était loin d’être précisément propre... mais je m’arrête, la pauvre fille est morte, la critique perd conséquemment ses droits.
— Quant à l’assassin de la bergère, continua le voyer, ne croyez pas, monsieur, que ce fût un berger, c’était un garçon marchand de vins, et, comme vous le voyez, c'était un garçon peu commode. Si vous me demandez maintenant d’où provient l’intérêt soutenu qui s’est attaché à cet assassinat, je crois qu’on peut en découvrir la cause dans le mot de bergère, dans le jeune âge de la victime, dans cet éclair qui, dit-on, sembla courir après le criminel, et enfin dans ces coups de tonnerre qui grondèrent aussi longtemps que dura l’agonie de l’enfant. Voici, du reste, monsieur, une inscription qu’un poète de la rue du Champ-de-l’Alouette a cru devoir consacrer à l’infortunée bergère.
Je m’approchai du mur, à l'endroit indiqué, mais je ne pus lire que ces seuls mots, déjà presque illisibles :
Innocente victime...
La pluie avait effacé le restant.
— Cette inscription commémorative vous paraît peu explicite, mais je puis en rétablir exactement le texte primitif. Je l’ai retenu par cœur :
Innocente victime au printemps de son âge ;
Le fer, que conduisait une jalouse rage,
A
terminé ses jours.
Toi qui viens en ces lieux.
Frémis sur ce crime odieux,
Et frémis pour toujours !
Après avoir écoulé, il me fut difficile d’accorder des éloges au talent du poète de la rue du Champ de l'Alouette ; mais il me sembla juste de parler en termes convenables de sa vive sensibilité.
— Quant à M. Jean-Jacques Rousseau, reprit l’agent voyer, et quant à M. Frédéric Soulié, il est incontestable qu’ils sont venus bien des fois se promener sur les bords de la Bièvre, seulement Rousseau y passait volontiers des heures entières, pour ne s’en retourner que les mains pleines « des preuves de l’existence de Dieu. » Ainsi que vous le savez sans doute, monsieur, c’est ainsi qu’il a parlé un jour d’un certain paquet de je ne sais quelles herbes, contenues dans ses mains.
— Et Frédéric Soulié, répondis-je, que venait faire par ici ?
— Ici même, il n’y venait jamais, c’était plus loin, tout à fait en amont, et dans cette partie du ruisseau où il est encore limpide, que j’ai eu l’honneur de rencontrer plusieurs fois cet écrivain. Il se rendait à une propriété qu’il habitait alors sur les bords même de la Bièvre. Un excellent homme, M. Soulié ; il a eu deux fois la bonté, tout en me questionnant sur mes travaux, de m’offrir d’excellents cigares; et comme à cette époque il publiait un très beau roman, j’ai montré ces cigares à tous mes amis et à toutes mes connaissances : ce qui m’a fait beaucoup d’honneur.
Nous étions en ce moment revenus à notre point de départ.
L'agent-voyer devint alors tout à coup silencieux.
— À cette place, dit-il enfin en rompant le silence, j’ai vu, pour la dernière fois, un journaliste qui s’intéressait beaucoup à la Bièvre et qui m’a même fait l’honneur de me demander des notes sur son histoire. En prévision de la suppression du célèbre ruisseau, ce journaliste ne se proposait rien moins, pour ainsi dire, que d’en photographier les annales pour les Dulaure à venir. Il m’avait même invité à déjeuner, là, dans ce café, afin de causer plus à l’aise de notre sujet ; mais, hélas !...
— Hélas ?
— Oui, monsieur, hélas ! Le rendez-vous était pris pour midi, heure militaire ; mais à midi, le déjeuner ne fut pas servi : sur la table où il aurait dû l’être, le journal seul s’y trouvait, et ce journal m’invitait, à son article nécrologique, non à déjeuner, mais à me rendre, à midi précis à Notre-Dame, aux obsèques du pauvre journaliste. J’y courus.
Avant de quitter le père Lachaise, je voulus savoir précisément les nom et prénoms de l’écrivain qui voulait un jour raconter l’histoire de ma chère Bièvre, voici ce que je lus sur son bulletin d’inhumation :
ERNEST DUCHATELET,
COMTE d’ARMINEAU,
46 ANS,
— En vous écoutant, monsieur, dis-je à l’agent-voyer en signe de remerciement, j'ai pour ainsi dire entendu lecture du dernier article de ce bon et modeste savant que M. de la Bédollière a si justement appelé le « le Bossuet des démolitions. »
LOUIS BERGER
Alexandre Jean-Baptiste Parent du Châtelet (Parent-Duchâtelet) est un médecin hygiéniste français né le 29 septembre 1790 à Paris et mort le 7 mars 1836 à Paris, en l'hôtel d'Hesselin. Il est le coauteur des " Recherches et considérations sur la rivière de Bièvre, ou des Gobelins ; et sur les moyens d'améliorer son cours relativement à la salubrité publique et à l'industrie manufacturière de la ville de Paris" ; lues à l'Académie royale de médecine, le 29 janvier 1822.
La rue du Champ-de-l'Alouette dont il est question dans le texte, est en fait notre rue Corvisart d'aujourd'hui qui reçut son nom en 1868. Quant à notre rue du Champ-de-l'Alouette actuelle, elle se distinguait de la précédente par l'adjonction du mot "petit" qu'elle perdit ensuite.