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LA MAIN TROUÉE
par
MONTFERMEIL
(1901)
TROISIÈME PARTIE
La bataille suprême
LIVRE PREMIER
LE PRINCE KARATZINE
1
Nouvel avatar
Quatre mois après les évènements dont on vient de lire le récit, par une claire et froide matinée de décembre, deux hommes, l'un grand, l'autre petit, l'un dans la force de l'âge, l'autre presque enfant encore, l'un très brun, l'autre très blond, entrèrent dans la rue des Reculettes par la rue de Gentilly, et sa mirent à la parcourir lentement, en regardant les numéros des immeubles.
Le quartier Croulebarbe est un de ceux que n'a pas encore assainis la pioche du démolisseur, un des recoins restés sordides du vieux Paris.
Pourtant la région, cette région qui s'étend de l'autre côté, — par rapport au centre de la ville — de la montagne Sainte-Geneviève, a subi d'importantes et salutaires modifications.
L'ignoble rue Mouffetard a été en grande partie remplacée par la spacieuse et propre avenue des Gobelins.
D'autres longs boulevards ont été percés en ligne droite, faisant pénétrer l'air et la lumière dans les cloaques où se terraient, comme redoutant les regards du soleil, les hâves héritiers des misères séculaires.
Mais à côté des avenues et des boulevards plantés d'arbres et bordés de maisons à six ou sept étages, de petites rues subsistent et conservent encore la physionomie des quartiers d'autrefois.
Une des plus curieuses de ces rues, pour l'explorateur intrépide qui ne craint pas de se hasarder en de si lointains parages, est la rue des Reculettes.
D'où lui vient ce nom ? C'est affaire aux archivistes-paléographes.
Elle va, sombre, étroite et tortueuse, de la rue Croulebarbe à la rue de Gentilly.
Les émanations, de la Bièvre, toute voisine, l’empuantissent.
Comme elle ne conduit nulle part, le passage d'un fiacre y est un évènement qui ne se produit peut-être pas trois fois dans l'année.
Si d'aventure un flâneur à peu près bien mis s'y hasarde, il est suivi par de longs regards soupçonneux, instinctivement inquiets.
La nuit venue, il faudrait y être absolument forcé pour passer par là.
Ce serait, cependant une erreur de la prendre pour une moderne Cour des Miracles, pour un refuge de malandrins, et d'escarpes.
À coup sûr, la majeure partie de sa population est honnête et travaille.
Ce sont des ouvriers des tanneries voisines, surtout des chiffonniers.,
Pas mal de mendiants aussi y logent ; et ici la défiance peut être permise, car du mendiant au voleur il n'y a souvent que l'épaisseur d'une occasion.
Maintenant qui oserait affirmer que dans ces masures, dont la plupart ont une allée fort noire, ne se cachent pas des individus ayant eu déjà maille à partir avec la justice ?...
Personne évidemment.
Le pavé est mal entretenu, l'eau stagne dans les ruisseau, l'odeur caractéristique de la misère suinte des murs et vous prend à la gorge.
Quand, sorti de là, on arrive boulevard Arago ou place d'Italie, on éprouve la sensation d'un prisonnier rendu tout à coup à la liberté.
Donc, un malin de décembre, deux hommes entrèrent dans cette rue des Reculettes et se mirent à regarder les numéros des maisons.
Dans ces deux hommes propres et vêtus décemment en ouvriers, Hulotte l'aubergiste de Gesponsart, aurait eu probablement grand-peine à reconnaître les deux vagabonds qu'il avait hébergés ; et à coup sûr la veuve Martin, la logeuse de la rue du Fond-de-Santé, à Charleville, n'aurait jamais reconnu ces deux vieux, le ménage Pascal, qui après lui avoir payé d'avance pour huit jours de loyer d'une chambre avaient si étrangement disparu le lendemain.
Ce n'étaient autres, cependant, que Servas et Didine.
S'ils avaient mis quatre mois à venir de Mézières à Paris, c'est qu'un accident les avait arrêtés en route.
Sitôt qu'ils avaient eu en leur possession les vingt mille francs empruntés par Mme d'Hartimont à d'Herminière, ils avaient quitté Charleville et marché toute la nuit.
Ayant remplacé, dans le premier bourg où ils s'arrêtèrent, leurs haillons par des vêtements décents, ils continuèrent leur voyage, mais, dans la crainte d'être suivis, en faisant de capricieux zigzags.
Et comme ils étaient à Reims, Didine, que les privations de toutes sortes avaient, malgré sa jeune vigueur, considérablement fatiguée, et qui avait pris froid pendant, cette nuit tout entière passée au grand air, tomba sérieusement malade.
Ce fut une pleurésie qui pendant un moment eut un caractère inquiétant.
Il n'y avait pas à songer à aller plus loin pour le moment.
Servas prenant son parti de ce retard forcé s'installa au chevet de sa jeune compagne et lui prodigua des soins.
Il était, du reste lui-même, absolument surmené, et lorsque Didine fut hors de danger il dut s'aliter à son tour pour quelques semaines.
Leur convalescence, surtout celle de Didine, avait été longue.
Tout cela avait pris quatre mois au bout desquels, remis à neuf tous les deux, tous les deux plein de santé et de force, ils prirent le chemin de fer pour Paris.
Bien qu'ils ne se fussent rien refusé pendant la maladie, n'ayant pu dépenser beaucoup, ils rapportaient encore plus de dix-neuf mille francs.
Ils arrivaient à Paris avec la hâte de jouir enfin de tous les agréments que pouvait leur procurer leur petite fortune.
Ils venaient de débarquer à la gare de l'Est, et avaient traversé Paris, lentement, d'un pas de promenade, les mains dans les poches.
— Quel numéro est-ce ? demanda Didine.
— Le 22. Tiens ! voilà.
— Hum ! fit la jeune fille en considérant la maison -devant laquelle Servas s'était arrêté et qui était en tout semblable aux bicoques mitoyennes, ça n'a pas l'air très engageant ici. Servas haussa les épaules et s'avança dans l'allée étroite et dont les murs étaient recouverts, d'une visqueuse humidité.
Au bout de cette allée il y avant une cour, sorte de puits carré où régnait une odeur fade de cave.
Servas, que Didine avait suivi, leva le nez, promena ses regards autour de lui.
À toutes les fenêtres, pendaient, accrochées à des ficelles, des loques en train de sécher.
Un enfant qu'on ne voyait pas pleurait.
Une voix passablement éraillée, mais qui devait être cependant celle d'une jeune femme, chantonnait-
Un chat fila, les oreilles couchées en arrière, la queue basse, le long des murs.
— Vous désirez ?
Servas se tourna du côté où on l'interpelait ainsi et vit passer, entre deux torchons accrochés à une fenêtre du rez-de-chaussée, la figure renfrognée d'une vieille femme.
Il devina la concierge.
— Pardon, madame, fit-il en touchant sa casquette du bout des doigts, n'est-ce pas ici que demeure M. Cormorant?
— Qu'est-ce que vous lui voulez à M. Cormorant ? interrogea la concierge.
Didine fort gaie, se permit un petit rire, tant cette question indiscrète lui parut saugrenue.
La concierge là foudroya d'un regard méprisant.
Mais Servas resta grave :
— J'ai à lui parler de choses importantes, déclara-t-il, il nous attend.
— L'escalier à droite, au troisième, dit la concierge d'un ton rogue.
Et, sur son visage brusquement tiré en arrière, les deux torchons, un instant écartés, refermèrent leurs plis gras.
— Elle -n'a pas l'air commode, la vieille, murmura Didine.
Servas s'était déjà engagé dans l'escalier désigné.
Ils grimpèrent jusqu'au troisième étage, et, la porte devant laquelle ils s'arrêtèrent n'étant pas garnie de sonnette, ils frappèrent.
Ce fut d'abord le grondement d'un chien qui leur répondit.
Puis ils entendirent un bruit de savates traînées sur le sol, et une voix de vieillard, cassée et nasillarde, demanda :
— Qui est là ?
— Monsieur Cormorant ? interrogea Servas.
— C'est moi… Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Hé ! je ne peux pas le dire à travers la porte… Ouvrez…
Deux serrures successivement grincèrent, puis le pêne tourna dans la gâche et Servas sentit la porte céder sous la pression de sa main.
Mais elle s'arrêta court, retenue par une chaîne de sûreté de grosseur respectable.