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LA FILLE
DU FUSILLÉ
par
Paul SAMY
(1924)
PREMIÈRE PARTIE
I
L’étrange vacation
(suite)
Ce n’était donc pas pour s’en défaire à bon prix que ces voleurs avalent mis la main sur ces objets rares, ce qui dénotait chez les ravisseurs, par leur choix étudié, une tendance artistique et une connaissance du meuble ancien.
Impossible de supposer que les auteurs de ces vols fussent des collectionneurs, à moins d’admettre qu’ils ne voulussent conserver que pour leur seule admiration, éloignées de tous les regards, dans le secret de leurs hôtels, ces merveilles de l’art du meuble au XVIIIe siècle.
Telles étaient les raisons que l’inspecteur Pratti exposait à Me Fair-Doreull, qui l’écoutait, d’ailleurs, d’une oreille distraite, mal revenu de l’événement qui avait arrêté sa vacation. Il eût préféré que le détective lui donnât l’assurance que son Bonheur-du-Jour serait retrouvé.
C’était une certitude que l’Inspecteur ne pouvait lui fournir. Il lui en exprima du moins l’espoir, après avoir pris les noms des garçons de salle et les adresses des différentes maisons de transports qu’occupait l’administration de la salle des ventes.
Il allait se retirer, quand, se ravisant, il demanda à Me Fair-Doreuil au profit de qui se faisait la vente qu’il venait de terminer en grande partie.
— Elle est au compte de deux successions, dit le commissaire-priseur, celles de MM. de Boudron et Gambert. Mais tous les meubles n’ont pas ces origines, nous y avons joint, comme l’usage en est fréquent, des objets appartenant à des amateurs. Le Bonheur-du-jour disparu est de ce nombre.
— Et le nom de cet amateur ?
— Un familier de nos salles des ventes, Suisse, je crois, M. Vayest. Il demeure au 42 de la rue de Turin. J’allais lui téléphoner pour lui apprendre ce déplorable incident.
— N'en faites rien, dit l’inspecteur. Nous le verrons.
Un quart-d'heure plus tard, M. Pratti sonnait à la porte de M. Vayest, et ce fut ce dernier lui-même qui le reçut dans un appartement encombré de meubles anciens.
Il raconta qu’il les achetait un peu partout, au hasard de ses pérégrinations et qu’il les revendait quand l’occasion s’en présentait. Il avait acquis le Bonheur-du-jour, dont il déplorait la perte, quelques mois auparavant, chez un antiquaire de Lausanne, qui l’avait lui-même trouvé, assurait-il, dans une vieille famille du canton de Vaud.
— La chose ne m’étonna point, dit M. Veyest, ce canton ayant été longtemps habité, avant et après la Révolution, par de nombreuses familles françaises, Je l’ai payé trois mille francs en argent suisse et j’espérais en tirer bien plus que celui qui a été vendu hier à la galerie Georges Petit.
— Vous savez peut-être qu’il a subi le sort du vôtre et qu’il a été volé, mais chez son acquéreur ?
— Voilà qui est curieux, fit M. Vayest. Ce sont là de naïfs voleurs. Ces objets sont aujourd’hui classés, et la publicité que la presse va donner à ces disparitions en rendra la vente impossible.
— J’y compte bien, dit l’inspecteur, en saluant son interlocuteur.
Il le quittait sur un renseignement qui ne pouvait le lancer sur aucune piste et rentra au quai des Orfèvres, où il mit le chef de service des recherches au courant de sa première enquête.
— Cela ne nous avance guère, dit ce dernier. Espérons que les agents de la brigade mobile, qui vont commencer leurs recherches, seront plus heureux. Ce qui est curieux dans ce double vol, ajouta le directeur de la police, M. Mondet, c’est que ces deux meubles, à peu près identiques, sont de provenance étrangère. Celui de la salle Drouot vient de Suisse et l’autre, volé à M. de Poldi, avait été mis en vente par l’antiquaire Ramond, de la rue Bonaparte. Il a déclaré l’avoir acheté à un hôtelier de Wiesbaden, il y a deux ans.
— C’est, en effet, une bizarre coïncidence, fit l’inspecteur.
— Le signalement exact de ces deux objets est dans ces catalogues. Pratti, faites rédiger une note au secrétariat pour les journaux et les agences, et passez un sans-fil aux postes douaniers et aux parquets de province....
— Qu’est-ce que c'est, Norbert ? demanda M. Mondet à un agent qui entrait
— C’est une dépêche pour vous, chef.
— Ah ! par exemple ! s’exclama celui-ci, après avoir parcouru le télégramme. C’est le directeur de la police de Bruxelles qui nous avise qu’on a volé dans une magasin d’antiquités un bureau-secrétaire de grande valeur, vendu dernièrement au propriétaire par un marchand allemand. On croit que les voleurs sont Français et que le meuble a été expédié en France.
— Je pense, chef, que derrière ces vols des mêmes objets sur différents points doit se cacher autre chose qu'une spéculation. Passe pour des bijoux : l’écoulement en est facile, mais des meubles, tous anciens et semblables ?
— Bien, fit M. Mondet, c’est une raison de plus pour mettre rapidement la main sur ces voleurs. Une fois que nous les tiendrons, il faudra bien qu’ils nous donnent le véritable motif de leurs opérations.
Pendant vingt-quatre heures, toutes les brigades de la Sûreté battirent la capitale et les environs, et les polices de province furent sur les dents.
Le public s’intéressa d’autant plus à ces recherches que la presse avait donné une énorme publicité à ces vols qui se distinguaient par leur audace et par leur originalité, des attaques brutales de bijouteries à coups de browning.
La valeur artistique de ces soustractions y mettait un attrait de curiosité qui les différenciait du vulgaire attentat à main armée et incitait à toutes sortes d’hypothèses, nul n’estimant, comme la Sûreté, que les auteurs de ces vols pussent avoir la prétention de placer quelque part le produit de leurs larcins.
Quelle que fût la valeur de ces objets, et fussent-ils dérobés par une même bande, le total n’était pas tel qu’il pût expliquer la simultanéité et le danger de ces opérations accomplies, on en convenait, avec une habileté stupéfiante.
Mais ce qui mit le comble à l’étonnement, c'est lorsqu’on apprit que les deux Bonheurs-du-Jour volés à Paris avaient été retrouvés, dans la matinée du surlendemain, dans un fourré du Bois de Boulogne.
Malheureusement, ils n’étaient pas intacts. Les petits tiroirs des pans droits qui surmontaient les tables, délicatement sertis de fines lamelles de bronze, avaient été brutalement brisés.
La même nouvelle parvenait à la Sûreté de Bruxelles, où le meuble disparu, et lui aussi mutilé, avait été découvert en pleine campagne, sur une route déserte.
Presque en même temps qu’il recevait ces informations, M. Mondet trouvait dans son courrier la lettre suivante :
« Monsieur le directeur des recherches.
« J'apprends par les journaux le double vol qui vient d’être commis à Paris. L’un des deux meubles dont on donne la description, celui de la salle Drouot, correspond à un meuble identiquement semblable que je possédais à ma maison de campagne de Mlraumont, dans le Pas-de-Calais. Cette habitation, vieille demeure paternelle, fut envahie et entièrement dévalisée par les Allemands de tous les objets précieux qu’elle contenait, et parmi ceux-ci, un Bonheur-du-jour qui était un souvenir de famille, et dont je retrouve la physionomie dans les particularités qu’en donne la presse. Je vous serais obligé, si par hasard on le retrouvait, de vouloir bien m’en prévenir, désirant m’assurer par moi-même si ma supposition est fondée… »
C’était signé : Comte Saint-Ange de Miraumont, 19, rue de Monceau, Paris.
— Allons, dit M. Mondet, en écrivant à son correspondant, celui-là nous mettra peut-être sur une voie qui nous expliquera les mystérieux motifs de ces vols.
L’ancien châtelain de Mlraumont, mis en présence du meuble volé, n’eut pas de peine, à certaines marques qu'il avait préalablement précisées au chef de la police, à reconnaître son Bonheur-du-jour.
Comment, de son château pillé par les Allemands, était-il venu à Paris ? L’explication était fournie par son propriétaire actuel, M. Vayest, qui l’avait acheté en Suisse où, sans aucun doute, l’objet avait été importé, avec bien d’autres, par un brocanteur allemand pressé de le soustraire aux recherches de la commission interalliée chargée de retrouver en Allemagne les objets d'art volés pendant l’invasion.
Il devait en être de même pour le bureau de M. de Poldi, acheté à Wiesbaden, et celui qu’on avait dérobé à Bruxelles. Us avaient, d’ailleurs, la même provenance.
Mais cette découverte n’expliquait pas le mobile des vols et surtout leur simultanéité. Encore moins expliquait-elle l’abandon de ces objets après qu’on eût fracturé les tiroirs secrets que possédaient ces petits meubles du commencement du règne de Louis XV.
Qu’y cherchait-on ? Que voulait-on y découvrir ?
Personne ne pouvait le dire. Et c’était le mystère que la Sûreté tenait à éclaircir en mettant la main sur les adroits voleurs, dont une enquête sévère n’avait pu encore relever les traces.