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ASSASSINS !!!
par
Louis Dagé et Paul Vernier
(1881)
PREMIÈRE PARTIE
La Masure du Corbeau Rouge
I
Double attentat
(suite)
Comme si l’inconnu n’eut attendu que cette demande pour s’expliquer, il répliqua avec vivacité :
— L’occasion que tu réclames, je puis te l’offrir.
— Vrai ?... Parlez !
— Un danger imminent, certain, que je n’ai pu deviner, mais dont j’ai la prescience, quelque chose comme la seconde vue, si tu aimes mieux, menace une jeune fille que j’aime : il faut la sauver
— On la sauvera !... Ça me botte !... Avez-vous quelques soupçons, quelque indice ?
L’inconnu allait répondre, lorsqu’un cri de terreur, d’angoisse indéfinissable, jeté par une voix féminine, retentit dans le silence de la nuit.
Un cri ; puis, plus rien.
Mais cet appel suprême avait suffi pour fixer les irrésolutions du jeune homme.
— C’est elle, c’est sa voix ! s'écria-t-il, on l’enlève... Courons !
Et, ce disant, il prit sa course vers le pont de la Tournelle, d’où le cri était parti, suivi par le coquin qui tout à l’heure avait cherché à l’assassiner et qui, maintenant semblait déployer un zèle tout aussi grand pour essayer de devenir un honnête homme, tant il avait été surpris, suffoqué, abasourdi, par la peur d’abord, et aussi par les muscles d’acier et le ton d’autorité de son adversaire.
Par malheur, quand ils atteignirent le pont de la Tournelle, ils ne virent rien : tout avait disparu !
Seulement la neige, par de profondes gerçures, montrait qu’il y avait eu lutte sur ce pont ; les roues d’une voiture y avaient laissé leur empreinte bien nette, bien apparente.
Mais, si, en stationnant à cet endroit, le véhicule avait par son poids même creusé une ornière dans la neige durcie, la trace devenait, plus loin, insaisissable et s’effaçait peu à peu, à mesure que les roues, lancées à toute vitesse, avaient rasé plus légèrement le sol à peine effleuré.
Il en était de même des sabots du cheval. Restant en place, il avait piétiné et effondré la glace ; mais, en trottant, le fer s’était imprimé d’une façon imperceptible.
Au fur et à mesure que le jeune homme, la figure crispée, contractée par l’angoisse et la colère, faisait ces tristes et désolantes constatations qui lui enlevaient tout espoir de rejoindre les ravisseurs de cette femme qu’il désirait tant secourir, il poussait des gémissements sourds qui ressemblaient à des plaintes et à des sanglots.
L’autre, qui l’aidait consciencieusement dans ses recherches, lança tout à coup une exclamation de joie :
— Tonnerre ! je tiens le fil... Le voici.
Et il brandissait un objet que son compagnon regarda avec stupéfaction.
— Comment, le fil ? s’écria-t-il, c’est une horrible pipe.
— Eh bien ! oui ; elle manque de galbe, cette bouffarde, mais je la reconnais.
— Il serait possible !
— Aussi vrai que je me nomme Lame-d’Acier, ce brûle-gueule appartient à Négriot.
— Qu'est-ce que c’est que ça, Négriot ?
— Un camarade de classe... à Poissy.
— Très bien ! Je comprends… Sais-tu où le retrouver ?
— Parbleu ! oh ! nous n’avons pas besoin de suivre les traces de la guimbarde.
— Ah !
— Pour sûr ! Je vas vous conduire dans un endroit où nous sommes certains de rencontrer ce vieil ami avec son inséparable Sans-Malice.
— Vite, partons !
— Suivez-moi.
Ils pressèrent le pas et se dirigèrent en toute hâte du côté de l’avenue de Choisy, vers laquelle le joueur de couteau conduisait son compagnon sans aucune hésitation.
Agités par des pensées diverses, les deux promeneurs se taisaient.
Cependant, soit curiosité, soit simple désir de s’orienter, ou bien mû par un dernier sentiment de défiance, le jeune homme que nous avons vu si bénévolement faire grâce à Lame d’Acier, demanda soudain à ce dernier :
—Où allons-nous ?
— À la masure du Corbeau-rouge.
— C’est un repaire ?
— Et un solide encore ! Là, on défie la Rousse.
— Y-a-t-il quelque danger ?
— Avec moi, non !
L’inconnu arrêta par le bras Lame-d’Acier, et, comme il se trouvait à la hauteur du bureau de poste de la rue Monge, il déchira une feuille de papier d’un carnet de notes qu’il portait sur lui, écrivit quelques mots au crayon, renferma le papier dans une enveloppe retirée également de son portefeuille et fit mine de jeter le tout à la poste.
Ce que voyant, le bandit demanda :
—Que faites-vous, patron ?
— Je préviens mon valet de chambre que je suis en compagnie de M. Lame-d’Acier, de telle sorte que s’il te prend fantaisie de recommencer tes espiègleries et que le hasard veuille, toi aidant, que je ne rentre pas chez moi, eh bien ! il pourrait t’en cuire pour tout du bon... Tu as compris ?
— Parfaitement !... Vous vous méfiez de moi.
— Une simple précaution.
— Elle est de trop ! Vous aurez entière confiance en moi, ou je vous lâche.
— Pourtant...
— C’est à prendre ou à laisser... Si vous refusez, bonsoir !
Au ton décidé du gredin, l’inconnu s’aperçut qu’il se trouvait avoir affaire a un entêté dont la résolution était inébranlable. Mais il ne voulait, dans aucun cas, reculer devant l'accomplissement de son projet.
Que faire ?...
L’indécision du jeune homme ne dura qu’un instant. Il considéra Lame-d’Acier entre les deux yeux, avec une fixité fascinatrice, et dit :
— As-tu du cœur ?
— Du cœur ? fit l’autre abasourdi ; ma foi, écoutez, on ne m’a jamais demandé ça, patron ; j’en ai peut-être du cœur !... Tonnerre ! Vous m'allez, vous ! Du cœur ! Eh bien, je vous en réponds, si je n’en ai pas, ça ne tardera guère !... Tenez, si c’est avoir du cœur que de vouloir être fidèle à sa promesse, si c’est avoir du cœur que d’être résolu à me faire tuer avant qu’on touche à un cheveu de votre tête, eh bien ! sacré nom !... j’en ai à revendre ! Foi de Lame-d’Acier, qu’est mon sobriquet, je n’ai jamais connu mon nom. Je vous jure de vous aider en tout et de vous obéir toujours. Vous pouviez me faire mon affaire et vous ne l’avez pas fait, ça compte.
— C’est bon ! répondit l’inconnu.
Et lentement il déchira la lettre qu’il venait d’écrire au crayon.
— Tonnerre ! c’est bien, ce que vous faites là ! murmura Lame-d’Acier ému ; vous vous fiez à la parole d'un pas grand-chose comme moi, je ne l’oublierai jamais !... Venez !
Ils poursuivirent leur marche un instant interrompue après une courte station, indispensable à l’affamé, chez un mastroquet ; ils prirent le pas gymnastique pour rattraper le temps perdu, ne pensant nullement à la façon au moins étrange dont ils avaient lié connaissance.