L'Affaire de la Rue Buot
Le Petit Parisien — 6 mai 1898
M. Remongin, commissaire de police du quartier de la Maison-Blanche, vient d'ouvrir une enquête au sujet de la mort, survenue dans des circonstances singulières, d’une femme Demilly, née Joséphine Victorine Dubuisson, âgée de trente-sept ans, demeurant 12, rue Buot (treizième arrondissement).
La femme Demilly, que l'on ne connaissait dans le quartier que sous le nom de Dubuisson, avait quitté son mari, il y a plusieurs années, pour aller vivre avec un ouvrier cordonnier, Auguste Pincemaille, âgé de trente-deux ans, habitant 12, rue Buot.
Pincemaille et sa maîtresse s’enivraient presque tous les jours et se battaient continuellement. Aussi les locataires de la maison ne faisaient-ils plus attention aux cris poussés par la femme Dubuisson quand son amant la frappait trop brutalement.
Avant-hier soir, vers quatre heures et demie, Pincemaille rentrait dans son logement. Quelques instants après, on l'entendit injurier et frapper sa maîtrise sous le prétexte que le dîner n'était pas prêt.
Vers huit heures une voisine aperçut, par la fenêtre entrouverte du logement habite par Pincemaiile, la femme Dubuisson étendue à terre, la tête reposant sur un seau.
— La Dubuisson est joliment ivre, pensa cette femme.
Mais, à deux heures du matin, cette même voisine était réveillée par Pincemaille, qui la priait de venir lui donner un coup de main pour l'aider à placer sa maîtresse sur son lit.
— Je ne sais pas ce qu'elle a, ajouta-t-il, elle ne remue pas plus qu'une bûche.
La locataire suivit Pincemaille, et comme elle soulevait la femme Dubuisson elle s'aperçut que la malheureuse ne donnait pins signe de vie.
— Mais votre maîtresse est morte, dit-elle au cordonnier.
— Ah c'est drôle, répondit-il.
Et sans plus s'inquiéter du cadavre, il alluma son feu et se fit chauffer du café.
Cependant, le concierge avait été prévenu.
M. Remongin, commissaire de police, fut averti, et ce magistrat se présentait bientôt au domicile de la défunte.
Il remarqua de nombreuses contusions sur le corps de la morte, ainsi que deux légères égratignures paraissant avoir été faites avec des ongles sur le larynx de la femme Dubuisson.
La chambre était en désordre, différents ustensiles de ménage gisaient à terre, brisés.
Tout semblait établir qu'une lutte s’était engagée dans la pièce entre Pincemaille et sa maîtresse, et que le cordonnier avait donné la mort à la malheureuse.
Interrogé à ce sujet, Pincemaille déclara qu'il ne se souvenait de rien.
— J'avais bu, hier soir, a-t-il allégué, et je ne me souviens pas de ce que j’ai fait. Pourtant, j’ai dû frapper ma maitresse, car j’en avais pris l’habitude. Quant aux contusions qu’elle porte sur le corps, elle a dû se les faire, il y a quelques jours, en tombant dans l'escalier.
Pincemaille a été envoyé au Dépôt.
M. Remongin a fait transporter à la Morgue le corps de la femme Dubuisson. L'autopsie, qui sera faite par le docteur Vibert, établira si elle a succombé aux suites des coups reçus ou si elle est morte d'une congestion cérébrale provoquée par l'ivresse.
M. Parques. Juge, est chargé de l'instruction de cette affaire.