UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 16

VIII
Tragi-comédie
(suite)

— Maintenant le plus fort est fait, capitaine, dit le second à Mazamet qui parcourait le pont pour se rendre compte des dégâts causés par la chute du mât, et qui venait de s’approcher du bord. Si le vent continue de mollir, comme tout semble l’indiquer, je vais vous arranger le plus joli petit naufrage que vous ayez encore fait de votre vie.

— Ce sera le quatrième, dit Mazamet avec douceur, presque avec onction. Tâche, mon ami, que ce ne soit pas le dernier.

— Là-dessus vous pouvez vous en rapporter à moi, capitaine.

— Sommes-nous, à ton avis, suffisamment en détresse pour tirer le canon ? demanda Mazamet.

— Mais certainement. Je n’y songeais pas. II y a même longtemps que ce devrait être fait.

— Plus tôt, on ne l’aurait pas entendu distinctement de la côte, et nous aurions inutilement brûlé notre poudre.

En même temps il fit un signe à deux matelots qui se trouvaient à quelques pas de lui.

Les deux hommes disparurent dans l’intérieur du navire, et un instant après un premier coup de canon retentit, puis à des intervalles d’une minute, un deuxième, un troisième.

Au moment où le dernier achevait de retentir, une fusée partie de la côte monta dans l’air et traça dans la brume un long sillon rougeâtre.

— On nous a entendus, s’écria joyeusement Mazamet. Le canot de sauvetage va tout à l’heure venir à notre secours.

— Il arrivera trop tard.

— Pour nous sauver ? demanda Mazamet en relevant la tête avec une vivacité comique.

— Non, mais pour sauver le navire.

— Eh ! je l’espère bien ! repartit le capitaine avec un geste de parfaite indifférence. Il faut qu’il le trouve si bien éventré par une pointe de rocher qu'aucune force humaine ne puisse l’en arracher.

— Si tout à l’heure vous n’êtes pas satisfait, repartit le second, c’est que vous serez difficile.

Et laissant dériver à la côte le navire chassé par la tempête, il se contenta désormais de le maintenir dans la direction où il voulait l’engager.

Immobiles à leur poste, les matelots attendaient le naufrage désormais inévitable.

Mazamet, debout sur la dunette, examinait attentivement la côte et l‘horizon.

Soudain il prit sa lunette d’approche et la braqua sur le large, dans la direction du Nord-Ouest.

— Un navire ! cria-t-il au second.

— Un navire ! répéta ce dernier en pâlissant.

Mais un instant après, Mazamet laissait re tomber le bras qui tenait la lunette et partait d’un éclat de rire.

— C’est notre Américain ! dit-il. Il a rentré ses mâts et ne laisse voir que sa cheminée. De loin on le prendrait pour un navire en détresse.

Deux cents mètres à peine séparaient maintenant l’Argus des rochers les plus proches.

Fouettées par la tempête, qui venait de reprendre avec une nouvelle force, les vagues s’élançaient maintenant à l’assaut des brisants et s’y pulvérisaient en les couvrant d’une masse épaisse d’écume.

— C’est un temps fait pour nous ! cria le second. Le vent et les vagues vont nous porter sur les rochers comme avec la main.

— Le canot de sauvetage vient d’être mis à l’eau. Il avance ! repartit le capitaine.

— Il peut venir, dit le second. Il arrivera juste à temps pour nous recevoir.

Mazamet se mit à rire.

— C’est bien le moins qu’il puisse faire, dit-il. Raulhac, notre armateur, est membre honoraire de la Société de sauvetage et l’un de ses plus généreux bienfaiteurs.

Soudain, il se tut.

Le navire était parvenu dans la zone des brisants.

Désormais, il était leur proie.

Il marchait droit sur un bloc énorme de rochers sous-marins, au-dessus desquels l’eau, profonde à peine de deux pieds, bouillonnait, noire et trouble, sous l’action du vent et des vagues.

Entraîné par la tempête, soulevé par une vague écumante, il s’y jeta et s’y enfonça si lourdement lorsqu’il retomba qu’un effroyable craquement le fit trembler dans toute sa membrure. Il s’était arrêté court, éventré par une pointe aiguë de la roche.

D’un dernier coup de barre le second l’y avait porté. Quand il l’y vit si solidement assujetti qu’aucun effort désormais ne pouvait plus l’en détacher, il se pencha de tout son poids sur la barre du gouvernail en lui imprimant un faux mouvement.

La barre se brisa, le gouvernail, qui s’était heurté contre l’écueil, se disloqua, et le second projeté au loin par le contre-coup, alla rouler sur le pont.

Mais il avait calculé tous ses mouvements.

Lorsqu'il se releva, il n’avait aucun mal, à peine de légères meurtrissures.

L'eau se précipitait avec tant d’impétuosité dans la cale qu’un instant le navire parut près de s’entrouvrir.

— Aux canots ! mes amis, cria le capitaine aux matelots. Lancez une fusée pour avertir le canot de sauvetage que nous sommes en détresse !

Les matelots avaient prévenu ses ordres.

Ils s’étaient tous précipités sur les deux canots du navire et les avaient lancés à la mer.

Mais sur ces eaux basses, agitées par la tempête de cent courants contraires, semées de récifs, ils étaient ingouvernables.

Avant qu’un seul matelot pût y descendre, le plus grand fut enlevé par une lame et brisé sur une roche sous-marine.

L’autre, lancé par un remous contre le flanc du navire, le heurta si violemment qu’il fut mis en pièces.

Prévenu par la fusée, le canot de sauvetage arrivait, heureusement.

Obligé de s’arrêter en deçà des brisants, qu’une distance de près d’un kilomètre séparait de la côte, le pilote du canot lança sur le navire une flèche qu'un matelot saisit pour ainsi dire au vol. Attachée à une corde mince et solide, cette flèche d’établit un va-et-vient entre le navire et la roche la plus voisine du canot.

Les matelots, deux par deux, passèrent sans difficulté. Mazamet, debout et immobile sur la dunette, présidait au sauvetage et en suivait toutes les péripéties avec un flegme imperturbable.

Prêt à tenter l’aventure à son tour, le second se tourna vers le capitaine.

— Et le passager ? s’écria-t-il.

C’était la première fois qu’il y songeait.

Il ne l’avait pas vu, et pour cause, depuis la veille au soir.

— Qu’est-il devenu ? reprit-il Depuis notre départ des îles Glénan, il ne s’est pas montré sur le pont.

Mazamet sourit.

— Rassurez-vous, dit-il. J’avais pour plus de sûreté consigné M. Lucien Percieux dans sa cabine. Pendant que vous passerez avec le dernier matelot, j’irai le chercher et nous gagnerons le canot ensemble.

Le second n’en demanda pas davantage.

II saisit le frêle appui qui devait le conduire au canot et s’élança hors du navire.

C’était par tribord que s’opérait la descente.

Lorsqu’il eut gagné le canot de sauvetage, le second chercha des yeux le capitaine et son passager et ne vit personne.

Au bout de quelques minutes, il aperçut cependant le capitaine qui se démenait sur le navire du côté de bâbord et poussait de grands dis en agitant les bras.

Craignant qu’il ne fut survenu quelque accident de nature à compromettre le succès, maintenant presque assuré, de leur naufrage volontaire, le second reprit sans balancer le chemin du navire, malgré le danger d’une pareille entreprise.

La tempête se déchaînait, en effet, avec plus de violence que jamais et couvrait les récifs le navire de lames énormes et furieuses.

Un des hommes du canot, quel qu’il pût dire le suivit sur l’ordre du pilote.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le pont, Mazamet perché sur le bord du navire, avait les yeux fixés sur la pleine mer.

— Courage ! criait-il, courage, mon ami ! Un dernier effort et vous allez saisir la bouée !

Puis tout à coup, se relevant et poussant un juron formidable :

— Il a sombré ! s'écria-t-il.

Et il se laissa tomber, d’un air accablé, sur un rouleau de cordages.

— Il ne manquait plus que cela pour m’achever ! dit-il d’un air accablé, avec toutes les manques d’un profond désespoir.

Ne comprenant rien à ses paroles, le second s'était précipité de son côté.

Il examina la mer au large et n'aperçut rien qu'une bouée qui flottait à cent mètres du navire, et en avant du vapeur, qui s’était sensiblement rapproché, un canot qui cherchait en vain à s'en éloigner, d’énormes lames l’arrêtant ou le rejetant en arrière toutes les fois qu’il s’avançait dans la direction du trois-mâts naufragé.

— Qu’avez-vous, Monsieur Mazamet, dit-il en s'approchant du capitaine et en lui posant la main sur l'épaule pour le tirer de sa torpeur. Que tous est-il arrivé ?

Mazamet leva sur le second des yeux hagards, qui semblaient ne rien voir.

Puis, tout à coup, feignant de le reconnaître :

— Ah ! c’est vous, mon ami, s’écria-t-il. Je vous croyais parti.

— Je l'étais en effet, mais je suis revenu quand j’ai vu que vous ne me suiviez pas... Où donc est votre passager ?

Mazamet leva les yeux au ciel.

— Ah ! mon ami, quel malheur ! s’écria-t-il. Quand je suis allé le chercher, au lieu de me suivre tout de suite, il s'est obstiné à monter sur le pont cette malle et ce sac de cuir qui renfermaient, prétendait-il, des papiers qui sont pour lui du plus grand prix. Il disait que si le navire sombrait, ils auraient plus de chance d’être jetés à la côte que s’ils restaient dans sa cabine.

— Il n'avait pas tort de le penser, repartit le matelot du canot de sauvetage.

— Eh ! je le sais bien, s’écria Mazamet. Mais c'est ce qui l'a perdu. Comme il arrivait sur le pont, le vent redoublait de violence. Une lame énorme a balayé tout le navire, elle l'a saisi juste au moment où, avec mon aide, il hissait sa malle sur l'escalier. Le coup a été si violent qu’il lui a fait lâcher prise et l’a emporté par-dessus bord. Quand je suis arrivé pour lui porter secours, Il n’était plus temps. Les lames le roulaient dans leurs plis comme une épave. Je n’ai pu que lui jeter une bouée. Un moment, j'ai cru qu'il allait pouvoir la saisir, que le canot de ce navire démâté, qui ne semble pas en meilleur état que notre pauvre Argus, allait pouvoir le repêcher.

Mais au moment où une lame poussait la bouée dans sa direction, une autre l'a saisi, et si brutalement, qu'il a coulé à fond. À présent, c’est fini ; il est perdu !

Et il laissa retomber sa tête dans ses mains.

Le second, qui ne comprenait rien à cet accès de désespoir, se demanda pendant quelques secondes si Mazamet ne jouait pas la comédie.

Mais son désespoir était si naturel qu’il ne s'arrêta pas à cette idée.

La malle et le sac de cuir étaient là, devant lui, à ses pieds, pour attester la vérité du fait, et il venait de voir le vapeur ramener son canot à bord et disparaître, comme un oiseau de mer, dans la tempête.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

En 1930, les Primistères parisiens avaient des magasins aux adresses suivantes : Rues, des Cinq-Diamants, 33 et 56 ; du Château-des- Rentiers, 54 et 135 ; Bourgon, 19 ; Nationale, 151 ; du Moulin-des-Prés, 9 ; de Patay, 92 ; Albert, 67 ; Baudricourt, 75 ; avenues : d'Italie, 52, 100, 198 et 180; d'Ivry, 41 ; de Choisy, 39 ; de Tolbiac, 169; boutevard de la Gare, 132 et 171.

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Le dernier étang du quartier de la Glacière fut comblé en août 1881 et sur son emplacement, on construisit une gare de marchandises connue des habitants sous le nom de gare de Rungis mais dont le nom officiel était « gare de la Glacière-Gentilly ».

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L'orage remarquable par sa longue durée plus encore que par sa violence, qui éclata le lundi 23 juillet 1906 au soir sur Paris, causa beaucoup de dégâts. Dans le treizième arrondissement, la Bièvre, très grossie, sortit de son lit et inonda le passage Moret, dont les maisons ont dû durent être évacuées. Rue de la Glacière, 25, les ateliers de MM. Dufresne et Rommutel furent envahis par les eaux.

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La rue Rubens (511 mètres, entre la rue du Banquier, 33, et le boulevard de l'Hôpital, 140), existait au XVIIe siècle. Elle s'appela primitivement rue des Vignes, à cause des treilles de la Salpêtrière. Par décret du 24 août 1864, elle reçut sa dénomination actuelle, en mémoire du peintre flamand (1577-1646), à cause du voisinage des Gobelins.

L'image du jour

L'avenue des Gobelins vue vers la rue Philippe de Champagne

L'ilot formé par l'avenue des Gobelins, la rue Coypel, la rue Primatice et la rue Philippe de Champagne occupe le site du marché couvert des Gobelins ouvert à la fin des années 1860 et fermé à l'orée du 20e siècle au profit du marché de plein-air du boulevard Blanqui.