UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 37

X

Changement de front
(suite)

Ne voyant plus Marcel :

— Comme il te plaira, mon très cher, murmura-t-il.

Et gagnant la rue Bobillot, dans laquelle débouche le sentier conduisant au hameau que Berthe habitait, il prit d’un air calme et délibéré le chemin de la maisonnette.

La rue Bobillot à la hauteur de la place Paul-Verlaine avant la construction de la piscine

Il le trouva sans peine au milieu des allées qui séparent les jardins et les maisons, et ouvrant la porte à claire-voie qui donnait accès dans l’habitation, il y pénétra d’un pas rapide et assuré, non sans quelque émotion, toutefois.

En entendant le sable crier sous ses pas, Berthe releva la tête.

Elle ne le reconnut pas tout d'abord et se leva d’un air étonné pour lui demander le motif de sa visite.

Mais Raulhac s’étant découvert et incliné respectueusement devant elle, elle devint, en apercevant ses traits, d’une pâleur livide, et un cri sourd s’échappa de ses lèvres.

— Je vous ai fait beaucoup de mal, Madame, dit alors Raulhac qui tremblait légèrement et je comprends l’impression pénible que vous cause ma vue. Mais ce mal, je viens pour le réparer, et j’ai pensé que le motif qui m’amène vers vous ferait excuser l’audace de ma visite.

Berthe était si émue, si troublée, qu’elle ne parut pas tout d’abord avoir bien compris les paroles de l’armateur.

Il y eut quelques secondes d’un silence pénible, et Raulhac allait le rompre et s’efforcer, par de nouvelles protestations, de calmer l’émotion de Berthe, lorsque Nivollet, tout à coup, sortit de la maison.

Il s’y trouvait depuis le matin, arrangeant les meubles, collant du papier sur les murs rafraîchissant de quelques coups de pinceau les enduits détachés ou décolorés par l'humidité.

La voix de Raulhac étant parvenue jusqu’à lui, il était sorti pour recevoir ce visiteur inattendu, et il tenait encore à la main un gros pinceau enduit de colle.

Il toisa Raulhac d’un air soupçonneux et sa figure ne lui revenant qu’à demi, il lui dit d’un ton poli, mais froid :

— Que demandez-vous, monsieur ? Raulhac se tourna du côté de Berthe.

— Puis-je parler devant monsieur, et lui expliquer le motif de ma visite ? lui dit-il.

Berthe avait eu le temps de se remettre.

— M. Nivollet, répondit-elle, est mon meilleur ami. Il pourra, mieux que moi, juger sincérité de vos paroles.

— Puisque vous le permettez, madame, répliqua Raulhac en s’inclinant devant Berthe, je ferai M. Nivollet juge des motifs qui m’amènent.

Se tournant alors vers le peintre :

— Je m’appelle Raulhac, lui dit-il résolument. Je suis cet armateur de Bordeaux que M. Marcel Percieux avait chargé d’éloigner de France et de retenir en Espagne Madame et son fils.

Un éclair de colère traversa les yeux de Nivollet

— Ah ! vous êtes M. Raulhac, dit-il. Je suis charmé de l'apprendre et devoir cette occasion de vous dire qu’aujourd'hui vous n’emmènerez point Mme Percieux et son fils aussi facilement que vous l’avez fait la première fois. Ils ont des amis qui sauront les défendre.

Raulhac ne broncha pas ; mais d’un geste pressant, il arrêta Nivollet.

— Ce n’est point dans cette intention que je suis venu, dit-il.

— Alors, monsieur, repartit sèchement Nivollet, que venez-vous chercher ici ?

— Je viens pour réparer, si je le puis, le mal que j’ai fait à madame, pour lui en fournir les moyens, à tout le moins, repartit Raulhac avec vivacité.

Et voyant l’indignation et l’incrédulité se peindre sur le visage de Nivollet.

— Je ne vous demande pas de me croire sur parole, lui dit-il. Je vous prie seulement de m’écouter avant de me juger. Cela vaudra mieux que de me faire des reproches que j’ai mérités, je le sais, mais que vous regretteriez peut-être, dans quelques instants, de m’avoir adressés.

Nivollet regarda Berthe et la jeune femme ne faisant aucune objection, paraissant au contraire curieuse de savoir ce que Raulhac pouvait avoir à lui dire, invita du geste l'armateur à le suivre dans la maisonnette.

— On pourrait nous entendre des jardins voisins, dit-il en indiquant de la main une chaise à Raulhac et, de toutes façons, nous serons mieux ici.

Il s’était assis lui-même, ainsi que Berthe, qui avait envoyé son fils jouer dans le jardin.

Raulhac reprit aussitôt :

— J’avais reçu de Marcel Percieux des services auxquels je devais d’avoir conservé, puis accru rapidement ma fortune, et nous étions d’ailleurs amis intimes depuis le collège.

Là se trouve, dit-il, l'explication de ma conduite, si non son excuse, car elle n'en a pas, je le reconnais. J'ai voulu me montrer reconnaissant de l’aide qu'il m’avait donnée, et je me suis certainement acquitté au centuple, car la grande fortune dont il jouit depuis trois ans, c’est à moi qu’il la doit. Sans moi, il ne l’aurait jamais eue, et peut-être ne serait-il plus de ce monde. Aujourd’hui, les rôles sont changés.

Des spéculations malheureuses m’ont presque entièrement ruiné, et quand je suis venu frapper ce matin à la bourse et au cœur de Marcel, je les ai trouvés fermés l’un et l’autre.

Il m’a refusé le secours que je n’avais pas hésité à lui accorder et qu’il me devait. Il m’a accablé de mépris et de sarcasmes, et quand, poussé enfin à bout, je l’ai menacé de représailles, il a voulu me faire jeter dehors !... Cela vous étonne ? demanda-t-il en voyant un sourire d’expression indécise passer sur les lèvres du peintre.

— Non, répondit Nivollet, ce serait le contraire qui m’aurait surpris.

— Alors vous le connaissez mieux que moi... Son ingratitude et son mépris m’ont affranchi de tout lien d’amitié et de reconnaissance envers lui. Il m’a fait une injure que je ne lui pardonnerai jamais, et c’est, je ne vous le cache pas, le désir de me venger qui m’a tout d’abord poussé vers cette maison où lui-même m’a, contre son intention d’ailleurs, appris que madame habite.

Berthe pâlit.

— Il le sait déjà ! s’écria-t-elle.

—Qu’importe ! répondit Nivollet eu souriant.

Nous n’aurions pu le lui cacher longtemps. Il ne doit pas ignorer d’ailleurs que vous y êtes bien gardée.

— Il ne l’ignore pas, repartit Raulhac.

Et, se tournant du côté de Berthe, il ajouta :

—Si l’envie de me venger de M. Marcel Percieux m’a tout d’abord poussé chez vous, madame, j'y suis cependant conduit aussi par le désir de réparer le mal que je vous ai fait, et la meilleure preuve que je puisse vous donner de la sincérité de mes intentions, c’est de vous apprendre les crimes de votre mari, de ne vous rien cacher de ce qu’il a fait.

— Vous en êtes instruit, monsieur ? s’écria Berthe.

— Je sais tout, repartit Raulhac. J’ai été son unique confident et son principal complice.

Et il raconta, sans en rien omettre, tout ce qui s’était passé depuis l’arrivée de Lucien à Bordeaux jusqu’à son retour à la Maison-Blanche.

Lorsqu’il eût achevé son récit, étonné de voir que Nivollet et Berthe l’avaient écouté sans surprise, presque tranquillement, il reprit :

— Ce que vous saviez de Marcel, je ne vous le demande pas. Mais vous en étiez, je crois mieux instruit que je ne le pensais, et c’est tant mieux ! L’exactitude de mon récit, dans les parties connues de vous, vous sera le garant de ma sincérité dans celles que vous ignoriez. Je ne vous demande pas non plus de m’accorder votre confiance tant que je ne l‘aurai pas méritée et que je ne vous aurai pas prouvé, par mes actés, la sincérité de mes paroles et de mes intentions. Je vous prie, au contraire, de me faire surveiller étroitement, si vous en avez les moyens. Je vous prie surtout, dans votre intérêt plus encore que dans le mien, de ne pas refuser mes offres de service. Les acceptez-vous, monsieur Nivollet, et vous, madame ?

Nivollet, avant de répondre, fixa sur Raulhac un regard perçant et profond.

Raulhac le soutint sans embarras.

L’exactitude de son récit, dans les faits connus de Berthe, le service qu'il venait de lui rendre en dévoilant beaucoup de faits et de circonstances qu’elle ignorait encore, son animosité contre Marcel, trop violente et surtout trop motivée pour être feinte, tout témoignait en sa faveur.

Nivollet n’hésita pas.

— Je les accepte pour mon compte, dit-il, et je crois, ajouta-t-il, après avoir échangé un regard avec Berthe, que madame ne les refusera pas non plus.

— Je vous remercie de votre confiance, M. Nivollet, répliqua joyeusement Raulhac, et vous n’aurez pas, de toutes façons, à la regretter ; car vous avez affaire à forte partie, et mon concours de vous sera pas inutile.

— Nous le savons, monsieur, repartit Nivollet.

— La difficulté, ce sera surtout d’entamer la lutte et de trouver des avocats et des hommes de loi que nous puissions convaincre de la vérité de nos paroles. M. Marcel Percieux a, pris ses précautions avec une habileté diabolique. Il prétend que Madame est une sœur de sa femme dont la folie consiste à se faire passer pour Berthe Percieux. Moi, il va m'accuser d’établir une vaste entreprise de chantage.

— Il me l'a dit lui-même, ajouta Raulhac, répondant à un regard de Nivollet, et il a d’autant, plus de chances d’être cru, que je ne puis le dénoncer sans me perdre moi-même. Ah ! si le cadavre de Lucien Percieux se trouvait encore dans le souterrain de la Maison-Blanche, s’écria-t-il, quelle arme précieuse ce serait contre lui !

— Qui donc vous a dit qu’il n’y est plus ? répartit Nivollet.

— Lui-même, et il y a tant de motifs de le croire, qu'il est difficile d'en douter. Est-ce qu’il aurait menti ?

— J’ai, dit Nivollet, de fortes raisons de le penser.

— Alors, nous le tenons ! s'écria Raulhac en poussant une exclamation joyeuse et en faisant claquer les doigts de sa main droite.

— Mais comment s’en assurer ? reprit Nivollet.

— Comment ! répartit Raulhac, en pénétrant dans le souterrain. Je m'en charge. Dans la situation où je suis, je n’ai plus rien à craindre et je puis tout risquer. Mais il y faudra pénétrer plus tôt que plus tard.

— Nous conviendrons dès ce soir de nos faits, repartit Nivollet. Mais ce n’est pas, vous devez le comprendre, ici, devant madame, que nous pouvons discuter ces plans.

Si disposé que je sois à croire à la sincérité de vos paroles et de vos sentiments, je ne puis vous accorder notre confiance que dans mesure imposée par la prudence.

— Je vous l’ai demandé moi-même, répartit Raulhac avec vivacité.

— Je ne l’ai pas oublié, monsieur, repartit Nivoilet. Chez moi, d’ailleurs, vous trouverez quelques amis de madame, qui ne sont pas moins intéressés qu’elle au succès de ses revendications. Voici mon adresse.

— Eh ! s’écria Raulhac, c’est tout près d’ici. Nous n’aurons qu’un pas à faire pour nous rendre de chez vous à la Maison-Blanche. Je dis nous parce que je n'y pénétrerai pas seul. Mazamet a voulu m’accompagner à Paris. C’est un autre moi-même. Madame ne le sait que trop, ajouta-t-il en s’inclinant d'un air de regret et de respect devant Berthe, et quand il apprendra ce qui s’est passé, il ne sera pas moins exaspéré que moi contre M. Marcel Percieux.

Nivoilet réfléchit un instant.

— Vous pouvez, si cela vous plaît, l’amener avec vous, dit-il ensuite. Au revoir, monsieur.

Raulhac s’était déjà levé.

Il s’inclina de nouveau devant Berthe.

— Puis-je espérer, madame, dit-il avec une émotion dont il ne fut pas maître, que vous me pardonnerez un jour ?

— Je vous ai déjà pardonné, monsieur, répondit Berthe avec douceur. Ce n’est pas, d’ailleurs, mon pardon qu’il faut solliciter, c’est celui de Dieu.

Raulhac s’éloigna, et Nivollet et Berthe étaient encore si émus des impressions si vives et si diverses qu’ils venaient d’éprouver, qu’ils restèrent quelques secondes sans parler.

— Je ne puis m’empêcher d’avoir confiance dans cet homme, dit enfin Nivollet.

— Moi, je crois en lui.

— Et pourtant, c’est du diable qu’il nous vient.

— Oui, repartit Berthe en souriant, mais c’est Dieu qui nous l’envoie.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Jacques Daviel (1696-1762) fut un célèbre oculiste. Il fut le premier à réussir une opération de la cataracte et a été chirurgien du roi Louis XV.
Le nom de Daviel a été attribué à la rue Saint-François de Sales (1576-1622) en 1894 dans le cadre d'une volonté du conseil municipal de Paris de déchristianiser la toponymie de la capitale.

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L'actuelle mairie du XIIIème a été construite en 1866 et 1877 (avec une interruption entre 1870 et 1871) sur les plans de Paul-Emile Bonnet, architecte. Auparavant, elle était installée dans un des anciens pavillons Ledoux.

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En 1860, Il y avait un commissariat pour deux quartiers dans chaque arrondissement de Paris. Pour le 13e, ces commissariats étaient installés 36 route d'Italie pour Croulebarbe et la Maison-Blanche et 62 boulevard de l'Hôpital pour les quartiers de la Salpêtrière et de la Gare.

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Contrairement à la légende habituellement véhiculée par le parti communiste français, René Le Gall n'est absolument pour rien dans la création du jardin ouvert en 1938 et qui porte son nom depuis 1944.
Le jardin des Gobelins est une résultante de la convention conclue en 1934 entre l'État et la ville de Paris, en vue de la réimplantation du mobilier National dans le 13e arrondissement dont les terrains d'assise, situés en bordure de l'avenue Rapp, devaient être libérés en vue de l'exposition internationale de 1937.
Pour ce faire, l’État cédait à la ville le jardin historique des ouvriers de la manufacture des Gobelins à charge pour elle d’y réaliser une promenade publique sur le surplus du terrain où le nouveau mobilier national trouverait désormais sa place.

L'image du jour

Le quai de la Gare en janvier 1910 à proximité du n° 127 de l'époque.

Marchands de vins, petits commerces et industries de la futaille, services de transport, et commerces de proximité se partageaient l'espace avec les entrepôts et autres entreprises importantes du secteur.