UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 44

XIII

Le guet-apens
(suite)

Ils suivaient, dans la direction de l’épais massif, de peupliers et de grands arbres où se cache la Maison-Blanche, une ligne courant va peu en contre-bas de la crête des talus, à distance égale de ces deux endroits.

Leur présence, du côté de la rue Barrault, s’y trouvait cachée la plupart du temps par les grandes herbes ou par les plis du terrain.

Quand ils eurent dépassé les usines et qu’ils furent arrivés à la hauteur du massif d’arbres, ils obliquèrent tout à coup sur la gauche et prirent un sentier descendant à la Maison-Blanche.

La Bièvre en amont du boulevard d'Italie, en contrebas de la rue Barrault
d'après une photographie d'Emile Atget

Berthe connaissait les moindres détours de ce sentier, l’ayant parcouru des centaines de fois pour se rendre à la rue Barrault, chez Mme Nivollet.

Voyant, ce qu’elle commençait à craindre depuis un instant, qu’on la conduisait à la Maison-Blanche, ne pouvant plus douter qu’elle ne fut tombée entre les mains d’hommes à la solde de Marcel, elle essaya par un mouvement brusque et inattendu de se dégager de l’étreinte qui la tenait prisonnière et de s’enfuir.

En même temps elle poussait un cri d’appel et de détresse, qui retentit au loin.

Mais les mains qui la tenaient étaient trop solidement serrées autour de ses bras pour qu’elle pût leur échapper, et après quelques efforts désespérés, elle s’affaissa sur l’herbe, demi pâmée.

Furieux de cette brusque révolte à laquelle ils ne s’étaient pas attendus en la voyant si passivement soumise, craignant que son cri n’eût donné l’éveil, ses deux gardiens se jetèrent sur elle.

L’un d’eux lui posa le bâillon sur les lèvres, rapidement, mais sans brutalité. Dès qu’il l’eût assujetti, le second qui était de taille plus petite, mais bâti comme un Hercule, enleva Berthe dans ses bras et descendit en courant la pente du talus.

Quelques minutes après il entrait avec son fardeau dans la Maison Blanche, dont son compagnon était allé lui ouvrir la porte.

Troussardière était assis, calme et souriant, dans le salon du rez-de-chaussée.

Il n’en avait point ouvert les volets, ne voulant pas, et pour cause, attirer l'attention des voisins sur sa visite.

Il s’était contenté d'allumer deux bougies restées dans un candélabre, sur la cheminée.

— Quelle heure est-il, Bruneau ? demanda-t-il en tirant sa montre.

Et, faisant lui-même la réponse :

— Dix heures dix, ajouta-t-il. Vous êtes en retard de dix minutes, mes enfants.

— Nous avons été retardés par M. Nivollet qui n’a quitté son jardin qu’à dix heures moins dix, répartit l’agent qu’il avait appelé Bruneau. Il aurait pu, si nous avions opéré pendant qu’il s’y trouvait, apercevoir Mme Berthe et la reconnaître, ou entendre ses cris.

— Elle a crié ? demanda Troussardière avec vivacité.

— Une seule fois. Mais si on l’a entendue, on n’a pas dû la voir. Nous étions déjà sous les arbres. Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, mais, vous le voyez, nous ne sommes pas coupables du retard.

— Vous aviez le quart-d’heure de grâce, repartit Troussardière, rendu bon prince par l’entrée dans le salon du second agent avec son fardeau. M. Percieux n’est pas encore arrivé, d'ailleurs.

En même temps il fit signe d’enlever le bâillon qui fermait la bouche de Berthe et s’approcha de la jeune femme, étendue plus morte que vive sur le fauteuil où son porteur l’avait déposée.

— J’espère, Madame, que vous allez être plus raisonnable à présent, dit-il d’un air doucereux, presque aimable et que vous ne nous obligerez plus à employer des moyens qui nous répugnent autant qu’à vous-même.

Berthe ne répondit pas.

Elle promenait des yeux hagards sur ce salon qui lui avait été si familier jadis et que, maintenant, elle semblait à peine reconnaître.

Une seule pensée l’obsédait et la remplissait d’épouvante. Elle s'attendait d’un moment à l’autre à voir paraître son mari.

Son attente ne fut pas longue.

Quelques secondes après, un pas ferme et rapide, qu'elle reconnut sur-le-champ, retentissait dans le vestibule et Marcel entrait dans le salon.

À la vue de Berthe, un éclair de joie haineuse et triomphante brilla dans son regard.

Mais il l'éteignit aussitôt sous ses paupières et s’avança d'un air hypocrite et peiné du côté de Berthe, voulant sans doute lui adresser la parole.

Il n'en eut pas le temps.

Berthe, en l'apercevant, était restée pendant quelques secondes comme anéantie.

Puis une réaction soudaine s’était produite en elle.

Un accès de colère et d’indignation l’avait secouée des pieds à la tête.

Elle s'était dressée tout à coup, et s’avançant d’un air de menace vers son mari :

— Ah ! c’est vous encore, misérable ! s’écria-t-elle. Vous avez donc juré de ne pas me laisser un instant de repos ! Vous voulez, n’est-ce pas ? me faire mourir de souffrance et de chagrin. Mais prenez garde !

Avant qu’elle ne pût poursuivre, Marcel avait fait un signe aux deux gardiens, et Berthe gisait de nouveau sur le fauteuil, pantelante et presque évanouie.

Le bâillon venait d’être replacé sur ses lèvres.

Marcel alors s’approcha d'elle, et fixant sur ses yeux un regard étincelant de rage et de haine.

— Prenez garde vous-même, Madame, dit-il d’une voix stridente. Votre enfant est en notre pouvoir. Il nous répond de vous, et si vous prononcez des paroles imprudentes ou criminelles, c’est sur sa tête qu’elles retomberont.

Puis, il ajouta d’un ton plus doux :

— Si vous voulez qu’il vous soit rendu, nous ne vous le refuserons pas, cependant. Mais il faut d’abord changer de ton et d’attitude et nous donner des preuves sérieuses de votre sagesse et de votre soumission.

S’éloignant ensuite de Berthe, il s'approcha de Troussardière.

Ce dernier, pendant que Marcel essayait, par des menaces, d’intimider sa femme, causait à voix basse avec ses deux agents, afin de pouvoir affirmer ensuite, en cas de besoin, qu'il ne les avait pas entendues.

— Où faut-il conduire Madame ? demanda-t-il.

— Au premier étage, dans la chambre à coucher.

Quelques minutes après, Berthe, transportée dans cette chambre, gisait sur une paillasse qui garnissait encore son ancien lit.

Quand elle y fut déposée, presque évanouie, Marcel prit un mouchoir et lui attacha solidement les mains.

Étonné de son action, Troussardière s’approcha de lui.

— Je puis, dit-il à voix basse, vous laisser un de mes agents pour surveiller madame, les deux même, si vous le désirez.

— Je vous remercie, c’est inutile, répartit Marcel d’un ton sec et bref. Tous les volets sont fermés, assujettis par de solides cadenas dont j’ai les clefs, et il suffira de fermer extérieurement les portes de ma chambre et de mon cabinet pour que madame ne puisse s’évader.

— Mais, qui la soignera? reprit Troussardière d’un air visiblement inquiet.

— Moi-même, repartit Marcel. Je compte revenir après déjeuner et faire apporter avec moi tout ce dont elle peut avoir besoin. Il suffira que vos agents se trouvent quelque part dans la rue de la Glacière, à portée de venir à mon aide, leur secours me devenait nécessaire, et qu’à dix heures précises ils conduisent à la porte de l’allée la voiture qui doit emmener madame.

De plus en plus inquiet, car il ne se rendait pas compte de l’arrière-pensée de Marcel ou du motif pour lequel il tenait à être seul, Troussardière le regarda dans les yeux.

 — Vous serez maître de vous-même, M. Percieux ? lui dit-il à demi-voix. Vous ne vous lais serez pas entraîner par la colère à des violences qui nous compromettraient gravement tous les deux, car je ne dois pas vous le cacher, mes deux hommes ont appartenu jadis à la police et, s’il survenait un accident mortel, ils n'hésiteraient pas à tout révéler, afin de mettre leur responsabilité à couvert.

Marcel sourit et regarda l’agent d’affaire# d'un air qui le rassura, tant il était calme et ouvert.

— Vous pouvez être tranquille à cet égard mon cher Troussardière, dit-il. Je ne suis plus un enfant, et je n’ai nulle envie de gâter par d’inutiles violences une affaire que vous avez conduite jusqu’à présent avec tant de prudence et d'habileté. Quand vous reviendrez ici, vous y trouverez madame telle que vous l'avez laissée, et même, je l’espère, un peu plus calme. Si par hasard elle mourait d'ici là, ce qui n'arrivera pas, je pense, ce serait, veuillez le croire, de sa mort naturelle.

Troussardière tout à fait rassuré, sortit la chambre, puis de l’habitation, pour aller mettre lui-même ses hommes en observation tandis que Marcel, derrière lui, faisait une inspection rapide du premier étage et du rez-de-chaussée et fermait soigneusement les portes.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Le 27 juillet 1916, 724ème jour de guerre, un violent orage causait quelques dégâts au 1 de la ruelle des Reculettes et la foudre blessait légèrement aux jambes Mme Paris, une locataire du lieu.

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En 1877, il fut décidé que le nouveau marché aux chevaux reprendrait la place de l'ancien (auparavant transféré sur le boulevard d’Enfer), ce fut M. Magne, architecte, qui fut chargé de la direction des travaux.
Il a fallu faire d'immenses travaux de consolidation et de soutènement pour profiter de l'îlot escarpé et montueux compris entre le boulevard Saint-Marcel et celui de l'Hôpital.
La porte principale du marché, flanquée de deux forts jolis pavillons, s’élevait boulevard de l’Hôpital, tandis qu’un mur défendu par des grilles en fer s’étendait sur le boulevard Saint-Marcel.

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35.892 électeurs étaient inscrits sur les listes du 13ème pour le premier tour des élections municipales du 3 mai 1925. 30.289 votèrent. Seul, M. Colly, du quartier de la Gare, fut élu à ce premier tour.

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Brillat-Savarin (1755-1826) dont le nom fut donné, par arrêté du 28 décembre 1894, à la rue du Pot-au-Lait dont le parcours suivait un des bras de la Bièvre à proximité des étangs de la Glacière, fut magistrat et député à la Constituante et devint célèbre avec la publication de son livre posthume, la Physiologie du goût. Son prénom était Jean Anthelme.

L'image du jour

L'église Notre-Dame de la Gare, place Jeanne d'Arc

L'église Notre-Dame de la Gare destinée à remplacer une petite chapelle ouverte rue Nationale. L'architecte en charge de l'édifice est Claude Naissant (1801-1882) qui est déjà en charge de l'église Saint-Lambert à Vaugirard.