74
LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
I
La menace
(suite)
Et, interprétant comme un acquiescement le silence de Maxime, elle reprit, les yeux au plafond, jouant des doigts avec la chaîne d'or qu'elle portait au cou :
— Dire que voilà déjà trois ans !.:. Comme le temps passe !... En somme, vous aviez raison, il était nécessaire de se faire oublier... Eh bien ! mon ami, j'ai voyagé... Que vouliez-vous gue je fisse ?... J'ai fait d'abord un long séjour aux Etats-Unis. ; puis la fantaisie m'a prise de franchir le Pacifique... J'ai visité l'Inde... Quel beau pays !... Vous avez vu mon domestique nègre ?.. Je l'ai ramené de San-Francisco... On allait, le lyncher parce qu'il avait violenté une petite fille blanche... Je l'ai fait évader... Il m'est dévoué jusqu'à la mort... Mon Dieu ! oui, j'ai couru le monde, au hasard, en vagabonde, changeant de nom de temps en temps, pour être plus tranquille... Mais je suis toujours restée en relations avec Paris... Une agence me renseignait sur ce qui se passait ici... C'est ainsi que j'ai appris vos fiançailles avec Mlle Germaine de Champfloran... J'ai jugé alors que mon absence avait assez duré.
Elle renonça à la position horizontale, et, assise, adossée à la muraille, appuyée des deux mains aux coussins du divan, elle regarda Maxime avec des yeux durs.
— Voudriez-vous dire, interrogea Maxime, que c'est l'annonce de mon prochain mariage qui vous a fait revenir ici ?
Adah remua affirmativement la tête.
— J'apprécie votre franchise, dit-elle, au moins vous ne cherchez pas de faux-fuyants, point d'échappatoires... « Votre prochain mariage »... à la bonne heure !
— Soit ! fit Maxime ; mais je ne comprends pas.
— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? Continuons de parler net, voulez-vous ?... Vous savez bien que ce mariage est impossible.
— Vraiment ! Et pourquoi cela ?
— Parce que je n'y consentirai jamais.
— J'ignorais qu'il me fût nécessaire d'avoir votre consentement pour me marier.
Cela fut dit avec le plus grand, calme et toujours de la même voix sans inflexion ; mais Maxime était devenu encore plus pâle et les coins de sa bouche tremblaient nerveusement.
— Cela prouve que vous avez peu de mémoire, répondit la jeune femme avec la même tranquillité apparente. Avez-vous oublié le pacte sanglant qui nous unit ?... Ne vous souvenez-vous plus que nous sommes rivés l'un à l'autre comme les deux anneaux d'une chaîne ?...
— Non, Adah, répliqua ; Maxime, je n'ai rien oublié... Mais j'ai pu croire, en restant trois années sans nouvelles de vous, que comme moi vous éprouviez le désir, le besoin de vous libérer de la terrible solidarité qui pèse sur nous… Vous avez pu voyager ; changer de personnalité ; vous avez pu effacer de votre mémoire tout souvenir du drame de Vitry-sur-Seine... Moi, c'est différent... Après trois ans, je sens encore un malaise autour de moi… Ce n'est ni pour sa beauté ni pour sa dot que j'épouse Mlle de Champfloran ; mais ce mariage me fait rentrer dans la société régulière, me donne une famille dont l'antique renom d'honneur sera pour moi un abri tutélaire... Vous me comprenez... Au-surplus, j'ai toujours pensé qu'une liquidation s'imposait entre vous et moi…Je suis prêt…-Parlez... Enterrons le passé...Quelle que soit la somme qu'il vous plaira de fixer…
— Croyez-vous, demanda-t-elle froidement, que ce que j'ai fait on le fasse pour de l'argent ?
Il ne répondit pas ; et alors elle éleva la voix :
— Vous me connaissez, pourtant, Maxime ; vous seul savez qui je suis, car je ne l'ai jamais dit à nul autre. Mou père a été condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué ma mère qui, de débauche en débauche, était tombée au dernier degré de l'abjection... J'ai ce sang-là dans les veines, moi, du sang de prostituée et du sang d'assassin...
Toute petite, élevée par de braves gens qui tenaient un restaurant aux environs de Paris, Je me suis sauvée, uniquement, parce que j'étais trop bien, trop tranquille, trop heureuse. J'avais huit ans. Des saltimbanques m'ont ramassée à demi morte de faim, et de froid dans un fossé de la grande route. Et c'est anisi que je suis devenue membre de la famille Quinquevolti, acrobates...
Il paraît que j'aurais eu des dispositions étonnantes pour devenir contorsionniste. Mais j'avais été prise trop tard. Aussi ç'a été une chance-pour moi de rencontrer le prince Sakarine, à qui ma mère adoptive, là signora Quinquevolti — pauvre femme— m'a vendue quand j'avais seize ans !...
Le prince m'a fait- donner l'éducation qui me manquait. Grâce à lui;-j'ai pu abandonner la carrière d'acrobate où je n'avais jamais eu que des demi-succès et devenir chanteuse et danseuse, ce qui m'a permis d'atteindre presque la gloire...
Ce qu'a été ma vie, depuis lors, vous le savez à peu près, vous vous en doutez du moins, jusqu'au jour où vous avez appris que moi, votre maîtresse, j'étais en même temps, parce qu'il me donnait beaucoup d'or, celle du vieux baron Marpault, votre oncle... Vous rappelez-vous ?...
Te rappelles-tu, Maxime ?...
À ce tutoiement, M. d'Hastecour tressaillit ; ses yeux, un instant, vacillèrent.
Mais Adah continuait de sa voix dure et nette :
— Te rappelles-tu cette nuit, où, chez moi, rue de la Faisanderie, tu m'as proposé l'affaire ?... Si tu n'avais pas su que je suis l'enfant d'un forçat et d'une fille et que j'ai vécu toute ma vie dans les plus immondes promiscuités, dis, serais-tu venu, m'offrir d'assassiner à nous deux ce vieillard ?...
Nous n'étions jusqu'alors qu'amants... Qu'est-ce que cela ?... Au-premier tournant du chemin on se quitte ; au premier oiseau qui s'envole, on oublie... À partir de ce moment, nous avons été complices...Nos mains sont unies, comme si la même menotte les enserrait, toutes les deux à la fois.
Essaye donc de briser cette chaîne ! je t'en défie !... Ah ça ! monsieur d'Hastecour, seriez-vous, par hasard, un niais, sans en avoir l'air ?... Ne vous, êtes-vous jamais demandé pourquoi j’ai consenti à vous aider dans l'œuvre criminelle que vous méditiez... et que, sans moi, vous n'auriez pu accomplir ?...
Avez-vous cru que c'était par amour pour votre personne ?... Ce serait un--peu fat, mon cher... Pour de l'argent ?... Allons donc !...
J'ai dit oui, parce que j'ai compris tout de suite que cela faisait de moi, nécessairement, forcément votre égale, votre femme, votre épouse...
Tenez, en cette minute terrible… vous vous en souvenez... à. Vitry… lorsque, j'ai tourné le bouton de l'électricité et que la nuit profonde, opaque, s'est faite… pendant que lui effaré, hagard, commençant à comprendre peut-être, il appelait, et pendant que ma main cherchait, trouvait la vôtre... oh ! qu'elle était froide, votre main !... pour vous guider... pendant cette minute, je me suis vue distinctement, entrant à votre bras, un jour de Grand-Prix-, à Longchamp, dans la tribune du Jockey-Club... Des voix, autour de moi murmuraient, avec une intonation de respect : « Madame d'Hastecour !... »
Vous savez, cher ami, que ce que je veux, je le veux bien, et qu'une fois lancée, je ne recule ni ne m'arrête. Nous ne pouvions nous-marier tout de suite, je l'ai admis... Il fallait laisser à l’oubli le temps de venir. Soit !J'ai voyagé…
Mais maintenant, nous sommes libres. Me voici.
Monsieur Maxime d'Hastecour, votre femme vous attend !
Il y eut, quand Adah cessa de parler, quelques instants de lourd silence ; Maxime réfléchissait, le front creusé de rides. Puis il releva la tête et dit délibérément :
— Trois millions nets, sera-ce, suffisant ?
— Décidément, mon pauvre Maxime, répondit-elle, tu es bête !
Et elle se mit debout ; un sourire étrange, flottait sur ses lèvres.
— Voyons, Adah, reprit-il, parlons sérieusement.
— Je suis on ne peut plus sérieuse.
— Ce mariage dont vous me parlez entre vous et moi, est impossible, vous le savez bien
— Pardon ; je sais le contraire.
— Quelle figuré ferions-nous dans le monde ?
— Des gens qui ont beaucoup de millions, font-bonne figure-partout.
— C’est fou. Je vous ai expliqué tout à l'heure, la nécessité, où je me trouve de contracter une union qui me fasse rentrer dans la société honorable.
— Égoïste ! Et moi je resterais une créature sans nom, une fille quelconque ! Non… Tu penses trop à toi, Maxime, pas assez à moi... Je veux être Mme d'Haste cour.
À son tour, Maxime se leva et, regardant Adah dans les yeux, il articula nettement :
— Jamais !
Elle haussa les épaules.
— Voyons, fit-elle, tu ne sembles pas te rendre un compte bien exact de la situation où tu te trouves... Mets-toi bien ceci dans la tête, Maxime, que tu me saurais avoir d'autre volonté que la mienne.
— Vraiment ?
— Oui. Ne raille pas. Tu m'appartiens. J'ordonne ; tu obéiras. Je veux être Mme d'Hastecour.
— Je t'ai répondu: Jamais !...
— Soit. Va-t'en. Seulement, sais-tu ce que je ferai, dès cette nuit ?... Non ?... J'écrirai au procureur de la République... Tu tressailles ?... Attends... Pour lui révéler les noms des assassins du baron Marpault... M. Maxime d'Hastecour, son neveu, et la fille Berthe Jarsaillon, dite Adah Koknoyr, artiste lyrique et chorégraphique, sa maîtresse.
— Qu'est-ce que tu chantes ? interrogea brutalement Maxime dont un flot de sang empourpra le visage.
— Ça t'étonne, ce que je dis.
— Tu me dénoncerais ?... Tu es folle !...
— Bah !... Mettons que je sois condamnée à vingt ans... c'est bien le maximum que je, puisse attraper, n'est-ce pas ?... Je resterai treize ans en prison, tiens, comme Gabrielle Bompard... J'ai vingt-quatre ans. Vingt-quatre et treize cela fait trente, sept, je serai, encore présentable…Tandis que toi, on t'aura coupé le cou.
— Adah !