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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
II
Les revenants
(suite)
Puis, on fut secourable. On leur donna de vieux vêtements, des chaussures. Pour la première fois depuis plus de deux mois, ils purent coucher, non dans un lit, mais sous un toit.
Ils étaient partis à onze de l'Ile Royale, ils arrivèrent donc trois à Paramaribo. Là, pour vivre, ils durent chercher et trouver au travail, encore tout chancelants des effroyables épreuves par lesquelles ils venaient de passer. Ils n'étaient pas au bout, de leurs peines... Et Emmanuel se rappelait avec terreur ces longs mois vécus à Paramaribo. Brocheriou et lui étaient entrés dans une fabrique où on les avait reçus par charité ; leur salaire leur permettait à peine de ne mourir de faim. Nul moyen de quitter cet endroit, à moins de se lancer de nouveau à travers les forêts où ils avaient tant de fois manqué périr, où la pensée seule de rentrer les glaçait d'épouvante.
Soubrouillard les avait quittés, il avait pu remonter la rivière de Surinam jusqu'à son embouchure et là s'embarquer. Ses deux compagnons ne devaient plus le revoir.
Ils attendirent une année avant de pouvoir profiter d'une occasion semblable. Enfin, ils parvinrent à gagner la Guyane anglaise à Georgetown. Ce fut, là, l'hôpital qui les recueillit. Pendant des mois on désespéra de les sauver.
Ils échappèrent à la tombe entre-bâillée, prirent, grâce à une collecte que l’on avait faite en leur faveur, passage à bord d'un bâtiment qui faisait route pour les États-Unis. Ils arrivèrent à Saint-Louis,,et, jouets des évènements, forcés d'aller où ils avaient quelque chance de gagner leur vie, au lieu de se diriger, ainsi qu'ils l'eussent si ardemment désiré, vers la France, ils gagnèrent San-Francisco.
Ici la chance parut d'abord leur sourire ; ils amassèrent en assez peu de temps un petit pécule ; mais de nouveaux malheurs les assaillirent ; ils furent volés, se retrouvèrent sans un sou, obligés de reprendre leur course vagabonde. L'année suivante, ils étaient à New-York ; ils se rapprochaient, mais avec quelle lenteur !
À ce train-là, comme disait Brocheriou, il leur faudrait bien dix ans pour arriver en vue de la tour Eiffel.
Les choses avaient cependant marché plus vite. L'Atlantique traversé, Londres entrevu le temps de chercher un moyen de passer en Belgique, Bruxelles effleuré à peine ; la rentrée en France, un matin de pluie battante, par des chemins de traverse, avec la crainte d'être arrêtés par un poste de douaniers.
Il leur-restait, à ce moment, une cinquantaine de francs. Ce n'était pas assez pour prendre le chemin de fer ; ils'étaient venus à pied, en « chemineaux » ; quand on a marché pendant trois ans, on peut bien venir encore à bout de quelques centaines de kilomètres...
Mais le dernier voyage avait été extrêmement dur. Avant d'être en vue de. Paris, ils avaient dépensé la-dernier sou. En guenilles, ayant la peur constante d'être arrêtés, ils ne marchaient que la nuit, restaient tout le jour tapis dans les broussailles, mourant de soif et de faim.
De sorte qu’en entrant à Paris, tout à l'heure, Emmanuel avait défailli. Il était à bout de forces.
Mais ces souvenirs qu'il remuait en lui, tandis qu'assis sur la pierre, il écoutait, les yeux fixes, le bruissement sinistre de l'eau noire, ranimaient le sang dans ses artères, réchauffaient sa volonté engourdie.
Paris, pour lui, c'était la réhabilitation, c’était la justice...Bien que Brocheriou fût, à tout prendre, un assez détestable compagnon de route, égoïste, querelleur, Emmanuel n'avait jamais songé à se séparer de lui. C'était vers la justice, vers la réhabilitation, que Brocheriou le menait sans le savoir.
Brocheriou lui avait dit bien des fois :
— Que nous arrivions à Paris et je me charge du reste. Nous y rencontrerons des copains.
Et Emmanuel ne doutait pas que parmi ces copains ne se trouvassent les deux bandits que trois ans auparavant la nuit du 3 novembre, sur la route de Vitry à Paris, il avait mis en fuite, alors que de concert avec Brocheriou, ils attaquaient la voiture où se trouvait la dame mystérieuse.
Pendant trois ans, Emmanuel avait vécu avec ce rêve, incrusté dans son cerveau : — Dénoncer ces hommes, les traîner devant la justice, crier : Vous voyez bien que je ne mentais pas !...
Que s'était-il passé pendant cette longue absence ? Qu'étaient-ils devenus les êtres chers ? Sa mère, sa sœur Christine, et elle, sa pâle amoureuse Lydie, qui s'était dé vouée pour lui...
Bien entendu, il n'avait reçu aucunes nouvelles ; il ne savait rien ; c'était la nuit.
Oh ! il voulait savoir ! il-voulait vivre... il voulait revoir ceux qu'il aimait et surtout, oh ! surtout, il voulait être réhabilité, reconnu innocent.
Lorsque Brocheriou, jugeant que le temps de repos avait assez duré, dit : « Allons ! mon vieux, faudrait voir à se mettre en route ! » il fut surpris du ton avec lequel Emmanuel lui répondit :
— Marchons !...
III
Le repaire
Très peu de Parisiens, assurément, connaissent la « Butte-aux-Cailles ». C'est très loin, très loin, passé la place d'Italie, au diable dans ces régions où l'on ne va pas, dont on a vaguement entendu parler comme de quelque chose existant à peine.
La rue Bobillot, qui s'amorce, place d'Italie, à côté du boulevard du même nom, conduit au sommet de la Butte ; et là se dresse, un peu inquiétante parce qu'étrange, la silhouette noire de la carcasse du vieux puits artésien : charpentes crasseuses. Puis la rue de la Butte-aux-Cailles dévale vers ce qui fut jadis la vallée de la Bièvre. Là, sur ce versant se trouvent les derniers vestiges de la Butte-aux-Cailles d'autrefois.
On a tracé des rues, mais les palissades qui les délimitent n'enclosent que des terrains vagues vainement offerts à des constructeurs qui s'entêtent à ne pas se présenter.
Quelques-uns de ces terrains, abandonnés aux orties, servent d'asile à des chiffonniers qui logent dans de misérables cahutes en planches, grelottant au vent.
D'en bas, de la rue Wurtz, par exemple, au soleil, l'aspect est pittoresque ; la nuit, c'est sinistre... On se sent dans le désert, avec la crainte de rencontrer quelques-unes de ces bêtes fauves à face humaine, qui, bien plus redoutables que les lions et les tigres, grouillent dans le dessous des grandes villes.
Une des rues qui se détachent, de la rue de la Butte-aux-Cailles, pour rejoindre la rue de Tolbiac, s'appelle la rue de l'Espérance. Elle s'entrecroise, juste avant d'arriver à la rue de Tolbiac, avec la rue de la Providence. A l'angle des deux rues dont les noms, si étrangement choisis, montrent, soit dit en passant, que l'édilité parisienne n'est pas toujours ennemie d'une ironique gaieté, se dressait à l'époque de notre récit — car tout cela depuis, a été transformé — une maison composée en tout et pour tout d'un rez-de-chaussée et qui se trouve comme isolée, par les terrains vagues qui l'entourent. Elle tombe en ruines et pour qu'elle ne s'écroulât point, il avait fallu l'étayer massivement de tous les côtés.
On aurait pu la croire inhabitée... Mais sur la façade peinte en un rouge sombre qu'ont délayé les pluies se lisent les mots fatidiques : « Vins et liqueurs » avec cette enseigne : « Au Lapin guillotiné » que commentait une peinture grossière dont le plâtre se fendillait et s'en allait par morceaux. Elle représente un lapin qui, les pattes liées derrière le dos, est amené, vers l'instrument de mort légale.
Et le bourreau, ses aides, les gendarmes qui entourent le patient, sont vêtus en cuisiniers avec la toque blanche et le tablier blanc.
Et si, en passant, vous aviez jeté un rapide regard par la porte plutôt entrebâillée qu'ouverte, vous eussiez vu le traditionnel comptoir de zinc. On se demandait quels sont les êtres capables d'aller s'abreuver là ; puis on réfléchissait que cette maison, plutôt louche encore que borgne, devait être une des nombreuses « souricières » que la police a intérêt à tolérer à Paris pour savoir à peu près où retrouver les gens qu'elle surveille en attendant qu'ils aient fait le mauvais coup qui doit les livrer à la justice. Autrement cet étrange débit de vins n'aurait pas sa raison d'être.
Ce fut là qu'après avoir lentement, pesamment parcouru la rue de la Convention et l'interminable rue d'Alésia, puis un bon bout de la rue de Tolbiac, arrivèrent Emmanuel Levangard dit le Caporal, et Brocheriou dit l'Aztèque.
II était quatre heures du matin, la nuit était très noire, un vent froid soufflait.
Mais quelle que fût l'âpreté glacée du vent, elle n'empêchait pas les deux voyageurs de ruisseler de sueur, tant il leur avait fallu déployer d'énergie presque désespérée pour fournir cette dernière étape.
Mais qu'est-ce que, cela faisait et qu'importaient maintenant leurs fatigues, leurs souffrances, puisqu'ils étaient arrivés?
— Vrai ? interrogea Emmanuel d'une voix qui tremblait, de la voix de ceux qui, de peur d'une déception nouvelle, n'osent plus croire à rien ; nous y sommes ?...
Mais Brocheriou lui montra, du geste, la silhouette vaguement estompée dans les ténèbres du débit de vins à l'angle de la rue de l'Espérance et de la rue de la Providence.
— Tiens ! dit-il, c'est là.
Mais il regardait autour de lui, s'assurait que les alentours étaient, bien déserts, ne se souciant pas d'être vu, au moment où il franchirait le seuil du refuge vers lequel depuis si longtemps tendaient toutes ses pensées.
Il n'y avait personne.
Tout était silencieux.
Alors il se risqua, s'avança, suivi d'Emmanuel, vers la maison, en fit le tour et de son index replié frappa aux volets clos d'une des fenêtres.