UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 39

XI
Fâcheuses rencontres

Au moment où Madeleine et Jules disparaissaient dans les allées du parc de Montsouris, une voiture de maître s’arrêtait à l’entrée.

Quand pareil fait arrive, c’est presque un évènement dans le quartier.

Le parc n'est guère fréquenté que par la population pauvre des arrondissements voisins, et les rares voitures qui stationnent devant sa grille sont des fiacres amenant des provinciaux ou des étrangers en train de visiter Paris, et s’acquittant de la tâche en conscience.

Aussi les commères en train de jaser au pied des peupliers s’arrêtèrent-elles brusquement en avançant la tête d'un air curieux.

Leur attente ne fut pas déçue.

De belles dames en toilette légère, d'élégants cavaliers étaient descendus de la calèche dont le valet de pied était venu leur ouvrir la portière et s’avançaient du côté du lac.

Parc Montsouris - Le lac

C’étaient Mme de Lasséran, son fils Alexandre, ses deux filles ; Valentine et Mélanie, et Marcel Percieux.

Après les avoir dévorés des yeux sans rien découvrir qui donnât prise à leurs critiques, les commères, reconnaissant Marcel, poussèrent un cri de surprise.

— Tiens ! dit une d’elle, c’est M. Percieux.

— Il vient montrer le jardin à ces belles dames, repartit Mme Largères.

— Et avant, il a dû, bien sûr, leur faire voir son bel hôtel du boulevard de Port-Royal, repartit une troisième en dévisageant Valentine, qui venait d’entrer dans le jardin.

Les commères se mirent à rire. La même pensée leur était venue à toutes.

La première l’exprima tout haut.

— Si nous n’avons pas prochainement un beau mariage dans le quartier, dit-elle, j’en serai bien étonnée.

— Eh bien ! quand M. Percieux se marierait, qu’est-ce que cela peut vous faire ? répliqua Mme Goupigny, qui les avait jusqu’alors écoutées sans rien dire. Il en a bien le droit, je suppose, puisqu'il est veuf.

— En êtes-vous bien sûre ? lui demanda Mme Vabras, en lui lançant de côté un regard méfiant et légèrement ironique.

— Tous les journaux ont dans le temps annoncé la mort de sa femme, qui a été enlevée par la fièvre jaune en allant le rejoindre à la Martinique répartit Mme Goupigny.

— Les journaux, répliqua Mme Vabras en haussant les épaules d’un air de mépris, ils ne font que dire des mensonges d’un bout de l'année à l’autre.

L'approche de Marcel Percieux interrompit la conversation.

Il n’avait pu se dispenser d’offrir le bras à Mme de Lasséran et Valentine en avait profité pour saisir celui d’Alexandre et se tenir, au grand déplaisir de Marcel, assez loin de lui, pour qu’il ne pût ni la voir ni l’entendre.

Mélanie, heureuse de se sentir libre, allait, en courant et en jouant, des uns aux autres.

Elle se trouvait alors auprès de sa mère.

Valentine, très nerveuse, essayait, mais en vain, de boutonner un de ses gants.

Sous ses mouvements impatients et saccadés, les boutons sautaient les uns après les autres.

Alexandre riait.

— Un ! deux ! trois! disait-il en les comptant. Prends garde, il n’en restera bientôt plus un seul.

Valentine se mordit la lèvre de dépit.

— Allons ! moques-toi de moi, répondit-elle. Il ne manque plus que cela pour m'achever.

— Qu'as-tu donc ?

— Je suis furieuse.

— Et de quoi ?

— De cette promenade, donc !

— Mais elle a été jusqu’à présent très agréable, il me semble. M, Marcel Percieux nous a comblé d’attentions et de prévenances. Il pousse même l’amabilité jusqu’à nous faire grâce de sa compagnie.

— C’est le seul plaisir qu'il m’ait fait jusqu'à présent, répartit Valentine. Encore ne lui en sais-je aucun gré, car il enrage d'être obligé de donner le bras à ma mère. Regardes-le plutôt ! ajouta-t-elle en le montrant du regard. Il va, s’il continue, se donner le torticolis.

Marcel venait de tourner à demi la tête, dans le but évident de chercher Valentine et d’essayer de se rapprocher d'elle.

Alexandre se mit à rire.

— Tu n'es guère reconnaissante, dit-elle.

— De quoi veux-tu que je le sois ? De ce qu’il s’est impudemment emparé de l’idée de cette promenade, que je pensais faire en compagnie de M. Férussac, pour se substituer â lui ?

— Non, ce serait trop te demander. Mais est-il vraiment le coupable ?

— S’il l’est ! Tu vas en juger. J’étais un matin en train de vanter à mon père les beautés des bords de la Bièvre pour lui inspirer le désir de les visiter. Tu sais qu’il est très flatté du beau portrait que Férussac a fait de lui, et qui doit figurer au prochain Salon.

—Il a été surtout très touché de l’attention et il parle maintenant très volontiers du grand talent de Férussac, ce qu'il ne faisait guère depuis quelque temps.

— Qui te l’a dit ?

—- Je l’ai entendu moi-même.

— Alors j’étais bien inspirée en lui suggérant l’idée de visiter les sites de la Bièvre que M. Férussac est en train de peindre, avait d’aller voir ses tableaux. Je lui faisais observer que ce serait une occasion de traverser le parc de Montsouris, qu’aucun de nous ne connaît. L’idée souriait à mon père et ne déplaisait pas à ma mère, quand...

— M. Marcel Percieux arrive, acheva Alexandre.

— Tu le savais ?

— Va toujours.

— Mon père reprend devant lui la conversation interrompue un instant par son arrivée. M. Percieux saisit la balle au bond.

— C’était à prévoir.

— Il dit qu’il connaît le quartier depuis son enfance ; il s’offre pour guide avec sa voiture, ce qui séduit ma mère, qui n’aime guère à marcher. Elle hasarde cependant quelques timides objections.

— Papa les écarte et la promenade est acceptée.

— Décidément, tu le savais. Qui te l’a dit ?

— Mélanie.

— Et tu t'amuses à me le faire conter ! s'écria Valentine dépitée. Si tu crois que c'est plaisant et que je suis disposée à en rire, tu te trompes. Que penserait M. Férussac s’il nous rencontrait ici, en compagnie de ce Percieux ? Il n’y a rien d'impossible à cela !

— C’est même très probablement ce qui va nous arriver, répartit Alexandre sans s’émouvoir.

— Il doit venir aujourd’hui travailler dans le quartier ? Tu peux compter qu’il n'y manquera pas.

— Et tu me l’as caché ?

— Je voulais te laisser le plaisir de la surprise.

Et comme Valentine le regardait d'un air étonné, il serra tendrement le bras de sa sœur avec le sien et répondit à son regard par un sourire.

— Est-ce que tu t'imagines, dit-il, que j’allais laisser à ce déplaisant monsieur le plaisir de raconter partout qu’il nous a promenés en famille dans son quartier, pour faire croire que sa recherche est agréée ?

— Tu ne saurais pourtant l’en empêcher.

Alexandre souriait d'un air ironique.

— La promenade n’est pas achevée, dit-il.

Et après un silence il reprit :

— Dès que j’ai su ce qui s'était passé, je me suis arrangé de façon à rencontrer Férussac, je lui ai conté ce qui était arrivé, et je lui ai dit que nous serions charmés de le rencontrer en chemin, et surtout de lui voir peindre sous ses yeux quelques-unes de ces esquisses qu’il enlève d’une main si sûre et si légère.

— Il a consenti ?

— J’aurais bien voulu voir qu’il refusât ! repartit Alexandre. Il va, tout à l'heure, nous rencontrer par hasard. Pendant qu’il nous saluera, je lâcherai ton bras, il t'offrira le sien, tu l'accepteras... si cela te convient, cependant.

— Va toujours.

— Et il te conduira triomphalement dans un champ du voisinage, où il a planté son chevalet. Tu vois d'ici la tête que fera le Percieux, obligé de donner le bras à maman et de nous suivre comme un captif.

— Oh ! cher petit frère ! s’écria Valentine.

— Ne me sautes pas au cou. Tu scandaliserais les braves gens qui nous regardent. Et puis, voici Férussac.

Férussac descendait en effet l’allée de la cascade.

Il avait revêtu, pour ne point éveiller de soupçons, un de ses costumes d’atelier, très simple, mais d’excellent goût, qui faisait ressortir toutes les élégances de sa personne.

Tout se passa comme Alexandre l’avait annoncé.

Très agréablement surprise de rencontrer Férussac qu'elle avait en grande estime et affection, Mme de Lasséran lui fit le meilleur accueil.

Elle accepta d’un air empressé, malgré les objections et la répugnance visible de Marcel, d'aller voir son esquisse commencée et quelques instants après on se mettait en route.

Férussac ouvrait la marche avec Valentine, et pour achever de désespérer Marcel, que le dépit et la colère suffoquaient, Alexandre l’avait rejeté à l'arrière-garde en prenant le bras de Mélanie et en se plaçant derrière sa sœur et son ami.

Avant de se rendre à l’atelier en plein air de Férussac, Alexandre avait demandé qu’on poussât jusqu’à l'institut météorologique, qu’il ne connaissait point et voulait voir.

Férussac y avait consenti de très bonne grâce, ce détour devant prolonger son tête-à-tête avec Valentine.

Alexandre et Mélanie, qui s’arrêtaient sans cesse, tantôt pour examiner les curiosités du parc, tantôt pour laissera Mme de Lasséran le temps de les rejoindre trouvaient moyen de rester toujours à une quinzaine de pas des deux amoureux.

Valentine n’avait pas revu Férussac depuis le jour où il était venu lui apporter le portrait de M. de Lasséran.

Elle aborda ce sujet la première.

— Vous savez, lui dit-elle, que mon père a fait le meilleur accueil à votre portrait. Tout à l'heure encore, mon frère me disait qu’il avait été profondément touché de la pensée que vous aviez eue de le lui offrir pour sa fête.

— M. de Lasséran m’a fait l'honneur de venir me le dire lui-même.

— Mon père ! s'écria joyeusement Valentine.

— Vous le saviez ?

— Non. Personne ne m’en avait rien dit.

—M. de Lasséran est venu le lendemain matin me trouver dans mon atelier, où il n'avait jamais mis les pieds, et qu’il avait grande envie de voir, m’a-t-il dit. Il ne m’a pas seulement remercié avec bienveillance et une bonne grâce que j'étais loin de mériter, il a examiné avec une attention très grande mes tableaux, mes esquisses et mes ébauches. Il m’a donné des encouragements qui, dans sa bouche, avaient d'autant plus de prix qu’il est, vous le savez, connaisseur d’un goût très fin et très sûr, et qu’à ses éloges il mêlait parfois des observations dont j’étais obligé de reconnaître la justesse et qui témoignaient de la sincérité de ses paroles.

Valentine écoutait Férussac en rougissant de joie et d’espérance.

— Mon père est resté longtemps ? demanda-t-elle.

— Plus d’une heure. Il m’a prédit les plus grands succès si je persévérais dans ma voie. Il a ajouté que je ne devais pas m’inquiéter des dénis de justice dont j’avais été victime, que la carrière de tous les artistes en était pour ainsi dire pavée, et que, si l’on avait le courage de persévérer quand même, loin de nuire à celui qui les avait éprouvés, ils finissaient par ajouter une auréole de plus à sa gloire. Il a été aussi bon, aussi paternel qu’il est possible de l’être, et tous mes vœux au raient été comblés si...

— Si ? répéta Valentine en voyant qu’il hésitait.

— S’il avait voulu donner au fiancé la centième partie des encouragements qu’il accordait à l’artiste, acheva Férussac avec un sourire attristé.

— Mais nous ne sommes pas encore fiancés, à ses yeux du moins, répartit Valentine avec vivacité, et tant que nous ne le serons pas, il ne saurait vous donner des espérances qui, dans sa pensée, pourraient ne pas se réaliser.

Férussac n’était pas convaincu.

— Il y a manière de faire sentir à quelqu’un qu’il peut espérer, quand on ne peut le lui dire ouvertement, répliqua-t-il.

— Il n’est pas dans le caractère de mon père de recourir à ces moyens détournées dit Valentine avec vivacité. Sous sa froideur apparente il est la franchise même, et il se taira jusqu'au jour, prochain, je l’espère, où il pourra vous parler à cœur ouvert... Quand je dis prochain, ajouta Valentine, ce n’est pas une vaine espérance que je vous donne. J’aurais dû dire très prochain. Il faut, je le vois, que je vous apprenne tout, ou bien vous allez vous faire des chimères et vous rendre malheureux.

Férussac la regarda d’un air si triste et si passionné, qu’elle reprit tout à coup.

— Ne me regardez pas comme cela. Vous me donnez en même temps l’envie de vous battre et de vous embrasser. Ma mère, puis qu’il faut vous le dire, a fait auprès de mon père, le jour de sa fête, en le voyant si bien disposé, une tentative très sérieuse pour obtenir qu’il prenne enfin une décision.

— Et Mme de Lasséran a échoué ?

— Encore ! J’ai bonne envie de vous dire oui. Mais elle a obtenu bien au delà de ce que nous espérions et de ce que méritent vos doutes et vos découragements.

— Mais quoi ? dit Férussac avec vivacité Ne me faites languir ainsi, Valentine.

— Non qu’il donnât tout de suite une réponse favorable comme ma mère l'aurait désiré, mais qu’il l’accordât dans trois mois, d’ici là nos sentiments n’ont pas changé.

— Monsieur votre père ne peut douter de nous.

— Il n’en doute pas non plus, repartit Valentine. Mais autour de lui, on n’est pas aussi sûr de notre persévérance, et il ne veut pas encourir aux yeux du monde, le reproche, même mal fondé, d’avoir pris une résolution trop précipitée. Quelques-uns de ses amis le sollicitent vivement en faveur de M. Percieux.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

Épisode précédent

Saviez-vous que... ?

La Butte-aux-Cailles culmine à plus de 60 mètres au dessus du niveau de la mer tandis que le point le plus haut du reste du quartier Maison Blanche n'est qu'à 53 mètres. Le vrai point culminant du 13e est en réalité avenue de la porte de Gentilly ou rue Vandrezanne si l'on s'en tient à l'intérieur de l'arrondissement.

*
*     *

Le 7 avril 1897, M. Félix Faure, Président de la République accompagné de M. Barthou, ministre de l’intérieur; du général Tournier, de M. Le Gall et du commandant Meaux Saint-Marc, visitait l’hôpital de la Salpêtrière. Avant de se retirer, M. Félix Faure avait remercié les médecins des soins qu’ils donnent aux malades et avait laissé mille francs pour améliorer l’ordinaire des malades.

*
*     *

L'orage remarquable par sa longue durée plus encore que par sa violence, qui éclata le lundi 23 juillet 1906 au soir sur Paris, causa beaucoup de dégâts. Dans le treizième arrondissement, la Bièvre, très grossie, sortit de son lit et inonda le passage Moret, dont les maisons ont dû durent être évacuées. Rue de la Glacière, 25, les ateliers de MM. Dufresne et Rommutel furent envahis par les eaux.

*
*     *

C’est en 1864 que les rue et place de l’Église de la partie de la commune d’Ivry rattachée à Paris pour constituer le quartier de la Gare reçurent le nom de rue et place Jeanne d’Arc. Les noms de Lahire, Xaintrailles et Dunois furent dans le même temps donnés à d’autres voies du quartier.

L'image du jour

Le quai de la Gare vers 1907.

Ici, nous sommes vers l'ancien n° 141 où M. Morel exploitait un commerce de futailles en gros non loin de l'entrée de la gare des marchandises d'Orléans.