UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 45

XIV

Où l'on voit une fois de plus qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Après avoir fait très consciencieusement leur promenade à Montsouris et l’avoir agrémentée de jeux et de haltes nombreuses sous les ombrages du parc, Madeleine et Jules remontaient la rue de Tolbiac. Il y avait alors un quart d’heure que Berthe l’avait quittée pour se jeter dans le guet-apens préparé par Troussardière.

Les deux enfants marchaient à pas lents, assez embarrassés d’eux-mêmes, et se demandant ce qu’ils allaient faire des deux heures qui les séparaient du dîner.

Madeleine, tout à coup, s’arrêta.

À plusieurs reprises, elle avait déjà jeté un regard de crainte et d’envie sur le tapis de verdure qui couvrait les pentes et le sommet du remblai.

Elle se voyait déjà courant à l’ombre des grands arbres, sur le frais gazon qui couvre à leur pied le bord de la rivière.

Cette fois, elle n’y tint plus.

— Viens, dit-elle à Jules en lui prenant la main et en l’entraînant du côté de la brèche.

Jules regarda Madeleine d’un air inquiet et essaya de se dégager.

— Où vas-tu ? demanda-t-il.

— À la Maison-Blanche.

— Je ne veux pas ! J’ai eu trop grand peur hier ! Si ton père le savait, Madeleine, il te gronderait.

— Il n’en saura rien. Qui veux-tu qui le lui dise ?

— Si nous, étions pris dans la maison !

— Par les rats et les souris ? Quel poltron tu fais ! Viens donc !

Et, moitié de gré, moitié de force, elle lui fit franchir la brèche et l’entraîna vers l’habitation par le chemin qu’ils suivaient d’habitude.

Ils l’atteignirent sans encombre. On avait trop l’habitude de voir des enfants courir dans ces terrains presque vagues, pour avoir pris garde à eux, et les agents de Troussardière n’avaient pu les apercevoir Ils se tenaient dans un débit de vins de la rue de la Glacière d’où ils surveillaient l’allée conduisant à la Maison-Blanche, la seule issue du côté de laquelle une visite intempestive était à craindre, et encore était-elle bien improbable.

Aussitôt entrée dans le jardin, Madeleine courut à la lucarne.

Elle la poussa légèrement du pied, et le châssis s’étant ouvert tout grand, elle poussa un cri de joie.

— Nous allons pouvoir entrer, dit-elle. Je le savais bien. Il ne vient jamais personne dans cette maison-là.

Et elle s’agenouilla pour regarder par l’ouverture dans l’intérieur du caveau.

Mais Jules, plus craintif, avait promené au tour de lui un regard rendu pénétrant par la peur.

— Mais si, on est venu ! s’écria-t-il. On a marché dans l’allée de la porte. Regarde plutôt, l’herbe est toute foulée.

Madeleine leva légèrement la tête.

De l’endroit où elle se tenait, elle ne pouvait apercevoir que les grandes herbes entourant les marches de l’escalier.

Elle vit deux ou trois touffes à demi brisées et croyant que l’effroi de Jules n’avait pas d’autres motifs, elle haussa légèrement les épaules.

— Nigaud ! dit-elle. C’est moi qui l’ai foulée hier, en montant les marches pour ouvrir la porte. Allons ! viens !

Et l’enlevant dans ses bras, malgré sa résistance, elle le poussa dans l’ouverture de la lucarne et le soutint en passant les mains sous ses bras, jusqu’à ce qu’il fut debout sur la table.

Un instant après, elle s’y trouvait â côté de lui.

Elle prit dans la poche de sa robe un rat-de-cave et des allumettes qu’elle y avait cachées dès la veille au soir, en vue de ses expéditions futures.

Quand la bougie fut allumée, elle se tourna du côté de Jules, le mit à terre, et descendit après lui.

— Viens ! dit-elle.

—  Où ça ?

— Dans la cave.

— Non, non ! je ne veux pas y aller, dit Jules effrayé. Il y fait trop noir et j’ai eu trop grand peur hier ! Il y a des rats qui nous mordraient !

Il se cramponnait d’un air si désespéré et si résolu à l’un des pieds de la table que Madeleine, le voyant prêt à pleurer, n’insista pas davantage.

Elle se dirigea vers la porte qui donnait accès au rez-de-chaussée et l’ouvrit.

Puis elle pénétra dans le couloir obscur qui s’étendait devant elle, en l’éclairant avec sa bougie.

— Madeleine ! cria Jules, Madeleine, ne me laisses pas tout seul là-dedans, j’aurais trop grand peur.

— Alors viens ! dit Madeleine en s’arrêtant, et en lui tendant sa main gauche qui était libre.

Jules hésita un instant.

Mais la crainte de rester seul dans le caveau l’ayant emporté sur les autres, il courut à Madeleine, lui saisit la main d’une étreinte convulsive et la suivit, mais avec une répugnance visible.

Au bout d’une dizaine de pas, ils arrivèrent à des degrés menant à une seconde porte.

Madeleine ouvrit cette porte sans avoir à vaincre d’autre résistance que celle de la rouille, et se trouva dans la cuisine.

Elle eût bientôt fait de découvrir le chemin du vestibule.

Il y faisait assez clair, le jour y pénétrait par les interstices des volets et par les vitres extérieurement grillées d’une imposte située au-dessus de la porte d’entrée.

— Quel bonheur ! s’écria Madeleine en frappant dans ses mains et en sautant de joie. Nous voilà dans la maison. Nous allons pouvoir la visiter tout entière.

Jules, lui, ne disait rien.

Il regardait autour de lui d’un air pensif, comme si de vagues souvenirs s’éveillaient dans son esprit.

Il lui semblait que cette cuisine, ce vestibule, il les connaissait déjà.

Mais il cherchait vainement à rappeler à quelle époque il les avait vus et dans quelles circonstances.

Tandis qu’il réfléchissait, Madeleine furetait dans le vestibule, un peu désappointée de ne rien trouver que des chaises de jardin, en bois ou en fer, les unes fouillées, les autres brisées, et un vieux chapeau de paille tout déformé par l'humidité.

Elle allait s’engager bravement dans l’escalier, quand elle entendit au-dessus d’elle comme la chute d’un corps assez lourd, puis, des pas précipités.

-—Il y a quelqu’un au-dessus de nous ! dit-elle à voix basse en se rapprochant de Jules.

— Vois-tu bien ! dit Jules. Tu vas nous faire arriver malheur !

Madeleine haussa les épaules en souriant.

Mais elle n’était pas beaucoup plus assurée que Jules.

Un gémissement plaintif, qui se fit entendre un instant après et qui partait, comme les bruits précédents, de l’étage supérieur, acheva de mettre en déroute le peu de courage qui lui restait.

Tout en écoutant, elle battait prudemment en retraite du côté de la cuisine.

Comme elle arrivait au milieu du vestibule, le bruit de pas se fit entendre de nouveau.

—  Au secours ! au secours ! criait en même temps une voix sourde et comme étranglée.

La peur, cette fois, fut la plus forte.

— Sauvons-nous ! dit-elle à voix basse.

Et elle fit un mouvement pour entraîner Jules dans la cuisine.

Mais Jules l’arrêta.

Lorsque les cris : au secours ! avaient retenti une émotion indéfinissable avait transfiguré son visage, et il avait fait un mouvement comme s’il voulait s'élancer dans l’escalier.

Il tremblait de tous ses membres

 — Attends encore, dit-il. Écoute.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda Madeleine en s’arrêtant étonnée.

— Cette voix... tu ne la reconnais pas ?

— Non.

— C’est celle de maman.

— Es-tu fou ?

— Non, c’est elle, bien sûr. Et l’appel ayant été répété de nouveau.

— As-tu entendu, cette fois ?

— Oui, dit Madeleine qui était devenue toute pâle. On dirait, en effet, la voix de maman Berthe.

Le cri se répéta.

— Oh ! c’est elle, j’en suis sûr à présent, s'écria Jules. On fait du mal à maman ; on veut la tuer. Viens, Madeleine, je t'en prie.

Les deux enfants, d'un mouvement résolu s'élancèrent vers l'escalier.

Pas plus que Jules, Madeleine n’avait hésité.

Il se passait évidemment quelque chose d’insolite à l’étage supérieur.

Après le départ de Marcel, Berthe était restée près d’un quart d’heure immobile sur le fit où elle avait été déposée.

Si elle n'était pas complètement évanouie, elle était tombée du moins dans un état d’abattement et de désespoir qui en différait peu et lui enlevait toute présence d’esprit, et jusqu’à la conscience de ce qui se passait autour d'elle.

Le silence profond et la demi-obscurité où elle était plongée avaient fini cependant par  produire un effet d’apaisement sensible sur son système nerveux.

Son angoisse s’était dissipée ; la conscience, non seulement d’elle-même, mais de sa situation présente, lui était revenue.

La douleur causée par les liens qui lui serraient les mains, la gêne de la respiration produite par le bâillon qui l’étouffait, en reportant ses idées sur les scènes qui avaient précédé son évanouissement et en réveillant ses souvenirs, avaient achevé de lui rendre la complète possession d'elle-même.

Elle essaya, mais vainement, de dégager ses mains. Le mouchoir qui les tenait prisonnières les serrait avec tant de force que son empreinte était moulée en creux sur la chair délicate des bras.

Elle se vit alors prisonnière de Marcel, à jamais perdue. Un affreux désespoir pénétra dans son âme et la rejeta, anéantie, sur sa couche.

Elle était si fatiguée de la lutte, si brisée par les souffrances de toutes sortes qu’elle avait endurées, elle se sentait si faible, si désarmée en face de l'implacable et puissant ennemi qui s'acharnait à la perdre, qu’elle se fût résignée sans doute, si elle eût été seule menacée.

Elle aurait attendu passivement le sort qu’il lui réservait.

Elle eut imploré, cherché peut-être la mort comme une délivrance.

Mais tout à coup les menaces proférées par Marcel, dans le salon du rez-de-chaussée, lui étaient revenues à l’esprit.

Elle s'était souvenue que Jules, autant, sinon plus qu’elle, était menacé.

Elle s’était dit que Marcel n’eût pas parlé de la sorte s'il n’eût tenu déjà l’enfant eu sa possession et qu’elle était séparée de Jules, peut-être pour longtemps ; qu'il allait être torturé de la même manière par les barbares qui le tenaient prisonnier, que sa vie peut-être était menacée, et ces craintes l’avaient secouée des pieds à la tête et comme galvanisée.

Elle avait puisé dans l’amour maternel la force de résistance que ne lui donnait plus l’instinct de la conservation émoussé par la douleur.

Il l’avait douée d’un courage surhumain.

D’un mouvement désespéré, elle s’était relevée de sa couche et jetée à terre.

Elle était tombée à genoux, haletante et meurtrie.

Le premier bruit que Madeleine et Jules avaient entendu du vestibule était le bruit de cette chute.

En s’appuyant contre le rebord du lit, en s’aidant des coudes et des bras, elle avait réussi à relever.

Alors, en se tordant les bras et les mains, elle avant essayé de briser ou de dénouer le mouchoir qui lui tenait les poignets prisonniers.

Mais Marcel s'était acquitté de sa tâche en conscience et les efforts qu’elle avait tentés pour relâcher les nœuds n’avaient fait que les resserrer.

La souffrance que lui causait leur pression était si vive, si intolérable qu'elle lui avait arraché un cri de douleur.

Étonnée de l’entendre résonner à ses oreilles, et avec assez de force pour qu'il pût arriver au rez-de-chaussée, elle s’était approchée d’une glace et avait constaté que ses efforts pour se lever du lit, ses tentatives pour saisir les nœuds du mouchoir avec ses dents prisonnières, avaient eu pour effet, non de déplacer le bâillon, mais de le déranger légèrement.

Elle avait essayé d'appeler au secours, et sentant que sa voix devenait de plus en plus forte et distincte, elle avait continué. Ses appels, en se répétant, avaient dissipé les derniers doutes de Jules et de Madeleine.

Ils les amenaient maintenant â son secours.

Lorsque les deux enfants furent arrivés à l’étage supérieur, Jules, guidé par un dernier cri de sa mère, se précipita contre la porte de de la chambre à coucher, et tandis qu’il essayait, mais en vain, de l'ouvrir, il cria d'une voix désespérée :

— Maman ! maman ! est-ce toi qui appelles ?

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

L'église Saint-Hippolyte, œuvre de l'architecte Jules Astruc (1862-1935), a été construite entre 1909 et 1924, grâce notamment à la générosité de la famille Panhard.

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En février 1893, le conseil municipal de Paris, sous la conduite de M. Ernest Rousselle, décidait ce qui suit pour le 13ème arrondissement : Ouverture de la rue Bobillot, entre la place d'Italie et la rue du Moulin-des-Prés ; ouverture de la rue Caillaux ; mise en état de viabilité de la rue Croulebarbe ; ouverture d'une voie nouvelle, de la rue de Tolbiac à la gare d'Orléans-Ceinture ; prolongement de la rue Jeanne-d'Arc ; achèvement de la rue Pascal ; ouverture de la rue des Messageries ; mise à l'alignement de la ruelle des Gobelins.

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Le 2 décembre 1923, le quotidien Paris-Soir rapportait qu'avenue des Gobelins, en face du 51, des agents avaient surpris Marcel Popinel, demeurant en hôtel, rue Lebrun, qui avait percé un fut de vin. Le pipeur a été conduit au commissariat de police du quartier.

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Le promeneur qui, après avoir suivi la rue Mouffetard tourne à droite et prend celle du Petit-Gentilly, se trouve inopinément en face d'un des plus beaux paysages qui soient à Paris. Il a devant les yeux une vallée arrosée par la Bièvre, dont il n'est pas assez près pour respirer les émanations délétères et nauséabondes; dans les prairies riveraines, des blanchisseuses étendent le linge sur des piquets ; des vaches paissent comme en pleine campagne; çà et là des jardins plantés au XVIIIe siècle par de riches gentilshommes qui cherchaient le plaisir et le repos dans ces lointains quartiers, dressent les cimes verdoyantes de leurs arbres fruitiers, ou prolongent en arceaux de verdure les débris de leurs nombreuses charmilles.
Les tanneries disséminées çà et là avec leurs greniers à claire-voie ressemblent à des villas italiennes ; le vallon se relève environ à un kilomètre de l'endroit où nous supposons que l'observateur est placé. Les lignes imposantes de la manufacture des Gobelins dominent un amas de toitures, la plupart dégradées par le temps. Au-dessus des maisons se découpent sur le ciel l'Observatoire, le dôme du Val-de-Grâce, celui de l'église de Sainte-Geneviève, les clochers de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, de Saint-Étienne-du-Mont et la tour du lycée Napoléon. Nous ne saurions trop recommander aux voyageurs cette vue exceptionnelle, qui mériterait d'être plus connue.(Émile de Labédollière)

L'image du jour

La rue Baudricourt vue de l'avenue d'Ivry vers l'avenue de Choisy

Le côté gauche sur la photo a totalement disparu ; en revanche des immeubles ont subsisté sur le coté droit.