UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 46

XIV

Où l'on voit une fois de plus qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi.
(suite)

Un cri d’une expression intraduisible, où la joie, la surprise, la crainte étaient mêlées et confondues, s’échappa, à demi-étouffé, des lèvres de Berthe.

— C’est toi, Jules ? s'écria-t-elle.

— Oui, maman, moi et Madeleine. Ouvre bien vite.

— Je ne saurais, Jutes. Mes mains sont liées, toutes les portes sont fermées à double tour. Va, si tu le peux, chercher du secours

Elle avait fait de tels efforts pour articuler distinctement ces paroles étouffées au passage par le bâillon, qu'une écume sanglante mouilla ses lèvres.

Un cri rauque s'échappa de sa gorge, et, si elle ne se fut appuyée contre l’ancien lit de Jules, elle se serait affaissée sur le parquet.

— Attendez un instant, maman Berthe, cria Madeleine. Nous allons forcer la porte.

Et, sans attendre de réponse, elle descendit l’escalier du vestibule en courant.

Un instant après, elle reparaissait, armée du pied brisé d’une chaise de fer qu’elle avait remarqué en furetant au rez-de-chaussée.

Elle introduisit le morceau de fer entre la porte et le cadre de bois qui la soutenait, à la hauteur de la serrure.

Déjetée par la sècheresse, la porte laissait en cet endroit un espace suffisant au passage de la tige de fer.

Lorsqu’elle l’y sentit solidement assujettie, Madeleine pesa dessus de tout le poids de son corps, en s'en servant comme d’un levier pour faire sauter la serrure.

Ne se sentant pas assez forte, elle se tourna vers Jules :

— Aide-moi, lui dit-elle. Jules saisit la barre à deux mains et pesa dessus de tout le poids de son corps.

Ni la serrure, ni la porte n’étaient très solides, et ils cédaient visiblement.

Deux fois, le barreau de fer sortit de l’interstice où il était engagé. Mais Madeleine ayant ensuite réussi à l’engager dans la serrure même, qui était déjà fort ébranlée, un dernier effort des deux enfants, mieux calculé sans doute ou plus énergique, fit sauter le pêne hors de la gâche.

La porte s'ouvrit toute grande.

— Oh ! Maman ! maman ! s'écria Jules en se jetant sur les mains endolories de sa mère et en les couvrant de baisers. Oh ! les méchants !

Et pendant que Madeleine, d’une main preste, défaisait les nœuds du mouchoir, il attirait à lui la tête de sa mère, qui s’était instinctivement penchée pour l’embrasser et coupait avec son petit couteau de poche les liens du bâillon.

Deux minutes après, Berthe complètement délivrée, serrait Jules dans ses bras et le couvrait de larmes et de baisers.

Madeleine, qui se tenait debout près d’eux, était à peine moins émue.

Elle attendait, pâle et tremblante, que cette première explosion de tendresse s'apaisât d’elle-même.

— Maman Berthe, dit-elle en prenant les mains de la jeune femme pour attirer son attention, il faut nous sauver bien vite ! Si les gens qui vous ont attachée allaient revenir !

Rappelée par ces paroles de l’enfant au sentiment de la réalité, Berthe pâlit.

— Nous sauver ! dit-elle. Mais comment. Toutes les issues sont fermées.

— Comment ! repartit joyeusement Madeleine, par le chemin que nous avons pris pour venir. Vous n’êtes pas très grosse, vous passerez bien comme nous par la lucarne.

Et lui prenant la main, elle l’entraîna dans l’escalier avec Jules.

Quelques instants après, ils avaient atteint le caveau.

Madeleine sauta sur la table et avança la tête hors de la lucarne pour inspecter les alentours.

À sa grande surprise, elle aperçut du côté du remblai, sur sa pente, deux ou trois personnes qui le parcouraient d’un air effaré.

Ayant, dans une de ces personnes, reconnu son père, elle se glissa dans le jardin comme une anguille et, se dressant sur la pointe des pieds, elle agita désespérément son mouchoir, sans crier toutefois.

Un instant après, son père avait aperçu le signal, reconnu sa fille et il accourait à toutes jambes.

XV

Pris au piège

Les agents de Troussardière avaient si lestement exécuté l’enlèvement de Berthe qu’ils auraient juré n’avoir été vus de personne.

Ils avaient cependant compté sans leur hôte, nous voulons dire sans Grenouillet.

Au moment où Berthe franchissait la brèche des palissades, le joyeux cocher de corbillard remontait la pente de la rue de Tolbiac.

Il venait de conduire un mort à sa dernière demeure, et s’en revenait au petit pas de son attelage qu’il ménageait paternellement, ayant ce jour-là du loisir.

Droit et bien campé sur son siège, bercé par l’allure tranquille de sa voiture, il cuvait d’assez abondantes libations en s’abandonnant aux douceurs du sommeil.

Les guides qu’il retenait par un reste d’habitude, flottaient lâches et emmêlées, sur le dos de ses chevaux, qui n’en avaient cure, connaissant assez la route pour le conduire eux-mêmes, et n’ayant d’ailleurs nulle envie de prendre le mors aux dents.

Ils auraient sans doute hissé de la sorte véhicule et cocher jusqu'au sommet de la côte si la roue du corbillard n'avait rencontré, à mi-chemin, un gros caillou, sans doute envoyé sur la chaussée par quelque gamin s’escrimant à lancer des pierres.

Il s’ensuivit un cahot assez rude, et Grenouillet, désagréablement troublé dans son sommeil, ouvrit les yeux.

Machinalement, il ressaisit les guides et fit entendre un bruyant et pressant ; Hue ! Cocotte, dont la sonorité se perdit dans l'air sans produire aucun effet sensible sur les nerfs acoustiques de l’attelage et sur tout sur son allure.

Puis, ce devoir rempli, il promena un regard hébété autour de lui pour se rendre compte du point de la côte où il était par venu.

Il aperçut à sa gauche Berthe, emmenée par les agents de Troussardière du côté de la Maison-Blanche.

La présence de ce groupe singulier au milieu des cultures du remblai lui parut suspecte.

Il le suivit du regard pendant une minute ou deux.

— Ah ! ça, mais est-ce que j’ai la berlue ce matin, murmura-t-il en se frottant les yeux. On jurerait, par moments, que cette petite femme-là, c'est Mme Berthe. Si je ne la savais pas tranquillement assise à sa porte, j’irais, je crois, prévenir M. Nivollet.

Quelques instants après, Berthe, entraînée sur la pente du remblai, disparaissait sous le couvert des arbres, et Grenouillet déjà ne songeait plus à elle lorsqu’il entendit retentir le cri qu’elle avait poussé en essayant ne s'arracher à l’étreinte des deux agents.

Il tressaillit sur son siège et prêta l’oreille.

Mais le cri ne s’étant pas renouvelé, il laissa ses chevaux continuer leur route.

Comme il arrivait à la hauteur de la rue Barrault, il rencontra Mme Vabras qui descendait la rue.

Ils se firent un petit salut d’amitié et Grenouillet arrêta ses chevaux pour échanger deux ou trois mots avec elle.

La conversation était, après les alcools, ce qu'il aimait le plus au monde.

— Ça va toujours, Mme Vabras ? demandait-il en faisant avec son fouet le salut militaire.

— Tout de même, M. Grenouillet, repartit la nourrisseuse. Et vous ? Toujours un peu chaudement, n’est-ce pas ?

— Toujours, Mme Vabras. Je n'y peux rien. C’est le temps qui veut ça. D’où venez-vous donc de ce pas ?

— De chez Mme Berthe.

— Lui porter quelques douceurs ?

— Des œufs frais et du lait. On fait ce qu’on peut.

 — Elle était chez elle ?

— Non.

— Où donc est-elle allée ?

— Je n’en sais rien. Personne n’a pu me dire ce qu’elle était devenue. Ça m’a même étonné, car M. Nivollet lui a recommandé de ne pas sortir de chez elle, et elle n’est pas femme à ne tenir aucun compte de ses recommandations.

— Le petit Jules était-il chez elle ?

— Non plus.

— Vraiment ! s’écria Grenouillât ébahi. Eh bien ! si vous voulez m’en croire, Mme Vabras, vous allez de ce pas courir chez M. Nivollet, et le prévenir que Mme Berthe a disparu.

— Vous dites ? s’écria Mme Vabras stupéfaite.

— Je dis qu’elle a disparu, reprit Grenouillet. Je viens de voir tout à l’heure, dans les champs d’à côté, deux hommes qui entraînaient, du côté de la Maison-Blanche, une femme qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, et si j’avais su qu’elle n’était plus chez elle, j'aurais été leur dire deux mots.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Mme Vabras tout interdite.

Et tout à coup, revenant à elle, elle s’élança dans la rue Barrault, du côté du jardin de Nivollet.

Grenouillet suivit d’une allure plus calme avec son corbillard.

Le peintre se trouvait justement sur le seuil de son petit enclos à causer avec Mme Darmont, Raulhac et Mazamet.

Du plus loin qu’elle l’aperçut, Mme Vabras lui cria :

— Monsieur Nivollet, savez-vous où est Mme Berthe ?

— Mais chez elle, je suppose, répartit le peintre, étonné du trouble et de la précipitation de la nourrisseuse.

— J’en viens, il n’y a personne, repartit Mme Vabras.

— Vous n’avez pas demandé à son voisin Dagneux où elle était allée,

— Dagneux était sorti, lui aussi.

— Alors, je n’en sais rien, répartit le peintre qui commençait à s’inquiéter.

— Si vous n'en savez rien, M. Nivollet, repartit Mme Vabras, vous ne ferez pas mal, je crois, de vous mettre à sa recherche.

Et en quelques mots, avec une volubilité qui ne permit pas à Grenouillet, survenu sur ces entrefaites, d'approuver autrement que du bonnet, elle lui raconta la découverte et les soupçons du cocher.

Lorsqu'elle eût achevé, Nivollet échangea un coup d’œil rapide avec Raulhac et Mazamet, qui paraissaient presque aussi inquiets que lui.

— Il n’y a pas à balancer, dit Raulhac, il faut nous mettre en campagne. Où se trouve cette Maison-Blanche ?

— Venez, je vais vous conduire, repartit Nivollet.

En entrant dans son jardin, il ouvrit une porte pratiquée dans la palissade, du côté des cultures, et prit avec eux le chemin de la Maison-Blanche.

Mme Darmont, Mme Vabras, Grenouillet et Mme Largères, survenue sur ces entrefaites, les suivaient à distance.

Ils formaient comme une arrière-garde qui les surveillait de loin et se tenait prête, s’il en était besoin, à se porter à leur secours, à les empêcher aussi d’être surpris, dans le cas où ils seraient obligés de franchir des clôtures ou de pénétrer dans des endroits interdits au public.

Arrivés sur la pente du remblai, en face de la Maison-Blanche, Nivollet, Raulhac et Mazamet s’étaient dispersés, cherchant s’ils ne trouveraient pas, sur l'herbe fraiche des sentiers, des traces récentes de pas.

Ils y erraient depuis cinq ou six minutes lorsque Madeleine avait aperçu son père.

En la voyant faire des gestes d’appel avec son mouchoir, ils s’étaient précipités tous les trois à son secours.

Comme ils arrivaient près de la palissade, Madeleine les y rejoignit.

— Ah ! père, si tu savais ! s’écria-t-elle toute tremblante d'émotion.

Et sans rien cacher à Nivollet de ses expéditions secrètes à la Maison-Blanche, elle lui raconta comment elle venait, avec Jules, d’y découvrir Berthe, bâillonnée, les mains liées et prisonnière.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Ernest Rousselle (1836-1896) -C'est lui ! - et son fils Henri (1866-1925) étaient négociants en vins.

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Le 1er juillet 1914, à la suite d'une erreur d'aiguillage, les tramways Choisy-Chatelet et Vitry Chatelet entraient en collision avenue des Gobelins. Trois voyageurs étaient légèrement blessés.

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C'est sur l'insistance d'Émile Deslandres représentant du 13e arrondissement que le conseil municipal de Paris accepta de conserver le nom cinq fois séculaire des Reculettes à la rue résultant de l'élargissement de cette ruelle si pittoresque.

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En janvier 1903, le quotidien Le Français s’étonnait que des rues de Paris étaient encore éclairées par des quinquets et signalait que M. Henri Rousselle, conseiller municipal du quartier de la Maison-Blanche, avait déposé une proposition pour demander l'éclairage au gaz de la rue Vergniaud, voie reliant le boulevard d’Italie à la rue de Tolbiac, à peine praticable dès la tombée de la nuit, en raison de l’obscurité qui y régnait. Les six lampes à huile qui s'y trouvaient, ne donnaient en effet qu’un faible éclat et de nombreux accidents se produisaient journellement par suite du manque de lumière.
La dépense était évaluée à deux mille six cent deux francs.

L'image du jour

La rue Coypel vue du boulevard de l'Hôpital

On remarquera sur la gauche de la rue, la moitié restante du marché couvert des Gobelins qui sert désormais d'entrepôt et de garage. Il demeurera en place jusqu'à la fin des années 1960 pour laisser la place l'hôtel de police du 13e qui remplaça tous les commissariats de quartier qui furent fermés.