La cité Jeanne-d’Arc
Extrait de Paris horrible et Paris original. (1882)
Par Georges Grison (1841-1928).
Il semble qu'après les horreurs de la Cité du Soleil et du Caravansérail de la Femme en Culottes, il faille tirer l'échelle.
Ce n'est pourtant qu'une introduction aux tableaux qu'auront à nous offrir nos pérégrinations.
Tenez, si vous le voulez, traversant tout Paris, en le contournant par la Ceinture, nous irons, à l'opposé, sur les versants de l'ancienne barrière d'Italie, jeter un coup d'œil sur la Cité Jeanne-d'Arc.
Un joli nom, cette fois, pour une bien laide chose. Nous suivrons l'avenue des Gobelins, toute remplie des senteurs caractéristiques des tanneries voisines, et nous prendrons, sur la place d'Italie, hier un coupe-gorge hideux, aujourd'hui un square magnifique, le boulevard de la Gare, jusqu'à la rue Jeanne-d'Arc.
Pas beau déjà ce boulevard de la Gare. De la poussière ou de la boue, des arbres malingres, des usines ou des taudis accrochés aux murs des maisons neuves qui semblent honteuses de leur blancheur, au milieu de ce quartier grisâtre... Pas belle non plus la rue Jeanne-d'Arc, surtout si vous avez l'idée de jeter un coup d'œil à l'intérieur des maisons...
Mais tout cela c'est admirable, splendide, luxueux, en comparaison de la Cité...
Tenez, la voilà. Elle commence au coin de la rue Jeanne - d'Arc, et va jusqu'à la rue Nationale. C'est un tas de grandes bâtisses, séparées par des impasses. Il y a là quinze cents logements...
Attendez ; n'entrez pas si vite. Ne voyez-vous pas ? Ne sentez-vous pas ? Ah ! vous vous plaigniez tout à l'heure des senteurs du cuir à demi tanné : Effluves printanières, brises embaumées à côté des odeurs de la Cité Jeanne-d'Arc.
Mais regardez donc ! Les impasses, les allées, depuis longtemps dépourvues de pavés, ne forment que des canaux de boue liquide... boue formée par les détritus, les ordures, les eaux ménagères, qui croupissent là, fraternellement. Quand il pleut, au moins, l'eau de pluie divise et emporte un peu au dehors cette corruption. Ah ! il fait bon d'avoir des bottes d'égoutier pour circuler dans la Cité.
Dans les maisons, c'est pis encore. Tenez, je ne puis mieux faire que de vous offrir comme preuve une pièce officielle le rapport présenté par les membres de la Commission des logements insalubres, chargés de la pénible mission de visiter la cité Jeanne-d'Arc. Lisez et pardonnez-nous les expressions trop techniques :
« L'infection des escaliers part du rez-de-chaussée où s'ouvrent les caves renfermant des appareils filtrants qui sont mal entretenus et peu surveillés. C'est ainsi que dans les maisons cotées sous les n°s 71, 73 et 77 rue Jeanne-d'Arc, on constate que les appareils débordent et que les matières fécales couvrent de larges espaces dans les caves. Il y a plus d'une année que MM. Perrin, Sinaud et moi nous avons constaté le même fait dans cette même cité.
» Des caves, l'infection se propage dans toute la hauteur de l'immeuble par les cabinets d'aisances de chaque étage qui sont tous à trous béants ; un certain nombre d'une mal- propreté extrême sont dépourvus de portes, leurs murs sont souillés et plombés. Dans les bâtiments nº 8 (25, rue Nationale) et nº 9 (27, même rue), rue Jeanne-d'Arc, 71, 73, 75, 77 et 79, il existe un vice de construction qui fait que les cabinets d'aisances n'infectent pas seulement les logements par les cages d'escalier mais encore directement.
» En effet, aux deux extrémités d'une cour longue, sont à chaque étage des logements en retour d'équerre dont l'unique croisée ouvre sur cette cour perpendiculairement à toute sa longueur. Immédiatement en retour d'équerre dans la façade longeant cette cour, à une distance de moins d'un mètre et en contre - bas de cette unique croisée, se trouvent les châssis des cabinets d'aisances et les croisées de l'escalier. Par suite de cette disposition, l'air vicié qui s'échappe de ces cabinets est inévitablement en grande partie aspiré par la croisée lorsqu'elle est ouverte.
» Dans l'escalier nº 2 du nº 81 de la rue Jeanne - d'Arc, les lieux d'aisances, aux 2e, 3e, 4e et 5e étages présentent cette particularité, qu'ils ont été installés dans un cabinet très vaste, vraisemblablement destiné autrefois à l'habitation, et dans lequel on a enlevé les fenêtres sans les remplacer par quoi que ce soit. Ces cabinets d'aisances prennent air et jour par cette large baie sur une petite courette, et de la fenêtre percée symétriquement en face, dans le bâtiment parallèle qui en est séparé par deux mètres, la vue plonge dans les cabinets d'aisances. La pluie et la neige y pénètrent.
» Dans tous les escaliers, excepté celui qui dessert le n ° 2 de l'immeuble coté 81, rue Jeanne-d'Arc, à droite et à gauche de chaque palier, se trouve un couloir sombre où l'on circule à tâtons, qui donne accès de chaque côté à 5 logements se composant de une ou plusieurs pièces.
» Les plafonds sont sales, les papiers tombent en lambeaux, et sur leurs débris des insectes de toute nature ont élu domicile. Les planchers sont recouverts d'une couche épaisse de malpropreté. Dans les uns, ce sont les panneaux des portes qui manquent ; ailleurs, ce sont les vitres qui font défaut aux fenêtres ; ailleurs, enfin, on ne peut ouvrir les fenêtres par suite du mauvais état des ferrures et de la menuiserie. Beaucoup de cheminées sont brisées, leurs montants non remplacés. Certains logements sont traversés par des tuyaux de descente. »
Rien à ajouter, n'est - ce pas ? Cela vous dégoûte et vous écœure...
Songez pourtant qu'il y a des créatures humaines qui vivent là.
Quinze cents logements ; quinze cents familles ; et des familles de malheureux, c'est-à-dire des familles nombreuses, car vous avez pu remarquer comme moi que les malheureux ont beaucoup plus d'enfants que les riches...
Soyons raisonnables et évaluons à quatre mille âmes la population de la cité... quatre mille âmes, plus que bien des sous-préfectures...
Et nous sommes au - dessous de la vérité, car il y a, dans certains de ces logements, de ces réduits obscurs et empestés, des familles, père, mère, et cinq ou six garçons et filles, grouillant pêle-mêle dans une hideuse promiscuité, voyant tout, sachant tout, le mal plutôt que le bien...
Quelle génération voulez-vous que donnent ces pauvres créatures, venues au monde ainsi, ainsi élevées, suçant le vice avec l'âcre lait maternel ?
Puis, il y a des logements qui sont inoccupés, — ostensiblement du moins. La nuit les rôdeurs, les vagabonds, — gibier de correctionnelle, y arrivent.
Quittons la Cité Jeanne-d'Arc et descendons vite sur les bords de la Seine, pour nous rasséréner un peu par la vue joyeuse des rives de Bercy. — Voulez-vous ?
A propos de la Cité Jeanne d'Arc
La cité Jeanne d'Arc fut construite entre 1869 et 1874 par un nommé Thuilleux, architecte et propriétaire de son état (49 rue Peyronnet à Neuilly) qui laissa son nom à un passage aujourd'hui disparu (et épisodiquement son nom à la cité), et fut démolie à partir de 1939 après une longue période d'évacuation. Entre temps, la cité fut un foyer de misère et de pauvreté autant qu'un lieu sordide et nauséabond à éviter. Avec la cité Doré, la cité Jeanne d'Arc est l'un des lieux du 13e sur lequel on trouve le plus d'écrits et de témoignages. On ne saurait donc ici proposer qu'une sélection.
Le nommé Thuilleux ne brillait pas particulièrement sur le plan de la philanthropie, ce n'était vraisemblablement pas son but.
Le Dr Olivier du Mesnil, dont il sera question plus loin, rapporte dans son ouvrage L'Hygiène à Paris (1890) que "la commission d'hygiène du XIIIe arrondissement s'est émue lorsqu'elle a vu s'élever cette immense bâtisse où se montre à la fois l'inexpérience du constructeur et son mépris absolu des règles de l'hygiène." Il ajoute que "la commission du XIIIe arrondissement ne s'est malheureusement préoccupée que de la question de sécurité ; il est dit en effet dans son procès-verbal du 28 mars 1870 que M. X. [Thuilleux] fait construire rue Jeanne-d'Arc des habitations extrêmement vastes qui ont donné des craintes au point de vue de la solidité, mais qu'après examen la commission, tout en constatant l'extrême légèreté des constructions, déclare qu'elles ne paraissent pas présenter quant à présent de causes d'insalubrité."
Les taudis que constituait la cité Jeanne d'Arc dès l'origine, attirèrent donc rapidement l'attention de la ville de Paris après une épidémie de variole et une inspection sévère se traduisit dans un rapport établi par le Dr du Mesnil à destination de la commission des logements insalubres. La ville prescrivit ensuite des mesures d'assainissement que Thuilleux s'empressa de contester devant le conseil de préfecture de la Seine (le Tribunal administratif d'aujourd'hui, jugement du 28 juillet 1881), lequel donna largement raison à la Ville, puis devant le Conseil d'État (arrêt du 1er aout 1884), lequel rejeta le recours introduit au motif que "les diverses causes d'insalubrité signalées par la commission des logements insalubres dans les maisons appartenant au sieur Thuilleux et formant la cité Jeanne d'Arc sont inhérentes à ces immeubles et proviennent de leur installation vicieuse..."
Des améliorations finirent pas être réalisées mais ne sortirent pas la cité de sa fange.
Thuilleux et ses successeurs profitèrent encore 30 ans de la manne que représentaient les loyers de la cité Jeanne d'Arc avant de la céder, en 1912, pour 800.000 francs à l'Assistance Publique qui sous la conduite de M. Mesureur, envisageait de réaliser une grande opération de création de logements à bon marché dans le secteur. Au moment de la cession, le ou les propriétaires de la cité tiraient un revenu net de 85.000 francs des 2500 locataires de la cité selon Le Matin du 2 novembre 1912.
Le projet de l'Assistance Publique ne se concrétisa pas notamment eu égard à refus des locataires de quitter les lieux et fut gelé par la guerre. La cité changea de mains en 1925 lorsque l'Assistance Publique renonça à ses activités dans le domaine de habitations à bon marché devenu celui des communes via leurs offices de gestion.
Devenue foyer d'agitation et enjeu politique, la démolition de la cité Jeanne d'Arc est une fois de plus décidée à la fin de l'année 1933 dans le cadre de la lutte contre les îlots insalubres. La mise en œuvre de cette décision prit du temps surtout après les évènements du 1er mai 1934 et l'organisation de la résistance aux expulsions par le PCF.
Les premiers temps
- Le Bazar Jeanne-Darc (1874)
- Paris Lugubre : la Cité Jeanne-d’Arc et la cité Doré (1879)
- Conseil de préfecture de la Seine - 28 juillet 1881
- La Cité Jeanne-d’Arc (La Presse, 11 aout 1881)
- La cité Jeanne-d’Arc - Extrait de Paris horrible et Paris original (1882)
La période "Assistance Publique"
- Neuf cents chiffonniers déménagent (Le Matin, 2 novembre 1912)
- La cité Jeanne d’Arc vu par le Gaulois (Le Gaulois, 17 novembre 1912)
- Un Meeting des Locataires de la Cité Jeanne-d’Arc (1912)
- Trois ilots à détruire d'urgence (1923)
Dix ans de blocage
- Une injustice à réparer - Lucien Descaves, L’Intransigeant — 29 juin 1924
- La Ville de Paris va-t-elle enfin s'occuper de la cité Jeanne-d'Arc ? (1931)
- L'assainissement de la cité Jeanne-d'Arc (Le Temps, 17 janvier 1934)
- On va démolir la cité Jeanne-d’Arc (La Liberté, 21 janvier 1934)
Sur les évènements du 1er mai 1934
- Le « Fort Chabrol » de la cité Jeanne d’Arc (Excelsior, 2 mai 1934)
- La cité Jeanne d’Arc transformée en fort Chabrol, récit du Petit-Parisien
- Treize émeutiers de la Cité Jeanne-d’Arc ont été arrêtés hier matin, récit du Figaro
- La tentative d'émeute cette nuit rue Nationale, récit du Journal
- Les assiégés de la cité Jeanne-d'Arc se sont rendus ce matin, récit de Paris-Soir
La fin de la Cité Jeanne d'Arc
- Ventres vides, poings levés ! (L’Humanité — 3 juin 1934)
- André Marty aux côtés des locataires de la cité Jeanne-d'Arc contre l’entrepreneur Gervy (L’Humanité — 9 mai 1935)
- La cité Jeanne-d'Arc a été nettoyée de ses indésirables (Paris-Soir, 24 septembre 1935)
- Cité Jeanne-d'Arc - Les agents protègent les ouvriers démolisseurs des taudis (1935)
- Sous la protection de la police, des ouvriers ont entrepris la démolition de la trop fameuse cité Jeanne-d'Arc (Le Matin - 1935)
- Une rafle dans la cité Jeanne-d’Arc, repère de la misère et du crime (1937)
- Les ilots de la misère par Jacques Audiberti (1937)
Faits divers
- Un Drame du Terme (1902)
- Une cartomancienne assassine son ami (1921)
- La police devra-t-elle assiéger dans la cité Jeanne-d'Arc Henri Odoux qui blessa sa voisine ? (1935)
- L'ivrogne qui avait blessé sa voisine est arrêté. (Le Journal - 1935)
Autres textes de Lucien Descaves
La cité Jeanne d'Arc dans la littérature
- La Cité Jeanne-d'arc - Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
- La Cité Jeanne d'Arc dans "Les mémoires de Rossignol" (1894)
- Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson: