Le culte de Jeanne d’Arc
Une injustice à réparer
L’Intransigeant — 29 juin 1924
Le culte de Jeanne d’Arc étant institué chez nous — et à cela rien à re dire, sous quelque bannière qu’on se range je m’étonne seulement de l’injustice singulière que manifeste la Ville de Paris à l’égard de notre héroïne nationale. Elle a, il est vrai, sa statue, place des Pyramides, et cette statue de Frémiet, quoi qu’on en ait dit, n’est pas à dédaigner... Mais tandis que des hommes politiques de quartier, des célébrités d’un jour, des gloires au décrochez-moi ça, n’attendent pas dix ans le boulevard ou l’avenue qu’ils baptisent, à la complaisance du Conseil municipal, Jeanne d’Arc l’immortelle ne donne encore aujourd’hui son nom dans le quartier de la Gare, qu’à une rue et à une cité dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles comptent parmi les plus déshéritées.
Ah ! cela lui fait une belle jambe, à la bonne Lorraine, d’être environnée, dans son îlot de misère — et depuis soixante ans, pas davantage — des rues Lahire, Xaintrailles et de Domrémy. Ses braves compagnons d’armes ne sont pas, en effet, mieux partagés qu’elle et le lieu de sa naissance est rappelé par une plaque au coin d’une rue qui n’est point un cadeau à faire à un enfant — même sublime.
Car c’est ainsi : avant 1863, sous l’Empire, aucune voie parisienne ne portait le nom de Jeanne d’Arc ! Et lorsqu’on répara cet oubli, ce fut, je le répète, pour plaquer, c’est le mot, l’illustration française la plus haute et la plus pure... au seuil de la Cour des Miracles !
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Car la Cité Jeanne-d’Arc, vous le savez sans doute, méritait cette appellation — que son propriétaire, aussi bien, n’avait pas prévue. Il était animé, cet homme, des meilleures intentions, lorsqu’il avait fait construire, vers la fin de l’Empire, sur un terrain de. 4-600 mètres carrés, dix bâtiments à six étages, longs de 40 mètres chacun, destinés à procurer des logements aux ouvriers. Bien petits logements, à la vérité, séparés les uns des autres par des cloisons en carreaux de plâtre, dans lesquelles étaient pratiquées des baies sans portes. Je laisse à penser la promiscuité qui en résultait. Toutes les chambres donnaient sur des corridors obscurs en plein jour et qui s’éclairaient, le soir, à la lanterne. Une borne fontaine, dans la cour, fournissait l’eau. Cabinets d’aisances sur les paliers.
Ce ne fut plus bientôt, naturellement, qu’un vaste hôtel meublé, une agglomération de taudis-où s’entassaient trois mille cinq cents habitants, plus malheureux les uns que les autres, chiffonniers en majeure partie. C’était l’élément le plus sain de cette population. Parfaitement. Le reste ne vaut pas la peine d’être nommé : une tourbe équivoque, paresseuse, alcoolique, querelleuse, vagabonde. La faire payer, chaque semaine, n’était pas chose facile ni sans danger. Et le loyer d’une, chambre n’excédait pas cent francs par an. Je parle d’avant la guerre, et je ne pousse pas plus loin une description souvent faite et avec minutie par les docteurs Mangenot et Du Mesnil, notamment. Ils connaissaient à fond ces parages que j’ai souvent visités en leur compagnie.
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À la veille de la guerre, nous eûmes une fausse joie. La Cité Jeanne-d’Arc allait disparaître ! C’était chose promise, et certaine. Ces « antres » de la tuberculose, comme on disait alors, allaient être jetés bas par les soins de l’Assistance publique devenue propriétaire, pour 800.000 francs, des immeubles insalubres. Sur leur emplacement s’élèveraient de belles habitations à bon marché : 170 francs pour une chambre, 300 francs pour deux pièces ; pour trois, 440 francs pour quatre, 500 francs. Le rêve... C’était bien, malheureusement, un rêve... Le réveil, ce fut la guerre..., et, après la guerre, l’impossibilité, pour l’Assistance publique, tout ayant renchéri — dans quelles proportions, vous le savez ! — de mettre à exécution ses projets. Elle proposa d’abord l’aliénation de la Cité Jeanne-d’Arc à l’Office public d’Habitations à bon marché ; mais celui-ci mettait à son acceptation cette condition que le terrain lui serait cédé gratuitement. Il fallut renoncer à la combinaison et se rabattre sur l’offre d’un locataire principal qui s’engage non plus à faire cité rase, mais à rendre habitable et salubre celle qui existe, en réparant la toiture, en adaptant enfin les vieux bâtiments aux usages et aux besoins des locataires.
Autant dire que Jeanne d’Arc n’est pas près de régner sur un monde ni plus beau ni meilleur...
Alors, je le demande, est-il digne d’elle et de Paris que le nom de notre héroïne nationale continue à se poser sur des galetas et sur des immondices lorsque tant de belles avenues sont données en pâture au troupeau des phénix ?
LUCIEN DESCAVES
A propos de la Cité Jeanne d'Arc
La cité Jeanne d'Arc fut construite entre 1869 et 1874 par un nommé Thuilleux, architecte et propriétaire de son état (49 rue Peyronnet à Neuilly) qui laissa son nom à un passage aujourd'hui disparu (et épisodiquement son nom à la cité), et fut démolie à partir de 1939 après une longue période d'évacuation. Entre temps, la cité fut un foyer de misère et de pauvreté autant qu'un lieu sordide et nauséabond à éviter. Avec la cité Doré, la cité Jeanne d'Arc est l'un des lieux du 13e sur lequel on trouve le plus d'écrits et de témoignages. On ne saurait donc ici proposer qu'une sélection.
Le nommé Thuilleux ne brillait pas particulièrement sur le plan de la philanthropie, ce n'était vraisemblablement pas son but.
Le Dr Olivier du Mesnil, dont il sera question plus loin, rapporte dans son ouvrage L'Hygiène à Paris (1890) que "la commission d'hygiène du XIIIe arrondissement s'est émue lorsqu'elle a vu s'élever cette immense bâtisse où se montre à la fois l'inexpérience du constructeur et son mépris absolu des règles de l'hygiène." Il ajoute que "la commission du XIIIe arrondissement ne s'est malheureusement préoccupée que de la question de sécurité ; il est dit en effet dans son procès-verbal du 28 mars 1870 que M. X. [Thuilleux] fait construire rue Jeanne-d'Arc des habitations extrêmement vastes qui ont donné des craintes au point de vue de la solidité, mais qu'après examen la commission, tout en constatant l'extrême légèreté des constructions, déclare qu'elles ne paraissent pas présenter quant à présent de causes d'insalubrité."
Les taudis que constituait la cité Jeanne d'Arc dès l'origine, attirèrent donc rapidement l'attention de la ville de Paris après une épidémie de variole et une inspection sévère se traduisit dans un rapport établi par le Dr du Mesnil à destination de la commission des logements insalubres. La ville prescrivit ensuite des mesures d'assainissement que Thuilleux s'empressa de contester devant le conseil de préfecture de la Seine (le Tribunal administratif d'aujourd'hui, jugement du 28 juillet 1881), lequel donna largement raison à la Ville, puis devant le Conseil d'État (arrêt du 1er aout 1884), lequel rejeta le recours introduit au motif que "les diverses causes d'insalubrité signalées par la commission des logements insalubres dans les maisons appartenant au sieur Thuilleux et formant la cité Jeanne d'Arc sont inhérentes à ces immeubles et proviennent de leur installation vicieuse..."
Des améliorations finirent pas être réalisées mais ne sortirent pas la cité de sa fange.
Thuilleux et ses successeurs profitèrent encore 30 ans de la manne que représentaient les loyers de la cité Jeanne d'Arc avant de la céder, en 1912, pour 800.000 francs à l'Assistance Publique qui sous la conduite de M. Mesureur, envisageait de réaliser une grande opération de création de logements à bon marché dans le secteur. Au moment de la cession, le ou les propriétaires de la cité tiraient un revenu net de 85.000 francs des 2500 locataires de la cité selon Le Matin du 2 novembre 1912.
Le projet de l'Assistance Publique ne se concrétisa pas notamment eu égard à refus des locataires de quitter les lieux et fut gelé par la guerre. La cité changea de mains en 1925 lorsque l'Assistance Publique renonça à ses activités dans le domaine de habitations à bon marché devenu celui des communes via leurs offices de gestion.
Devenue foyer d'agitation et enjeu politique, la démolition de la cité Jeanne d'Arc est une fois de plus décidée à la fin de l'année 1933 dans le cadre de la lutte contre les îlots insalubres. La mise en œuvre de cette décision prit du temps surtout après les évènements du 1er mai 1934 et l'organisation de la résistance aux expulsions par le PCF.
Les premiers temps
- Le Bazar Jeanne-Darc (1874)
- Paris Lugubre : la Cité Jeanne-d’Arc et la cité Doré (1879)
- Conseil de préfecture de la Seine - 28 juillet 1881
- La Cité Jeanne-d’Arc (La Presse, 11 aout 1881)
- La cité Jeanne-d’Arc - Extrait de Paris horrible et Paris original (1882)
La période "Assistance Publique"
- Neuf cents chiffonniers déménagent (Le Matin, 2 novembre 1912)
- La cité Jeanne d’Arc vu par le Gaulois (Le Gaulois, 17 novembre 1912)
- Un Meeting des Locataires de la Cité Jeanne-d’Arc (1912)
- Trois ilots à détruire d'urgence (1923)
Dix ans de blocage
- Une injustice à réparer - Lucien Descaves, L’Intransigeant — 29 juin 1924
- La Ville de Paris va-t-elle enfin s'occuper de la cité Jeanne-d'Arc ? (1931)
- L'assainissement de la cité Jeanne-d'Arc (Le Temps, 17 janvier 1934)
- On va démolir la cité Jeanne-d’Arc (La Liberté, 21 janvier 1934)
Sur les évènements du 1er mai 1934
- Le « Fort Chabrol » de la cité Jeanne d’Arc (Excelsior, 2 mai 1934)
- La cité Jeanne d’Arc transformée en fort Chabrol, récit du Petit-Parisien
- Treize émeutiers de la Cité Jeanne-d’Arc ont été arrêtés hier matin, récit du Figaro
- La tentative d'émeute cette nuit rue Nationale, récit du Journal
- Les assiégés de la cité Jeanne-d'Arc se sont rendus ce matin, récit de Paris-Soir
La fin de la Cité Jeanne d'Arc
- Ventres vides, poings levés ! (L’Humanité — 3 juin 1934)
- André Marty aux côtés des locataires de la cité Jeanne-d'Arc contre l’entrepreneur Gervy (L’Humanité — 9 mai 1935)
- La cité Jeanne-d'Arc a été nettoyée de ses indésirables (Paris-Soir, 24 septembre 1935)
- Cité Jeanne-d'Arc - Les agents protègent les ouvriers démolisseurs des taudis (1935)
- Sous la protection de la police, des ouvriers ont entrepris la démolition de la trop fameuse cité Jeanne-d'Arc (Le Matin - 1935)
- Une rafle dans la cité Jeanne-d’Arc, repère de la misère et du crime (1937)
- Les ilots de la misère par Jacques Audiberti (1937)
Faits divers
- Un Drame du Terme (1902)
- Une cartomancienne assassine son ami (1921)
- La police devra-t-elle assiéger dans la cité Jeanne-d'Arc Henri Odoux qui blessa sa voisine ? (1935)
- L'ivrogne qui avait blessé sa voisine est arrêté. (Le Journal - 1935)
Autres textes de Lucien Descaves
La cité Jeanne d'Arc dans la littérature
- La Cité Jeanne-d'arc - Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
- La Cité Jeanne d'Arc dans "Les mémoires de Rossignol" (1894)
- Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson: