L’affaire de la rue Tiers
Le XIXe siècle, 29 septembre 1891
Ménage extraordinaire. — Bagarre invraisemblable. — Qui a frappé ?

Photographie (détail) de Henri Godefroy - 1895
Rue Tiers, 13, près du boulevard d'Italie, dans une maison aux mille recoins, toute en rez-de-chaussée, habitée par vingt ménages vivant l'un sur l'autre, demeurent les époux Arnould et leurs enfants, deux jeunes filles.
Le père est ouvrier teinturier ; la mère, une mégère batailleuse et « ivrognesse » conduit le soir ses deux filles flâner le long des boulevards extérieurs et ferme l'œil sur les rencontres qu'elles font avec les jeunes souteneurs du quartier.
La nuit, généralement, le père rentre ivre-mort, la mère et les filles viennent se coucher titubantes, et des batailles rangées se livrent alors en cet extraordinaire ménage, dont les cris et les querelles tiennent réveillés les autres locataires de la maison.
Le jour, la mère Arnould cherche dispute à ses voisines. Malheur à ceux qui Iui répondent ! Elle bat leurs enfants, leur envoie les détritus de ses fricots à la figure. Il lui est impossible de vivre en paix. Elle ne se complait que dans une éternelle querelle.
La semaine dernière, en se disputant avec une locataire qui habite à côté, elle s'élança sur elle et la mordit à la joue ; une autre voisine, Mme Job, intervint, et de ce moment une rivalité farouche éclata entre les Job et les Arnould qui ne pouvaient plus se voir sans s'agoniser d'injures.
Cela devait mal finir.
Hier en effet, vers minuit, Arnould avec toute sa smala rentrait très gris, quand il se croisa dans la cour de l'immeuble avec Job, sa femme et le cocher Bertrand, un ami, qui habite la maison.
— Tiens ! s'écria Arnould, le voilà, ce cochon ; attends, je vais lui faire son affaire !
Et s'emparant d'une hachette, il voulut frapper Job, mais sa femme l'en empêcha. Une bataille éclata alors entre Arnould et son épouse : on vit cette dernière, une paire de ciseaux à la main, frapper son mari ; on vit aussi Arnould porter à Job un coup de sa hachette sur la tête ; on vit enfin Job s'emparer d'une bouteille et la lancer de toutes ses forces sur son agresseur ; puis on aperçut le teinturier s'affaissant, une horrible blessure à la tête, saignant comme un bœuf.
Enquête
Qui a frappé ? II est presque impossible de le savoir. Job prétend que c'est la mère Arnould qui a blessé son mari ; la mère Arnould soutient que c'est la bouteille de Job qui a causé tout le mal. Quant à Arnould, qui est soigné à l'hôpital de la Pitié, il déclare ne se souvenir de rien du tout et ignore absolument à qui il doit l'estafilade qui lui orne le visage.
Ce qui semble, probable, c'est que les ciseaux de cette excellente Mme Arnould n'auront pas été tout à fait étrangers à l'affaire. La bouteille a bien aggravé les choses, mais Job n'a frappé que pour se défendre, car il a reçu à la tête un violent coup de la hachette du teinturier.
Très pratique, la mère Arnould a profité de l'émoi que la bagarre avait jeté dans la maison pour déménager à la cloche de bois.
Pendant qu'elle piaillait avec la concierge et les autres locataires, détournant leur attention par des gémissements sur le sort de son malheureux mari, les demoiselles Arnould transportaient le maigre mobilier du ménage dans la rue. Il est parti de là pour une destination inconnue.
Le tour est d'autant mieux joué que les Arnould devaient deux termes à leur propriétaire.