Le Paris qui s’en va
Les anciens abattoirs de Villejuif
Le Petit-Journal — 28 août 1903

Séparé seulement par la largeur du boulevard de l’Hôpital de ce vieux quartier des Gobelins où l'on a fait de toutes parts de larges trouées d'air et de lumière, un mur nu, hideux, noirâtre, immense dans toutes ses proportions, se dresse, entourant un espace de vingt-huit mille mètres carrés.
Il assombrit de sa masse la rue Pinel, la rue Fagon et une partie de la rue de Villejuif.
Par la porte principale ouverte dans ce mur babylonien, on voit sortir d'énormes morceaux pantelants d'animaux que des linges ensanglantés recouvrent imparfaitement : chevaux, mulets, ânes, qui vont faire l'ornement des boucheries hippophagiques ; et les délices de beaucoup d'estomacs pour lesquels le végétarisme n'est pas devenu le dernier mot de l'alimentation rationnelle.
Cet ancien abattoir de Villejuif, exclusivement réservé aujourd'hui aux divers représentants de l'espèce chevaline, va cesser d'exister.
C'est là, sur l'emplacement où un ultime coup de maillet, savamment appliqué, fit entrer enfin dans le repos tant de pauvres rosses plus ou moins fourbues, que s'élèvera, dès janvier prochain, la magnifique École des Arts et Métiers dont le conseil municipal de Paris a voté la création.
Le mur noir va s'écrouler pour faire place à des façades neuves et riantes, à larges baies vitrées. Toute une jeunesse intelligente et studieuse animera de sa présence cet endroit jusqu'à présent passablement lugubre.
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L'impression, quand on pénètre en ce vaste enclos, est faite de tristesse et presque de désolation.
L'herbe pousse drue, entre les larges pavés disjoints des cours ; les rats y foisonnent.

La plupart des bâtiments très importants et fort bien bâtis, — il y a longtemps, — par l'architecte Leloir qui fut un maître à son heure, sont fermés et servent de magasins généraux au service du Domaine. Ils sont remplis de matériaux réformés, provenant d'un peu partout, et principalement des écoles de la Ville : récipients en zinc défoncés, vieux balais, débris de toitures, morceaux de plomb ou de cuivre, que les marchands de métaux viendront se disputer au plus bas prix, une fois par an, tout s'y trouve entassé dans des promiscuités parfois bizarres.

Puis s'offre la partie pénible à parcourir : les locaux occupés par les pauvres bêtes venues pour une bonne moitié, au moins, des coins les plus divers de la province et qui se trouvent réunies, pour un sort semblable, dans les grandes bouveries d'antan, que l'on n'avait pas conçues à cette époque pour recevoir des hôtes de ce genre.
Il y a là pour le sentimental et aussi pour le philosophe, un spectacle cent fois plus attristant que celui que présente un abattoir ordinaire où abondent les bœufs et les moutons.
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Un immense passé peuplé de souvenirs où la reconnaissance des services rendus fait plus l'éloge du serviteur que du maître, nous porte à affectionner de façon particulière le cheval.
Et quand nous voyons dans ces écuries de la mort où ils ne font que passer, ces vieux amis de l'homme que notre égoïsme sacrifie, il y a chez nous, sinon comme un remords, du moins comme le regret d'une action vraiment peu noble.

Sait-on combien on tue par an de chevaux à cet abattoir, unique dans Paris ? 20,000 environ, il y avait deux ans ; de 24 à 25,000 l'an dernier ; 30,000, vraisemblablement, en 1903.
Trente mille ! voilà un chiffre qui en dit plus que tout ce qu'on pourrait écrire et démontre, avec la brutalité des statistiques, la progression constante et véritablement énorme de l'usage de la viande de cheval à Paris.
Il est juste d'ajouter qu'une notable partie de cette formidable cavalerie se transforme en saucissons... de Lyon qui voyagent ensuite de par le monde.
Cent à cent cinquante chevaux, en moyenne, sont, chaque jour, de passage dans les écuries de l'abattoir. Toutes les races s'y mêlent, tous les âges s'y confondent.
Gros limoniers vieillis sous le harnais, petits chevaux du Midi, courts et râblée, demi-sang, qui connurent jadis l'orgueil des nobles écuries, voire parfois des pur-sang qui eurent l'honneur de bondir dans leur jeunesse sous la cravache du jockey, tous font bon ménage et passent en commun leurs derniers jours, devant la litière fraîche, le râtelier bien approvisionné et l'avoine qu'on ne leur ménage pas : avoine bienfaisante dont beaucoup, sans doute, avaient déjà perdu le goût et qui constitue la dernière douceur qu'on accorde à ces condamnés à mort.

Les autres vastes bâtiments disséminés dans les cours et qui formaient autrefois les échaudoirs sont utilisés en partie à la préparation des bêtes abattues.
C'est là que deux inspecteurs vétérinaires, passés maîtres en leur art, viennent examiner, le matin, chaque animal tué. Toute viande qui sort doit porter leur estampille, et au moindre doute, à la moindre constatation d'une défectuosité quelconque. Tous les morceaux du cheval sont profondément entaillés, arrosés d'huile lourde de goudron et livrés à l'équarrisseur qui transforme la matière en engrais .
Ceci est absolument rassurant pour tout le monde et particulièrement pour vous, ô Pari siens hippophages.
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L'École des Arts et Métiers de Paris, appelée à remplacer l'ancien abattoir de Villejuif, occupera un espace de 20,000 mètres carrés: Une partie des 7 ou 8,000 mètres restants servira au prolongement de la rue Coypel. Le surplus sera vendu et nous verrons s'élever là, à proximité du métro de la rive gauche, de belles constructions bourgeoises.
Et alors, l'abattoir à chevaux va se mettre dans ses meubles.
Il se transporta à Vaugirard, rue Brancion, pour devenir voisin de l'abattoir général de cette zone, tout en conservant une indépendance absolue. Le syndicat de la boucherie hippophagique a, du reste, bien fait les choses. Il va édifier sur un terrain de 4,000 mètres des constructions qui seront des modèles du genre. Une salle d'expériences, conçue dans la forme d'un laboratoire Pasteur, y sera annexée. De sorte que les experts attachés au service sanitaire de l'établissement pourront y poursuivre sur les cobayes et les lapins mis à leur disposition les études microbiennes dont leurs inspections journalières leur auront parfois fourni le sujet.
La dépense est évaluée à 400,000 francs, qui seront probablement dépassés... comme toujours lorsqu'on fait bâtir.
Pour reconnaître cet excellent procédé, la ville de Paris va, de son côté, faire abandon, pendant soixante-quinze ans, à l'établissement nouveau, du droit d'abatage.
De cette façon, tout le monde sera satisfait et même les consommateurs, car une petite diminution du prix de la viande pourrait être la conséquence de ces conventions.
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Dans ces questions tout s'enchaîne et l'on commence à discuter ferme, dans, le treizième arrondissement, au sujet du marché aux chevaux qui alimente, en grande partie, l'abattoir son voisin.
Les uns soutiennent qu'il serait logique de déplacer ce marché et de le rapprocher de la rue Brancion. Ils ajoutent que cet immense terrain qui occupe maintenant un des « points stratégiques » du quartier, à l'angle du boulevard de l'Hôpital et du boulevard Saint-Marcel, pourrait être couvert de beaux immeubles, susceptibles de relever l'aspect de ce coin de Paris dont l'importance, à tous les points de vue, ne cesse de s’accroître.
Les autres se font les défenseurs du statu quo qui fournit aux commerçants du voisinage un élément de clientèle d'un genre spécial. Et ceux-là non plus n'ont pas tort.
Les arguments mis en valeur des deux côtés sont trop sérieux et les intérêts en jeu trop respectables, pour que nous puissions nous présenter dans un sens ou dans l'autre. Nous devons nous borner à les indiquer très sommairement, comme nous venons de le faire, en laissant à l'avenir le soin de tout concilier.
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