UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 18

IX
Comment les bons comptes font les bons amis
(suite)

Raulhac, qui, tout en gesticulant, avait insensiblement rapproché son fauteuil, lui frappa légèrement sur le ventre.

— Ah ! ah ! dit-il, cela te déride. Ce n'est pas malheureux. Tu es toujours le même, recevant les services comme s’ils t’étaient dus et ne songeant à rien qu'à tes préoccupations du moment. As-tu seulement remarqué comme Mazamet a rendu plausible la présence de Lucien sur l'Argus, en parlant des affaires que nous devions entreprendre de concert à la Martinique, du matériel que j'avais embarqué pour son compte et du chèque sur son banquier de Paris. Ce n’est pas toi qui aurais songé à cela, ni lui non plus ! Sans ces explications, cependant, les lecteurs se seraient adressé toutes sortes de questions ; les soupçons seraient venus â la suite, tandis que par ces explications préliminaires en faisait mieux que d’y répondre, on les empêchait de naître.

— C’était, en effet, très bien imaginé, dit Marcel d’un ton conciliant, presque amical.

— Si je n’en étais pas l'inventeur, répartit Raulhac d'un air modeste, je ne craindrais pas d'affirmer que c’est une idée de génie. Et le récit du naufrage confirmé de tous points par le livre du bord, que la mer a eu l’esprit de rejeter à la côte ; l’arrivée du bateau de sauvetage, la scène de la disparition de Lucien, la remise aux autorités de la malle et du sac de cuir qu’on retrouve à marée basse, sur le sable, est-ce assez bien conté ? Pas un mot de trop ; la franchise, l’émotion contenue d’un vieux, loup de mer qui s’attendrit sans vouloir l’avouer. El la scène du désespoir de Mazamet, est-elle assez réussie, hein ?

Ah ! le gueux ! il n’a pas son pareil pour jouer la comédie. Il a manqué sa vocation ; il serait un sacré acteur !

— Le métier serait moins lucratif, repartit Marcel, en souriant de nouveau, et le jeu moins parfait, sans doute.

— As-tu remarqué aussi avec quel ensemble le récit du naufrage a passé du journal breton dans les feuilles parisiennes et de ces dernières dans toutes les gazettes de la province, Bordeaux en tête. Tu t'imagines peut-être que cela s’est fait tout seul. Eh bien ! détrompe-toi, mon très cher. Ce sont des correspondants à moi qui l'ont envoyé, demandé, et si bien mis en évidence que tout journal qui se respecte n'a pu se dispenser de l’insérer.

— Pas un doute ne s’est élevé ? demanda Marcel avec une vivacité involontaire.

— Pas un, répliqua. Raulhac avec emphase. À la Bourse de Bordeaux, les plus fins y ont été pris, et pourtant, mon vieux, je te le dis en confidence, je n’y suis pas précisément en odeur de sainteté. On a beaucoup ri de l'aventure, et un assureur, qui croyait faire le malin, m’a dit d'un ton de pitié ironique : « Vous n'avez pas de chance, mon pauvre Raulhac, Vous faites toujours naufrage, même quand vous ne le désirez pas ! » J’avais, ajouta-t-il en clignant de l'œil d’un air malin, assuré le navire bien au-dessous de sa valeur.

— Qu’avez-vous répondu ?

— J’ai pris un air piteux et j’ai dit, en haussant les épaules : « Ce sont là des malchances qui ne frappent que les honnêtes gens, et qui ne vous arrivent jamais, messieurs les assureurs ! » Aussi, nous pouvons être tranquilles, à présent. Si jamais quelqu’un l’avisait de mettre endoute la sincérité du naufrage de l’Argus, nous pourrons le laisser dire, ce ne sera pas dangereux.

— Il prêchera dans le désert ?

— Il se fera huer du commencement à la fin, tout simplement.

Après un silence, Raulhac reprit :

— Maintenant j’arrive à la seconde affaire.

Marcel releva vivement la tête.

— Elle a l’air, mon très cher, de te tenir au cœur encore plus que la première, continua Raulhac d’un air ironique.

— Je le crois bien ! Si elle ne réussissait pas, le succès de la première serait en partie manqué.

— Eh bien ! mon vieux, elle est dans le sac.

— Vrai ! s'écria Marcel.

— Tout a marché Comme sur des roulettes, bien que ce fût très scabreux, beaucoup plus que cela ne le paraissait. Ta femme et ton fils sont arrivés à Bordeaux comme je te l’avais écrit dans le temps, persuadés par tes lettres qu'ils devaient aller te rejoindre à la Martinique. Je leur ai fait, comme tu le penses, le meilleur accueil.

 Et, regardant. Marcel d’un air où l’admiration se mêlait à l’ironie :

—  Sais-tu, mon bon ami, dit-il, que tu n’as pas la main malheureuse, et je ne m’étonne plus à présent que tu aies épousé Mme Berthe. Si tu as dans le choix de ta seconde femme autant de succès que dans celui de la première, tu ne seras pas à plaindre et j’en connais plus d’un qui voudrait être à ta place.

Marcel était devenu impassible.

— Si vous bavardez trop, Raulhac, répliqua-t-il, vous allez dire des impertinences. Revenons à nos moutons. Vous avez eu l’obligeance de recevoir chez vous celle qui était encore ma femme et son fils.

Raulhac se redressa d’un air digne.

— Je les ai reçus en gentleman, dit-il, et ma vieille bonne les a comblés de soins et de prévenances. Ils se sont embarqués deux jours après sur le navire emportant le matériel qui doit remplacer celui qui s’est perdu avec l’Argus, un joli trois-mâts commandé par Mazamet, Nous l'avons appelé le Zéphir, parce qu’il file comme une flèche quand il a le vent arrière. Mazamet a été pour eux, avant et après l’embarquement, d'une bonté paternelle ; il les a traités, non pas en passagers, mais en co-propriétaires du navire.

J’étais allé ce jour-là faire un tour du côté d’Arcachon, avec mon yacht de plaisance. Dès qu’ils ont eu perdu la terre de vue, je me mis à leur recherche, et vers le soir, je les ai rejoints. Ça n'a pas été difficile. Le vent avait molli dans la journée, et le Zéphyr était en panne. Je suis monté d’un air empressé sur le pont, et j’ai communiqué à ta femme une dépêche que j’avais reçue, lui dis-je, deux heures après son départ. Dans cette dépêche tu m'écrivais que tes affaires, réclamant ta présence en France, pour un mois ou deux, tu allais partir par le prochain paquebot. Tu me priais de différer, jusqu’à ton arrivée le départ de ta femme et de ton fils.

— La nouvelle n’a pas surpris Berthe ?

— Un peu, tout d’abord. Il fallait s’y attendre. Je lui ai donné des explications qui ont paru la satisfaire. Elle a sans difficulté passé du Zéphyr sur mon yacht. J’ai profité de la nuit pour la conduire sur la côte des Asturies, dans une baie au fond de laquelle se trouve un gros village de pêcheurs. Je lui avais dit qu’avant de la ramener à Bordeaux, j’avais une affaire à traiter sur un point voisin de la côte. Elle a débarqué sans défiance, arec son fils.

Elle a paru fort étonnée lorsqu’elle s'est aperçue que les habitants ne parlaient pas français. Je n’ai pas fait mine de m'en apercevoir et je l’ai conduite aussitôt chez la personne qui doit lui donner asile. C’est une cousine par alliance de Mazamet, qui nous a rendu, dans deux ou trois affaires de contrebande, quelques-uns de ces services qui ne s’oublient pas, et tu peux avoir confiance en elle autant qu'en nous. Pour expliquer la présence de ta femme dans la maison, elle, a dit autour d’elle qu’elle attendait une parente éloignée, devenue folle à la suite d’un chagrin d’amour et dont la folie consiste à se prendre pour une de ses sœurs, morte en mettant au monde un enfant qui aurait l’âge du sien.

Marcel écoutait sans mot dire, mais avec une attention anxieuse et profonde.

— Le moment délicat était celui de la séparation, continua Raulhac. J’avais trouvé ta femme si docile et si résignée à toutes tes volontés, que j’aurais donné de bon cœur un billet de cent francs pour que cette vilaine besogne me fût épargnée.

Marcel sourit.

— Tu n’as pas de ces faiblesses, toi, reprit Raulhac avec vivacité. Moi, je ne saurais m’en défendre. Que veux-tu ? L'homme n’est pas parfait. Quand je lui ai dit que c’était sur ton ordre que je l’avais conduite dans ce village et qu’elle devait y rester jusqu’à ce que tu viennes l’y chercher, elle a été prise d’un si grand trouble que j’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Mais elle s’est ravisée bientôt et m’a dit en pleurant qu’elle espérait que tu aurais pitié, sinon d’elle, au moins de son fils. Je lui ai juré par tout ce que j’avais de plus sacré que, tant qu’elle resterait ici, tu ne la laisserais manquer de rien, mais que si jamais elle essayait d’en sortir avant que tu ne viennes la chercher, elle doit s’attendre à tout. Alors elle a pris son enfant sur ses genoux et l’a couvert de baisers et de larmes. J’ai profité de cet accès d’attendrissement pour m’éloigner, et, un quart d’heure après, — le temps de débarquer ses bagages, — j’avais repris sur mon yacht la route de Bordeaux.

— Et ensuite ? demanda Marcel avec une impatience visible.

— Ensuite, mon bon ami, dit Raulhac, les choses se sont passées comme il avait été convenu. Une partie du chargement du Zéphyr était pour la Floride. Tandis qu’il le débarquait, ta femme et ton fils sont descendus plusieurs fois à terre. Ils ont pris le germe de la fièvre jaune qui s’est déclarée le lendemain du départ pour la Martinique. Ils ont été emportés l’un en vingt-quatre heures, l’autre en quarante-huit.

— Les déclarations de Mazamet n’ont pas été suspectées ? Elles n’ont pas semblé singulières tout au moins ?

— Elles ont été acceptées sans la moindre difficulté. On ne suspecte pas, mon très cher, les dires d’un capitaine qui déclare son navire contaminé et s'expose par cette déclaration à une quarantaine d’un mois.

— Mazamet l'a faite.

— Sans obtenir grâce d'un jour. Les déclarations de décès, reçues et enregistrées dans les bureaux du gouvernement, m'ont été renvoyées sur ma demande.

— Tu me les apportes ! s’écria Marcel.

— Les voici, dit Raulhac en tirant de sa poche un pli cacheté et en le présentant à son ami.

Marcel le saisit d’un geste avide et l'ouvrit d’une main tremblante.

Après s’être assuré par un examen attentif que les pièces étaient régulières et qu’il n'y manquait aucune des formalités requises, il se leva, les yeux étincelants d’une joie qui faisait frémir tout son être, posa les papiers sur une table, puis, revenant â Raulhac il lui prit les mains et les serra avec effusion.

— Eh bien donc ! t’y voilà venu, s'écria Raulhac avec une ironie mêlée d’émotion. Tu dégèles à la fin et tu penses à me remercier ! Je commençais à me demander, si la fortune ne t'avait pas changé, toi aussi.

— Elle m’a changé, en effet, mais non pas pour toi, mon vieux camarade. Tu viens de me rendre un service inappréciable, et tu pourras te convaincre à l’occasion que tu n’as pas obligé un ingrat. En attendant, nous avons un compte à régler. Je t’ai promis cent mille francs, si j’ai la mémoire bonne.

— On ne peut meilleure, dit Raulhac d’un air joyeux.

Marcel se dirigea vers un meuble, l’ouvrit et tira un portefeuille.

— Ils sont ici, dit-il en le montrant à Raulhac. Quelle est à ton avis, la somme qui sera nécessaire chaque année pour l'entretien de Berthe et de son fils ?

— Deux mille francs l’un dans l’autre.

— C’est aussi ce que je pensais, repartit Marcel. J’ai joint aux cent mille francs le capital nécessaire à la constitution de cette rente. Tu placeras cette somme au mieux des intérêts de Berthe et de son fils. Je n’en veux plus entendre parler.

Il présenta le portefeuille â Raulhac, qui le prit d’une main tremblante et resta quelques secondes indécis, n'osant pas l'ouvrir, et brûlant du désir d'en vérifier le contenu.

Marcel s’aperçut de son embarras et, en devinant la cause, il se prit à sourire.

— Eh bien ! que fais-tu ? lui demanda-t-il. Tu ne vas pas, je suppose, emporter ce portefeuille sans en vérifier le contenu ?

Raulhac ébaucha un geste de protestation. Mais Marcel l'arrêta.

— Je le veux, dit-il, tu sais tout aussi bien que moi que les bons comptes font les bons amis.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La rue du Banquier, ancienne rue, doit son nom au banquier Patouillet qui avait déjà donné son nom au territoire compris entre la rive droite de la Bièvre et les terres de St-Marcel sur le chemin d'Ivry. (Clos Patouillet.)

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La maison qui, en 1900, était située au 68 du boulevard d'Italie, servait de dépôt au sculpteur Rodin.

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35.892 électeurs étaient inscrits sur les listes du 13ème pour le premier tour des élections municipales du 3 mai 1925. 30.289 votèrent. Seul, M. Colly, du quartier de la Gare, fut élu à ce premier tour.

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En juillet 1899, la fête foraine, installée place d'Italie à l'occasion de la fête nationale, s'enorgueillissait d'accueillir la baraque d'Angèle Thiébeau, la Pétomane du Moulin-Rouge.(L'Aurore - 15 juillet 1899)

L'image du jour

Panorama vers l'ouest sur la rue de Tolbiac

La vue est prise depuis un des clochers de l'église Saint-Anne. La première rue à droite est la rue Martin-Bernard.