UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 36

X

Changement de front
(suite)

— Monsieur Percieux doit se souvenir qu’entre les remblais des bords de la Bièvre et ceux qui s’en vont rejoindre l’avenue d’Italie, il existe, en contre-bas, un grand espace vide qu’on n’a pas comblé, et qui est couvert de maisons, de jardins et de terrains vagues.

— Très bien, repartit Marcel. Il se trouve entre la Butte-aux-Cailles et la rue de Tolbiac.

La Butte-aux-Cailles vue de la rue de Tolbiac dans l'axe de la rue Jean-Marie Jégo dont les immeubles faisant angle avec la place Paul-Verlaine et la rue de la Butte-aux-Cailles sont encore existants.
(d'après une carte postale)

— Précisément, monsieur. C'est là que cette dame habite maintenant avec son fils. M. Nivollet et sa fille sont venus la prendre ce matin chez Mme Vabras et l’ont conduite dans une des maisonnettes qui sont situées au pied de la Butte aux Cailles, au-dessous du puits artésien.

— Elle a pu faire le trajet à pied ? demanda Marcel d’un air étonné.

— Très facilement, monsieur. Depuis qu'elle peut se lever et qu’elle a son fils auprès d’elle, elle reprend des forces à vue d’œil.

— Mais cette maisonnette, si chétive qu’elle soit, on ne la lui a pas donnée pour rien et elle n’avait pas d’argent pour en payer le loyer.

— M. Nivollet en a.

— Ah ! ce peintre ! s’écria Marcel d’un ton méprisant et irrité.

Et il fronça les sourcils en songeant à Férussac comme s’il en prévoyait, dans ce rapprochement fâcheux, un danger possible.

— De quoi se mêle-t-il encore celui-là ? ajouta-t-il d’un ton brusque et menaçant.

— Sa défunte, Mme Nivollet, qui était une gentille petite femme et qu’il aimait au point de ne pouvoir souffrir personne auprès d’elle, pendant la maladie dont elle est morte, était grande amie de Mme Berthe Percieux.

— Il me semble, en effet, l’avoir vue deux ou trois fois chez moi, dit Marcel en prenant un air de réflexion ; comme s’il cherchait à rassembler ses souvenirs.

— Elle n’allait guère à la Maison-Blanche quand vous vous y trouviez. Elle avait peur de vous. Mais Mme Berthe allait souvent la voir, et c’est en souvenir d'elle, bien sûr, que M. Nivollet se montre si bon pour son ancienne amie.

— Il ne la trouvait donc pas assez bien logée chez cette nourrisseuse ?

— Non, monsieur, repartit Mme Goupigny. Il est de fait qu’elle sera bien mieux dans cette maisonnette, dont le rez-de-chaussée ouvre de plain-pied sur le jardin, qu’au second étage de Mme Vabras. Son fils pourra jouer au grand air sous sa surveillance pendant qu’elle travaillera dans sa maison, et dès qu’elle aura un moment de libre, elle n’aura qu’un pas à faire pour venir le rejoindre.

— Elle y sera bien isolée.

— Oui et non, monsieur. Il y a près de sa maisonnette, une dizaine de bâtisses pareilles, où habitent des ménages et si elle était attaquée, elle n’aurait, de nuit et de jour, qu’un cri à pousser pour que tous ses voisins accourent. La maison voisine de la sienne est même occupée par un ouvrier que M. Nivollet a longtemps employé comme homme de peine et qui doit être chargé spécialement de veiller sur elle. Elle est aussi plus près de chez M. Nivollet et trop éloignée des rues voisines, pour qu’on puisse la reconnaître dans son jardin, si l’on ne sait pas déjà qu’elle s’y trouve. J’ai idée enfin que M. Nivollet a soupçon qu’on épiait depuis quelque temps ses visites chez Mme Vabras.

— Qui vous le fait croire ?

— La dernière fois qu’il m’a rencontrée, c’était pourtant par pur hasard, il m’a lancé un coup d‘œil qui m'a paru méfiant et il s’est retourné deux ou trois fois comme pour voir s’il n'était point suivi.

— Pouvez-voilà me montrer cette maisonnette ?

— Tout de suite, si Monsieur le désire.

— Alors, je vais remonter la rue de Tolbiac en me promenant. Arrivé en face de ces maisonnettes, je m’arrêterai devant la palissade à les regarder, et vous n’aurez, en passant auprès de moi, quelques instants après, qu’à me monter celle où cette personne habite.

— C’est convenu, dit Mme Goupigny.

Un instant après, Raulhac voyait Marcel sortir de l’allée et remonter la rue du Pot-au-Lait, puis la rue de Tolbiac.

Il allait quitter la rue de la Glacière, où il se tenait caché depuis quelques instants, lors qu’il vit Mme Goupigny émerger à son tour de l’allée et prendre la même direction que Marcel.

Évidemment, c’était elle que son ancien ami était allé rejoindre. De plus en plus convaincu qu’il était sur une bonne piste, il se mit à les filer tous les deux.

Le terrain où Berthe s’était réfugiée sur le conseil de Nivollet, est un des coins les plus curieux de ce quartier, fertile cependant en contrastes et en surprises.

Il forme un vaste quadrilatère entouré de tous côtés d’amas de décombres hauts de quinze à vingt mètres.

Au nord, il est surmonté par des constructions en planches noircies de goudron, qui s'élèvent, comme une pyramide, au sommet le plus élevé du remblai.

Ces constructions abritent les travaux d’un puits artésien dont le forage a été interrompu par un accident.

Elles sont demeurées depuis lors sur cette butte, comme pour témoigner de l’échec d’une tentative qu’on ne semble pas vouloir recommencer.

Au sud, la rue de Tolbiac franchit sur un pont la voie perpendiculaire qui descend jusqu'aux fortifications à travers d’autres terrains cultivés. Elle le ferme de sa haute chaussée comme d'un mur énorme.

La rue de Tolbiac franchissant la rue du Moulin-des-Prés

Ce quadrilatère, un des derniers vestiges de la vallée de la Bièvre, apparaît au milieu des buttes arides ou couvertes de maisons qui l’entourent comme une charmante oasis pleine de verdure, de fraîcheur et même de soleil, car les décombres l'abritent du vent sans le couvrir de leur ombre ni l’étouffer de leur masse.

Au pied du puits artésien, sur une pente douce, une dizaine de maisonnettes, pauvrement construites, mais d’aspect assez rustique au milieu des feuillages dont les jardins les encadrent, forment comme un hameau champêtre oublié dans le sein de la grande ville dont le mouvement et les bruit l’entourent sans y pénétrer.

Le reste du quadrilatère est occupé par des cultures ou de vaines pâtures, et l’on pourrait s’y croire en pleine campagne si, de temps en temps, le roulement des voitures ou des lourds fardiers qui descendent la rue de Tolbiac ne rappelait son voisinage.

Lorsque Marcel, arrivé à sa hauteur, s’arrêta devant les palissades qui le bordent du côté de la rue, le soleil remplissait de chauds rayons et lui donnait un air de gaieté sereine et douce dont il fût frappé, malgré sa préoccupation.

Il n’eut pas besoin d'attendre Mme Goupigny pour découvrir la maison qui servait de retraite à Berthe.

À la porte d’une des plus élevées, il avait aperçu du premier coup-d’œil une femme assise sur une chaise basse, à l’ombre d’un buisson de rosiers en fleurs, et tenant sur ses genoux un livre illustré, dans lequel elle faisait lire un enfant de cinq à six ans.

Il avait aussitôt reconnu Berthe et son fils, bien qu’à cette distance il ne pût distinguer leurs traits.

L’attitude de Berthe était si gracieuse et en même temps si maternelle ; l’enfant dont elle entourait les épaules de son bras gauche, se pressait contre elle d’un mouvement si affectueux et si tendre, que Marcel parut subir le charme de ce touchant tableau.

Une vive émotion se refléta du moins sur ses traits lorsque son regard les rencontra.

De quels sentiments confus et divers était-elle la résultante ?

Il eût eu peine, sans doute, à le démêler lui-même.

Un reste d’affection eût-il fait monter à son visage le sang qui l’avait coloré, il n’était pas assez fort pour faire une impression durable et profonde sur son esprit.

Lorsque Mme Goupigny le rejoignit, il levait dans sa tête un plan précis et détaillé de la maisonnette et de ses alentours, afin de pouvoir ensuite retrouver sans peine l’habitation de Berthe.

— Le hasard vous sert bien, lui dit la garde-malade, qui s'était approchée de lui sans qu'il y fit attention, les voilà tous les deux à la porte de leur maisonnette.

Et d’un geste à peine sensible, elle les indiquait à Marcel.

— Je les avais déjà vu, répondit-il.

— Alors, répartit Mme Goupigny, je ne m’étais pas trompée. Ce sont eux.

Et elle s’éloigna en souriant, tandis que Marcel se mordait les lèvres de dépit.

Après le départ de Mme Goupigny, Marcel ne resta pas moins de cinq minutes à son poste d’observation.

Les yeux fixés tantôt sur sa femme et son fils, tantôt sur la maisonnette et ses alentours, il semblait ne pouvoir s’arracher à ce spectacle.

Mais ce n’étaient plus des émotions tendres qui l’y retenaient.

C’était la colère de retrouver sur son chemin cet obstacle qu’il en croyait éloigné pour toujours, la rage de ne pouvoir l’en écarter comme il l’avait déjà fait plusieurs fois, la crainte du scandale, la terreur des révélations pouvant mettre sur la trace de son crime.

Tous ces sentiments se reflétaient tour à tour et quelquefois se confondaient dans l’expression de son visage sombre et contracté, dans la flamme qui, par moments, jaillissait de ses yeux.

Il allait s’éloigner, lorsqu’une main se posa tout à coup sur son épaule.

Il tourna la tête et tressaillit en reconnaissant Raulhac.

— Ce sont eux, n’est-ce pas ? lui dit l’armateur à l’oreille, d’un ton légèrement empreint d’ironie.

Marcel avait pâli de colère autant que de peur.

Il sentait combien la découverte de Raulhac pouvait lui susciter d’embarras et devenir dangereuse.

— Vous vous êtes permis de me suivre ? lui demanda-t-il d’un air de menace et de dédain.

— J’ai pris cette licence, repartit Raulhac d’un air dégagé.

Puis changeant soudain de ton et d’attitude.

— Est-ce que tu ne trouves pas, mon vieux Marcel, dit-il à demi-voix, que si, pour cent mille francs, je te délivrais de cette femme et de son fils, je les aurais bien gagnés ? Voyons ! Réfléchis et reviens à de meilleurs sentiments !... Veux-tu, je ne dis pas me les donner tout de suite, mais me les promettre ?

— Non, répartit sèchement Marcel.

— Prends garde !

— Non, mille fois non ! s’écria Marcel exaspéré de l’audace et de la ténacité de l'armateur, jamais vous n’aurez un sou de moi.

— Prends garde, te dis-je, je te donne cinq minutes pour réfléchir.

— Et si vous vous permettez encore de m’aborder d’une manière aussi inconvenante, ou seulement de me poursuivre dans la rue ou de sembler m'y connaître, je dépose centre vous, chez le commissaire de police, une plainte pour chantage.

— Vraiment ! repartit Raulhac en fixant sur Marcel un regard étincelant de colère et de menaces. Ce sont là tes sentiments, mon très cher. C’est bon à savoir. Eh bien ! moi, je te le répète, je le donne cinq minutes pour réfléchir.

— Moi, je vous donne cinq secondes pour détaler. Après cela, si je vous retrouve encore ici...

Et sa main droite, ouvrant sa redingote, se posa sur son revolver.

Mais Raulhac demeura impassible.

— Cinq minutes ! dit-il en tirant sa montre et en fixant les yeux sur le cadran. Si tu persistes dans ton refus, quand elles seront écoulées, ce n’est pas seulement cent mille francs que tu perdras, c’est toute ta fortune et ta tête avec.

Et, sans prendre garde à Marcel, qui s’éloignait à pas précipités, sentant son exaspération si grande que bientôt il ne pourrait plus la maîtriser, il continua de suivre des yeux le mouvement de l’aiguille sur le cadran de la montre.

Les cinq minutes écoulées, il leva la tête.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Jacques Daviel (1696-1762) fut un célèbre oculiste. Il fut le premier à réussir une opération de la cataracte et a été chirurgien du roi Louis XV.
Le nom de Daviel a été attribué à la rue Saint-François de Sales (1576-1622) en 1894 dans le cadre d'une volonté du conseil municipal de Paris de déchristianiser la toponymie de la capitale.

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Les batiments anciens de la gare d'Austerlitz ont été construits en 1867 sous la direction de l'architecte Renault.

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La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.

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Ce n'est qu'en 1867, que la route de Fontainebleau devint officiellement l'avenue d'Italie.

L'image du jour

Le quai de la Gare en janvier 1910 à proximité du n° 127 de l'époque.

Marchands de vins, petits commerces et industries de la futaille, services de transport, et commerces de proximité se partageaient l'espace avec les entrepôts et autres entreprises importantes du secteur.