UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 54

III

Horizons bleus.
(suite)

— Il le donnera, dit Nivollet, il faudrait être fou pour s’obstiner.

— Le meilleur moyen de le savoir est de le lui demander, reprit Férussac, et si vous m’y autorisez, madame... Berthe regarda Nivollet.

— Ce n'est pas à moi, dit-elle, de vous répondre. C’est à mon sauveur et à mon guide, à mon meilleur ami...

Nivollet l'interrompit d’un ton brusque.

— Vous n’y voyez pas d’inconvénients ? dit-il. Vous n’y avez pas de répugnances ?

— Non, mon ami.

— Alors, reprit Nivollet d’un ton bref et résolu, il faut, mon cher Férussac, vous rendre de ce pas chez votre avocat, et lui dire de faire sa démarche plus tôt que plus tard, dès demain, s’il le peut.

— Demain, c’est impossible, dit Férussac.

— Pourquoi donc ? demanda Nivollet.

— Parce que M. Percieux est parti ce matin et ne rentrera que demain soir. Des affaires pressantes, a-t-il dit, l’appelaient dans un de ses domaines, à vingt lieues de Paris. Peut-être a-t-il voulu tout simplement montrer à la police, par cette absence, combien il est désintéressé dans cette affaire de la Maison-Blanche. Mais, après-demain, sans faute, notre avocat ira le voir, et dans quelques jours, dans quelques semaines au plus tard, vous serez, madame, rentrée en possession de votre nom et de votre fortune.

— Et vous, mon cher Férussac, libre d’épouser Mlle Valentine, repartit Nivollet,

— Et votre bonheur, que je ne vous envie pas, monsieur, dont je suis au contraire heureuse, sera plus grand encore que le mien, ajouta Berthe avec un sou rire ému.

Au même instant, un véritable concert de coups de fouet, exécuté avec la désinvolture d’un artiste émérite, retentit sur la chaussée silencieuse et déserte de la rue de Tolbiac.

Berthe et les deux peintres, ayant levé les yeux dans cette direction, découvrirent aussitôt l’artiste.

C’était Grenouillet.

Il se dandinait sur le siège de son corbillard de l’air d’un homme légèrement éméché.

Nivollet crut d’abord qu’il avait eu recours à ce moyen excentrique d’attirer l’attention uniquement pour les saluer au passage, et il s’apprêtait à l’envoyer à tous les diables quand il le vit, de ses deux mains fermées ct appliquées en forme de lunette sur son œil droit, fixer, avec une persistance affectée, un point du treillage formant la partie basse du jardin de Berthe.

Il y courut, mais ayant aperçu à mi-chemin, grâce à sa haute taille, un homme couché dans le sentier, derrière la palissade, et feignant d’y dormir, il saisit un seau plein d’eau, apporté pour les besoins de l’arrosage. Il l’enleva brusquement, et avant que le prétendu dormeur n’eût eu le temps de se douter de son intention, il lui en déversa le contenu sur la tête et sur la poitrine.

L’homme se dressa sur ses pieds, blême de colère, et fit un mouvement comme s’il voulait franchir la palissade et se jeter sur Nivollet.

Mais la haute taille et la vigoureuse carrure de son adversaire, la présence de Férussac, qui arrivait à la rescousse et celle de Grenouillet qui s’éloignait en riant sous cape, l’arrêtèrent court.

Il lança un juron ignoble à la face de Nivollet, en le menaçant du poing, et s’éloigna en maugréant.

— Si jamais je t’y reprends, canaille, lui dit le peintre sans se laisser intimider, tu n’en seras pas quitte à ai bon compte, je t’en préviens !

— Quel était cet homme, et pourquoi l’avez-vous traité de la sorte ? demanda Berthe à Nivollet lorsqu’il l’eût rejointe.

— C’était un agent de Marcel Percieux qui nous épiait, dit Nivollet. Mais il était heureusement trop loin pour nous entendre.

Berthe pâlit légèrement.

— Il ne nous laissera donc pas un instant de repos, dit-elle.

— Dans quelques jours vous en serez délivré, Madame, repartit Férussac, avec vivacité.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’une pierre grosse environ comme un œuf, et qui paraissait venir des environs du puits artésien, s’abattit sur le sol à deux mètres de Berthe et vint rouler à ses pieds.

— Qu’est-ce encore ? dit-elle en se levant d’un air effrayé.

— Ce n’est rien, madame, dit Férussac qui s'était baissé déjà pour relever le caillou, rien au moins qui doive vous inquiéter. C’est une lettre qui nous arrive. Tout en parlant, il déroulait avec précaution un papier dans lequel la pierre était enveloppée.

— Et c’est pour lui dégager la route, dit Nivollet en riant, que ce brave Grenouillet nous a donné cette aubade de coups de fouet. Il vaut, quand il s’y met, son pesant d’or.... Qui nous écrit et que nous dit-on ? ajouta-t-il en s’approchant de son ami.

— La lettre est courte et n’est pas signée, répondit Férussac. Voyez vous-même.

Nivollet prit le papier et lut :

— Tout va bien ! Dormez en paix. Dans deux jours vous aurez de bonnes nouvelles.

Puis il ajouta :

— Vous vous êtes trompé, mon cher Férussac, elle est signée. Voyez-vous, dans un des coins, cette M informe que vous n’aviez pas remarquée ? Cela veut dire Mazamet.

— Sans aucun doute.

— Quelles peuvent être ces bonnes nouvelles ? demanda Berthe, dont la curiosité était fortement éveillée.

— Dans deux jours nous le saurons, dit Nivollet en souriant. D’ici là, suivez le conseil du billet : Dormez en paix, vous le pouvez sans crainte. Votre gardien, mon ancien homme de peine, ne va pas, d’ici là, quitter sa maison, et toutes les deux heures, de nuit comme de jour, il fera une ronde autour de la vôtre,

Puis, sur cette promesse rassurante, il prit congé de Berthe et partit avec Férussac, dans la direction de la rue Barrault.

IV

Où Mazamet débute dans un nouveau rôle

Envoyé à Mazas, le lendemain de son arrestation, Raulhac s’y trouvait, vers sept heures du soir, enfermé dans une cellule du second étage.

La prison Mazas

Assis devant sa table, et la tête appuyée sur les mains, il semblait réfléchir.

Songeait-il à ce qu’il dirait aux juges pour expliquer sa présence dans le caveau de la Maison-Blanche, quand il ne pourrait plus différer de fournir les explications promises ?

Attendait-il du dehors le secours quoi Mazamet lui devait apporter, et sur lequel! il avait tant compté qu’il s’était sacrifié pour assurer la fuite de son complice ?

Il eût été difficile de le dire.

Cependant l’éclat de son regard, l’attention intense avec laquelle il prêtait l’oreille aux moindres bruits rendait la seconde supposition plus probable.

Au bout de quelque temps, il se leva et se mit d’un pas lent et calme à se promener de la porte à la fenêtre de sa cellule.

L’heure du souper venue, il absorba rapidement, d’un air distrait, la portion de légumes qui lui fut apportée.

Puis il replaça la gamelle devant le guichet, sur la tablette intérieure, où le surveillant devait venir la prendre.

Il n’y songeait déjà plus, et il allait se rasseoir à sa table, lorsqu’une voix impatiente et irritée retentit tout à coup dans l'intérieur de la cellule.

— Eh bien ! le nouveau, qu’est-ce que vous faites donc ? cria-t-il. Apportez vite votre gamelle !... Allons ! dépêchez-vous !

Au son de cette voix, Raulhac avait tressailli.

Il se leva brusquement et courut au guichet.

Il resta un instant stupéfait en y apercevant la grosse figure de Mazamet, alors épanouie par un rire muet, dont le rictus lui fendait la bouche jusqu'aux oreilles.

Après s’être amusé pendant quelques secondes de l'ébahissement de son ami, Mazamet releva de la main son épaisse barbiche, et glissa sur la tablette un paquet soigneusement ficelé.

Ce paquet, C’était le secours attendu, l’aide apportée par le marin, fidèle à sa promesse.

C’était la délivrance, peut-être.

Raulhac se le dit ou l’entrevit confusément à travers l’émotion qui faisait battre son cœur et ses tempes.

Ce fut l’affaire d’un instant.

Quelques secondes après, je paquet, enlevé d’une main preste, avait disparu sous la jaquette du prisonnier.

— Une autre fois, dit Mazamet, d'un ton bourru, vous tâcherez de vous dépêcher un peu plus.

Et il s’éloigna pour continuer son service.

Raulhac était déjà rassis à sa table.

Avec des précautions minutieuses, il tira le paquet de sa jaquette, coupa la ficelle de l’enveloppe avec ses dents et l’enleva d’une main qui tremblait d'impatience et d’émotion.

Le paquet contenait deux scies à métaux de dimensions exiguës, mais à lames admirablement trempées, à dents fines et mordantes, deux tiers-points et une boule de mastic.

Raulhac remit le tout dans l'enveloppe, l'attacha soigneusement et le cacha, non sous sa jaquette, où il n’eut pu le dissimuler, s’il eût été obligé de changer de vêtements, mais sous ses couvertures posées à plat sur une planche, à gauche et au-dessus de la porte.

Au moment où il allait se rasseoir, un pas lourd et saccadé retentit dans le couloir.

C’était celui de Mazamet, qui reprenait sa promenade sur le balcon qui sert de couloir.

Une coursive de la prison Mazas

Raulhac, aussitôt, s’approcha de la porte.

En passant près de sa cellule, Mazamet avait regardé dans l’intérieur par l'oculaire du guichet et l'avait aperçu.

Il ouvrit le guichet sans bruit.

— Demain, à midi, les cordes contre la gamelle, dit-il à voix basse. Travaille de nuit. Reste tranquille le jour. Cache les paquets sous tes couvertures. Va-t’en. S’il y a du nouveau, je tousserai.

 Quand Mazamet reprit sa promenade, Raulhac était déjà rassis,

Il ne bougea plus jusqu’à l’heure du coucher.

Il se sentait si nerveux, si agité qu’il eût craint en se promenant de ne pouvoir dissimuler son émotion et son trouble.

Le visage caché dans ses mains, afin de ne rien laisser voir de ses impressions, il se répétait tout bas toutes les recommandations de Mazamet, en s’efforçant de les graver dans sa mémoire.

Le premier étonnement passé, il n'avait point paru surpris de rencontrer Mazamet à ce poste de confiance, qui, d'habitude, ne se donne point à la légère.

Il s’attendait à l’y voir, et n’avait été ébahi que d'une chose, de l’y rencontrer si tôt.

Après sa brouille avec Marcel Percieux, Raulhac ne s’était point fait illusion sur les dangers de la résolution qu'il avait prise, le jour même, de pénétrer dans le souterrain de la Maison-Blanche.

Sachant qu'il pouvait être surpris et jeté en prison, il s’était inquiété, en homme prudent, des moyens de sortir de cette situation périlleuse si jamais il y tombait.

Il existe entre les gens engagés, comme lui, dans des affaires louches et criminelles, une sorte de franc-maçonnerie née précisément de la nécessité d’échapper à de pareils embarras.

Ils se connaissent tous, et volontiers se viennent en aide.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

Épisode précédent

Saviez-vous que... ?

Le 29 juin 1901, la température atteignit 33° à Paris et ce jour là, vers midi, Mme Louise Lesire, âgée de cinquante- deux ans, demeurant 157, rue Jeanne-d’Arc, fut frappée d'insolation, boulevard Saint-Marcel. Elle mourut dans la pharmacie où on l’avait transportée pour lui donner des soins. (Le Figaro - 30 juin 1901)

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Le XIIIème arondissement comptait 72.203 habitants en 1876 et 92.221 en 1881 soit une augmentation de 20.018 habitants. Paris, en totalité en comptait 1.988.806 et 2.225.910, ces mêmes années.

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En 1889, E. Pion, médecin vétérinaire, inspecteur de la Boucherie à Paris dénombrait 40 chèvres séjournant régulièrement à la Porte d'Italie et 15 à la Poterne des Peupliers.

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C'est en 1864 que l'ancienne rue de l'Hôpital appartenant au hameau du Petit-Ivry au delà de la barrière des Deux-Moulins reçu le nom de Harvey, célèbre anatomiste anglais. Il ne faut naturellement pas confondre cette rue de l'Hôpital avec l'ancienne rue de l'Hôpital Général laquelle est devenue la rue Pinel en 1850.

L'image du jour

La rue Jonas à la Butte-aux-Cailles

La rue Jonas fut l'une des dernières rues éclairées par des quinquets. Ceux-ci subsistèrent au moins jusqu'en 1913.