UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 7

III

Le cadavre
(suite)

Mais dominant tout à coup son effroi par un effort suprême de volonté, il se redressa, saisit la lanterne et se mit à parcourir en tous sens la partie de la carrière, où il avait cru voir l’ombre apparaître ; il en fouilla de jets de lumière les recoins les plus obscurs...

Elle était déserte, ainsi que la galerie, qu’il remonta jusqu'à la porte.

— Suis-je fou ! murmura-t-il. Vais-je avoir des hallucinations comme un enfant ? C’est cette eau-de-vie que j’ai prise tout à l’heure qui me trouble l’esprit. J’aurais dû ne boire que de l’eau.

Et, pour dompter la révolte de ses nerfs, il revint rapidement sur ses pas, saisit sa pioche se remit au travail avec un redoublement d’énergie. Il était convaincu qu’il avait été victime d'une illusion de ses sens. Il ne s’était pas trompé, cependant.

IV

Une horrible vision

Plongé dans l’assoupissement profond du premier sommeil, Berthe Percieux n’avait rien entendu des scènes qui s’étaient passées dans le cabinet, ni des allées et venues de son mari.

Mais une demi-heure après, réveillée par les mouvements de son fils, qui s’était agité dans son lit en poussant un soupir plaintif, elle avait tourné de son côté un regard inquiet.

Bientôt rassurée en le voyant se rendormir paisiblement, elle allait elle-même reposer la tête sur l’oreiller, lorsque l’idée lui vint qu’elle avait dû faire un long somme et que la nuit était sans doute fort avancée.

Elle prit sa montre accrochée le long du mur, au-dessus de la table de nuit, et regarda le cadran à la clarté des lueurs indécises répandues par la veilleuse.

Il était une heure du matin.

Étonnée de ne pas voir son mari près d’elle, elle pâlit. Une vague inquiétude s’empara de son esprit.

Depuis qu’une gêne croissante qui, maintenant, touchait presque à la misère, était entrée dans la maison, son mari n’était plus le même à son égard.

Non qu’il la traitât avec dureté ou lui fit sentir qu’épousée par amour, entrée sans fortune dans sa maison, elle y devenait maintenant une gêne et un embarras.

Mais il la fuyait visiblement et chaque jour semblait se détacher d’elle davantage.

Il s’absentait souvent pendant des journées entières et lui qui naguère ne faisait pas un pas hors de la maison sans lui dire le motif de sa sortie et la prévenir de l’heure probable de son retour, au départ comme à l'arrivée, ne desserrait plus les lèvres.

Si elle interrogeait alors, il éludait la question et lorsqu'elle insistait, il lui imposait silence d’un ton sec et impatient ou s'éloignait sans lui répondre.

À la maison, il restait des heures entières enfermé dans son cabinet, ne se montrant qu’à l’heure des repas, qu’il abrégeait le plus possible, et pendant lesquels il demeurait taciturne et sombre, indifférent à tout en apparence, même aux caresses de son fils, qu’il avait tant aimé.

À peine avait-il parlé à sa femme des projets de voyage qu’il comptait, avant la visite de Lucien, réaliser le lendemain soir.

Lorsque, deux jours auparavant, il lui avait remis les cinq cents francs qui lui avaient permis d’éteindre ses dettes les plus criardes et de ramener un peu d’aisance dans le ménage, il avait un air si sombre et si abattu, qu’il lui avait presque fait peur, et depuis lors, elle était assaillie de toutes sortes de pressentiments sinistres.

Tous ces souvenirs lui étant revenus au milieu du silence et de la solitude de la nuit, elle fut prise d’une telle inquiétude que bientôt il lui fut impossible de se dominer.

Elle se glissa hors du lit, s’enveloppa dans un peignoir et chaussa ses pieds nus d’une paire de pantoufles demeurées sur le tapis.

C’était une femme de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne et de formes élégantes et souples, dont la beauté, lorsqu’elle brillait dans tout son éclat, avait dû être fort séduisante.

Bien que ses traits amaigris fussent tirés et comme alanguis par une expression de tristesse et de souffrance, ils étaient restés d’une grande pureté de lignes et plus touchants peut-être dans leur expression maladive que lorsqu’ils étaient empreints de la fraîcheur épanouie et de l'éclat de la jeunesse.

Une masse épaisse de cheveux châtains, noués négligemment derrière la tête et retenus par un étroit bonnet qu’ils débordaient de toute part, encadraient l’ovale allongé de son visage, au teint mât, aux traits délicats et fins, où deux yeux bleus, d’une douceur extrême, étaient comme avivés par l’arc léger des sourcils, et les cils des paupières, de même couleur que les cheveux.

La franchise, la douceur et la bonté étaient empreintes sur sa physionomie. Elles y apparaissaient comme un reflet visible de l’âme, et elles en étaient l’attrait le plus vif et le plus pur.

Après avoir jeté sur son fils, charmant baby de deux ans, aux yeux noirs et aux cheveux blonds, un regard dans lequel elle sembla mettre toutes les tendresses de son cœur, Berthe Percieux se dirigea vers le cabinet de toilette qui mettait sa chambre en communication avec le cabinet de travail de son mari.

Très surprise, lorsqu’elle voulut l’ouvrir, de sentir la résistance du verrou, elle se dirigea vers la porte ouvrant sur le palier.

Marcel n’avait pu la condamner de même, la clef se trouvant à l’intérieur.

Elle l’ouvrit et alla frapper doucement à la porte extérieure du cabinet de son mari.

Ne recevant point de réponse, elle entra.

La bougie brûlait encore sur le bureau.

Berthe resta stupéfaite en apercevant le fauteuil de son mari repoussé loin de sa place ordinaire, le placard ouvert et, près de la cave à liqueurs, le verre à pied encore à demi-plein de cognac.

Ne comprenant rien à ce désordre, et de plus en plus inquiète, elle descendit l’escalier, elle suivit d’instinct pour ainsi dire le chemin pris par son mari et tracé par les portes demeurées ouvertes.

Elle traversa la cuisine, le réduit et descendit jusque dans la cave, où la bougie restée sur le tonneau lui avait appris, par sa lueur, qu’elle suivait le bon chemin.

D’un regard rapide elle examina le caveau et n’aperçut rien d’abord qui pût la mettre sur la trace de son mari

Mais, ayant fait quelques pas, elle découvrit la porte de la galerie, alors grande ouverte.

Pendant un instant elle hésita, n’osant, bien que tout son être frémît d’impatience et d’angoisse, s’engager dans ce trou béant et noir.

Mais ayant vu briller, à l’autre extrémité de la galerie, une lueur vague produite par les reflets de la lanterne de Marcel, elle maîtrisa la répulsion nerveuse qui faisait trembler tout son être.

Elle s’engagea, frémissante, dans la galerie et, non sans trébucher plus d’une fois, en atteignit bientôt l’extrémité la plus lointaine.

Lorsqu’elle déboucha dans la cavité souterraine, elle demeura pendant quelques secondes immobile de stupéfaction.

La surprise, l’émotion et un sentiment d’horreur indéfinissable l’avaient en quelque sorte paralysée quand elle s’était trouvée dans ce gouffre noir dont les ténèbres, insondables à son regard, étaient à peine dissipées dans un étroit rayon par la lanterne de Marcel.

Ces lueurs, qui venaient mourir à ses pieds, éclairaient l’espace qui la séparait de son mari de reflets indécis et mobiles, permettant, bien, qu’avec peine, de reconnaître son chemin.

Poussée par une invincible curiosité, Berthe s’engagea sur ce terrain presque impraticable, où des pierres aux arêtes aiguës et tranchantes menaçaient, presque à chaque pas, de lui couper les pieds.

Elle suivait, entre les tas de décombres, les sentiers sinueux qui s’y trouvaient ménagés. Elle s’avançait avec une lenteur extrême et des précautions infinies, tremblant d’éveiller l’attention de Marcel par le bruit de ses pas ou la chute d’une pierre.

Elle pressentait que, s'il s'était entouré de tant de mystère, c’est qu'il ne voulait de la présence d’aucun témoin, pas même de la sienne, à l’œuvre qu’il accomplissait, et elle se sentait défaillir à la seule pensée du terrible éclat de colère qu’elle aurait à supporter, s’il venait à l’apercevoir.

Il lui tournait le dos, fort heureusement pour elle, et la sourde résonnance des coups de pioche sur les pierres ou la terre durcie l’empêcha de percevoir le choc produit, en roulant, par deux ou trois pierres que Berthe, malgré toutes ses précautions, détacha des décombres en voulant les prendre pour point d’appui.

Gênée par les piliers ou les amas de détritus qui lui cachaient à demi la vue de son mari, mal éclairé d’ailleurs par la lumière diffuse de la lanterne, elle ne s’était pas encore rendu compte de ce qu’il faisait.

Elle avait cependant reconnu qu’il creusait une fosse dans les débris et qu’auprès de lui se trouvait une masse informe et sombre dont elle ne discernait pas la nature.

Ce fut seulement à son arrivée près d’un pilier, à dix pas à peine de Marcel, qu’elle distingua nettement.

Blottie derrière ce pilier, qui l’abritait dans son ombre, elle avait avancé la tête avec précaution.

En même temps, pour ainsi dire, et d'un regard, elle avait vu le cadavre de Lucien étendu sur le sol, elle avait entrevu son visage que des rayons tombés de la lanterne éclairaient d'une clarté blafarde ; elle avait rencontré ses yeux immobiles et fixes, presque menaçants, qui semblaient la prendre à témoin du crime commis par son mari.

Elle s’était aperçue que Marcel fouillait les décombres pour y enfouir avec le cadavre toute trace de son crime.

Une indicible expression de douleur et d’épouvante avait convulsé ses traits.

Sa bouche s’était ouverte comme pour proférer un cri.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Depuis le lundi 26 août 1935, et dans un premier temps à titre d'essai, la circulation des véhicules s'effectue à sens unique, d'est en ouest, sur chacune des rampes de la voûte dite « Poterne des Peupliers ».

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La boucherie centrale de l'Assistance Publique était installée en 1860 au sein de l'abattoir de Villejuif situé 181 boulevard de l'Hôpital. Elle livrait 112.000 kilogrammes de viande par an.

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C'est en 1897 que fut achevé le percement de la dernière partie de la rue Bobillot entre la place d'Italie et la rue de la Butte-aux-Cailles.

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Afin que cesse la confusion entre la rue Thiers dans le 16e arrondissement et la rue Tiers dans le Treizième, on donna à cette dernière, en 1929, le nom de Paulin-Méry (1860-1913), ancien député du 13e (1889-1902), docteur en médecine, partisan et admirateur indéfectible du Général Boulanger, et victime des rayons X.

L'image du jour

La rue de la Butte-aux-Cailles vue vers la rue Bobillot

On remarquera le poste de police sur la gauche. Quelques temps plus tard, le commissariat de la Maison-Blanche sera installé 38 rue Bobillot et on le verra dans Dernier domicile connu avec Lino Ventura, le film se passant essentiellement dans le 13e