Causerie d’un camarade
L’Ouvrier — 25 octobre 1862
Une chose qui nous a toujours grandement surpris, a été de voir où les hommes vont chercher leurs divertissements et leur repos. Si vous avez pris la peine d'y faire attention, vous aurez pu remarquer que la plus grande part des gens, en ce monde, se figurent qu'ils se procureront un délassement dans les lieux où se porte la foule. C'est là une des illusions les plus profondes dans lesquelles soit jamais tombé le genre humain ; et elle est, quasiment, universelle.
Allez un dimanche, ou , même , un lundi soir , du côté de l'ancienne barrière des Deux-Moulins : regardez, respirez et écoutez, si vous en êtes capables , tout ce qui frappe à la porte de vos cinq sens : votre odorat percevra je ne sais quelle odeur nauséabonde et méphitique, dans laquelle se mêlent indistinctement la fumée de tabac ; les exhalaisons du cabaret, qui forment , à elles seules, tout un arsenal d'infection ; l'odeur de la graisse fondue, — et quelle graisse , bon Dieu ! —où sautillent des morceaux de pommes de terre coupées , frétillant comme des poissons dans l'eau ; plus, l'odeur du gaz, ou , ce qui ne vaut guère mieux , de la fumée huileuse des lampes : plus, encore , la poussière, qui suffirait à elle toute seule à désenchanter un Éden : plus , enfin , çà et là , quelque affreuse émanation qui s'échappe soit des moustaches en pointes de quelque dandy ; soit des faux cheveux ou du mouchoir de poche de quelque déesse, oints avec un onguent décoré du nom fallacieux de pommade ; ou avec tout autre corps gras. Ces inventions-là sont de fabrique humaine. C'est l'art qui empoisonne la nature, et qui attente frauduleusement au dernier vestige de liberté que possédait encore mon nez : la liberté de respirer librement l'air pur que Dieu fit.
Voilà pour l'odorat ; et j'en passe. Je n'ai même pas parlé de l'asphalte, ce que j'aurais pu faire sans manquer aux convenances ; je m'en suis abstenu dans l'espoir que le lecteur me saura gré de ma modération et de ma brièveté.
Quant à l'ouïe et la vue, vous savez, ami lecteur, que j'ai demeuré par là-bas quelque temps, et vous pouvez en croire la rude expérience que j'en ai faite, pendant plusieurs années. Si vous avez eu le bonheur de vivre loin de cet affreux tapage et de ce laid tableau, bénissez-en le bon Dieu ; et n'allez pas loger près des barrières.
Là, pas de sommeil possible ; quand même vous eussiez avalé trois têtes de pavot consécutives, dans un accès de désespoir. Vous avez bien travaillé toute la journée ; vous avez fumé votre pipe, sous les ormeaux du boulevard de l'Hôpital, vous rentrez chez vous de bonne heure, bien résolu à vous endormir de suite, pour vous lever le lendemain, à la pointe du jour, quand vous entendrez chanter le coq de la fruitière. Erreur, mon cher ; dans ces pays-là, on dort quand ça fait plaisir aux autres. Les coqs eux-mêmes, — j'en parlais —ne savent plus à quelle heure chanter, et ils maigrissent de chagrin, pauvres bêtes ! et tombent dans la consomption. Ce que c’est que le sentiment du devoir, chez les animaux, et comme c'est beau de voir un coq mourir å la fleur de son âge, parce qu'il lui est impossible de s'acquitter exactement de ses fonctions d'horloge, et de mériter sa réputation de fidèle réveil-matin !
Tu as beau cacher ta tête sous ton aile, pauvre animal, comme Jean Loyseau sous ses couvertures ! le moyen de dormir avec trois trombones, dix-huit cornets à piston, un nombre infini de violons, et de tambours et de flageolets, qui grognent, qui crient, qui miaulent, qui sifflent, dans tous les tons à la fois, des airs comme les bottes à Bastien, et le sire de Framboisy ? Supposez que, harassé de fatigue, vous ayiez commencé à vous assoupir légèrement, vous rêvez que le diable vous a attaché par les pieds au milieu d'un charivari abominable ; mais enfin, vous croyez dormir quand voilà, tout-à-coup un particulier quelconque, dans un état de même nom qui vient assassiner votre porte à coups de pieds, croyant rentrer chez lui ; et furieux que sa clef n'aille pas à votre serrure.
Vous vous levez en jurant contre le vin bleu, et, comme vous n'ignorez pas quelle est l'obstination et la persévérante ténacité des ivrognes, vous allez remettre celui-ci dans son chemin, pour ne pas l'avoir de planton à votre porte jusqu'à cinq heures du matin, occupé à y battre le tambour avec son talon.
Vous ouvrez votre fenêtre pour faire évaporer votre mauvaise humeur : vos yeux tombent sur une soixantaine de bals publics en plein vent, éclairés au suif des lampions. Vous regardez, ne pouvant dormir, dans l'espoir que les plaisirs de la vue compenseront les désagréments de l'ouïe. On danse à droite ; on danse à gauche ; on danse devant ; on danse derrière. Sous votre croisée, on danse. L'orchestre, (l'orchestre !!!) c'est une vieille femme qui râcle un violon, en se donnant des airs de conviction, à désespérer un artiste du grand opéra. Elle est debout, sur une table, coiffée en Fanchon, des mèches de cheveux lisses, gris et gras, tombent sur ses épaules ; la roupie lui pend au bout du nez, et elle ne s'interrompt que pour administrer un coup de pied, en temps opportun, å l'un ou l'autre des deux personnages qui sont assis à ses pieds, quand ils oublient d'accompagner ses accords ; l'un avec son tambour ; l'autre, avec un sifflet.
L'assistance est au niveau de la musique. Autour de la salle infecte et sombre, quelques buveurs, accoudés sur les tables, fument en regardant danser les groupes. Parmi les danseurs, se distingue un couple plus brillant que les autres : c'est le garçon tripier du lieu, reconnaissable à son tablier blanc, diapré de taches sanglantes, et au poinçon de fer qu'il porte suspendu à son côté, lequel garçon danse une polka échevelée, avec une bergère en haillons.
Le dégoût vous prend : vous fermez tout, fenêtre, persiennes, volets, croyant que cela vous aidera á fermer les yeux. Vous vous recouchez encore, et, mettant votre oreiller sur votre tête, vous arrivez à vous assoupir vers trois heures du matin.
Il y a des choses que je comprends : ainsi, par exemple, j'ai deux ménages pour voisins, l'un à droite, l'autre à gauche. Dans celui de droite, il y a un moutard qui crie toute la nuit, et dans celui de gauche, une femme qui fait tout ce qu'elle peut pour mettre son mari en colère, et qui, je dois le dire, y réussit admirablement. Je conçois ça, et je ne m'en plains pas : on ne peut pas empêcher un marmot de faire ses dents, ni une femme d'être battue, quand elle en sent réellement le besoin ; mais ce que je ne comprendrai jamais, c'est que des gens qui se respectent, ou qui même ont conservé une étincelle de sens commun, aillent chercher leur délassement à la barrière . Non, en vérité, non ; que ce soit å la Glacière, ou å la Villette ; que ce soit dans les bals d'Ivry, ou dans ceux de Pantin.
Je suis ouvrier comme un autre ; mais, saperlotte, je respecte mon état, et ma personne ; comme aussi, je ménage ma bourse et ma santé.
Pourquoi les étrangers nous tournent-ils en dérision avec justice, à cause de notre goût dépravé en matière d'art ? Pourquoi, au lieu de chanter avec entrain des airs mélodieux, où chacun fait sa partie et sait harmoniser sa voix avec celle des autres, sommes-nous devenus d'affreux braillards, dont la musique en plein vent ferait fuir des Chinois et des sauvages de l'Océanie ? C'est parce que nous avons, pour conservatoire, choisi le cabaret.
Pourquoi les ouvriers, aujourd'hui, sont-ils ornés de ce teint jaune et blême, qui fait pitié aux gens des campagnes ? Pourquoi ces yeux creux, ces joues creuses, ces faces de cire plantées sur des corps étiques ? Pourquoi ces maladies qui nous déciment, dans les ateliers, et font ressembler un si grand nombre de nos camarades à des spectres qui marchent ? C'est parce que nous avons choisi pour lieu de délassements le bastringue et le cabaret.
Pourquoi, au plus léger chômage, à la première maladie, sommes-nous tellement à sec que nous devenons impuissants à vivre pendant une semaine entière ; si bel et si bien que certains patrons nous font travailler au rabais, ce qui fait baisser toujours, de plus en plus, le prix des travaux, et ce qui met l'ouvrier imprévoyant et dissipateur dans une manière d'esclavage ? Pourquoi quand un pauvre camarade se trouve dans le besoin, n'avons-nous pas, la plupart du temps, une pièce de cent sous à lui mettre dans la main, pour sauver le père, de la mendicité ; les enfants du vagabondage ; la femme, du déshonneur ? Pourquoi ? Parce que c'est au cabaret que nous avons placé notre caisse d'épargne et de secours mutuels.
J'ai la prétention d'être un bon camarade, et ceux qui me connaissent savent que, quand je peux, je ne laisse jamais un ami dans l'embarras. Je ne suis pas millionnaire ; je n'ai que mes journées pour vivre ; mais ça me suffit et je ne me plains pas. Et quand j'en entends qui se plaignent et qui crient contre le destin, je leur dis, sans me gêner, que çà vient de leur faute et que c'est, uniquement, parce qu'ils ne savent pas s'amuser.
Tas de serins que vous êtes ! si vous alliez, le dimanche, à la messe ; et si, ensuite, vous preniez, avec votre famille, ou une honnête famille de vos amis, la clef des champs, pour respirer le bon air, vous dégourdir les jambes, entendre chanter les oiseaux, voir les prés verts, les grands arbres, les nuages d'or et d'argent qui passent là-haut : croyez-vous que vous ne vous en trouveriez pas mieux, pour le repos de l'esprit et pour celui du corps ?
L'ouvrier a besoin de se dégourdir les jambes : je sais ça, moi, qui passe une semaine entière assis sur une planche ; et presque tous nos états sont dans le même cas. L'ouvrier a besoin d'oublier, un jour, le vacarme de l'atelier, le bruit du marteau, le grincement de la scie, la respiration poussive de la machine à vapeur, qui met en mouvement les engrenages et les roues : il a besoin de se désinfecter le nez et les poumons, de ces odeurs de cuir brûlé, de graisse échauffée, de soufre et d'acides de toutes les espèces , qui empoisonnent l'air qu'il a respiré pendant six jours ; il a besoin de perdre de temps en temps , la vue de ces quatre murs noirs, malpropres, ornés au charbon par les apprentis ou les oisifs. Et croyez-vous que l'ouvrier s'est reposé de sa semaine quand il a fréquenté la barrière et donné ses deux sous pour avoir le droit de faire boire et manger une princesse en percale, ou une ogresse en mousseline, dans la salle des rafraichissements d'un bal public ?
Croyez-moi, chers camarades, apprenez à vous amuser comme des hommes, laissez cette atmosphère puante des guinguettes, et allez vous dégourdir les jambes quelque part, dans une clairière, au fond d'un bois. Les chants des petits oiseaux valent bien le miaulement des actrices, ou les roulades des chanteuses de cafés. Le décorateur de la nature n'a pas l'habitude de badigeonner ses décors, sur la toile à roulettes d'un changement à vue ; mais ils n'en sont pas moins beaux, et son soleil n'a pas besoin de se lever dans le ventre d'un réflecteur pour éclairer la salle. Quelques heures passées sur la mousse ; un petit dîner froid que la ménagère aura apporté dans un joli panier, et posé sur l'herbe verte ; les ébats joyeux de la jeune famille , qui court après les papillons d'écarlate , et les sveltes demoiselles , couleur de bronze ; une lecture amusante et honnête , que l'on fera en famille avant de reprendre le chemin de chez soi ; tout cela , croyez - moi , est un plaisir plus durable , plus salubre et plus économique , que celui qu'on va chercher ailleurs.
Je ne suis pas un aristo : si, parfois, vous m'avez vu passer dans la rue, vous vous serez demandé peut-être quel était cet ouvrier malpropre, mal vêtu, mal rasé, mal chaussé qui allait à ses affaires sans s'occuper de celles des autres. C'était moi. Aujourd’hui, je fais une exception à cette règle, pour vous enseigner le secret de passer une bonne journée par semaine, de garder votre santé, votre honneur et votre argent.
N'allez pas où va la foule ; divertissez-vous en famille ; reposez vous le dimanche ; et vous n'aurez pas besoin de fainéanter le lundi.
Si on mettait ma recette en pratique, il n'y aurait plus ni ouvriers sans pain, ni enfants sans habits, ni même, de femmes battues ; excepté celles, toutefois, auxquelles cela ferait positivement plaisir.