[...] Après avoir repris haleine, elle commença l'ascension. Son cœur battait violemment. Christine avait-elle tenu
sa promesse ?... Elle eut un nouveau cri étouffé de joie en sentant que la porte cédait sous la pression de sa
main. Enfin, elle était donc hors de l'horrible cave !...
Elle se trouvait dans la cahutte abandonnée et comme celle-ci était fort délabrée, le souffle glacé de la nuit entrait.
Un instant plus tard, elle était dehors dans le terrain vague qui descendait en pente rapide vers la vallée de la Bièvre.
La nuit était très obscure, traversée de rafales ; et la pluie, mêlée de neige fondue, fouettait de ses lanières
le visage d'Adah.
Mais que lui importait ? Ce n’était plus le noir opaque, le noir de tombe du souterrain. Elle voyait au loin
les becs de gaz des rues. Elle était libre !...
Où était-elle ?... Elle n'en avait aucune idée. Elle n'avait point songé à demander à Emmanuel dans quel recoin
de Paris ses ravisseurs l'avaient, transportée. Mais, au fond, cela était de peu d'importance. Elle n'avait qu'une pensée
nette : d'abord s'éloigner le plus possible des bandits qui l'avaient si longtemps retenue prisonnière, se mettre
hors de leurs atteintes ; puis, aller droit aux deux premiers gardiens de la paix qu'elle rencontrerait, et leur dire :
— Arrêtez-moi !
Ils la conduiraient au poste ; elle trouve rait là un commissaire de police à qui elle dirait son nom et son histoire.
Elle avait fait absolument le sacrifice de sa liberté. Elle ne vivait plus que pour la vengeance.
Tous ses désirs, toutes ses aspirations, toutes ses ambitions se résumaient en cette phrase qu'elle voulait crier
à voix assez haute pour qu'elle pût être entendue par tout :
— « Maxime d'Hastecour est l'assassin du baron Marpault ! »
Ce plan très simple — le seul d'ailleurs qu'elle pût élaborer — était facile à exécuter. Elle n'avait qu'à
marcher droit devant elle. Ce qu'elle fit, se félicitant de cette nuit affreuse qui favorisait son évasion. Plusieurs
fois, en chemin, elle trébucha, même deux ou trois fois tomba sur les genoux et sur les mains, se meurtrit, sentit son
sang couler par de nouvelles écorchures. Mais qu'est-ce que cela lui faisait ?
Sa course se trouva bientôt arrêtée par une palissade; celle qui fermait le terrain vague du côté de la rue de la
Providence. Comment franchir cet obstacle ? Les planches lisses se prêtaient peu à l'escalade. Adah essayât de
les ébranler, mais sans y parvenir. Elle eut encore un mouvement de rage, frappa follement de son poing la barrière
imprévue. Puis, dans l’espoir de trouver une issue, elle répéta la manœuvre qu'elle avait déjà pratiquée dans la cave,
longeant la palissade, comme elle avait longé le mur.
Et elle arriva ainsi à l'endroit où les planches, disjointes et basculant sous un léger effort, permettaient le passage
d'un corps humain. Elle se glissa par l'ouverture. Enfin, elle était dehors dans la rue !...
Mais elle s'arrêta net.
Devant elle se dressait une maison basse, d'aspect difforme, habitée, car les fenêtres en étaient éclairées. Elle
eut l'intuition brusque, rapide, que ce devait être là ; le repaire des bandits qui s'étaient emparés d'elle. Alors,
au lieu de fuir, elle s'approcha, voulant voir par la fenêtre qui se trouvait la plus proche d'elle et derrière laquelle
il y avait de la lumière…
Les volets n'étaient pas mis et des embrasses de coton rouge relevaient, des petits rideaux. Ainsi, elle put voir.
C'était l'arrière-salle du « Lapin guillotiné ». Éclairés par la lampe à pétrole accrochée aux solives
du plafond, Guibolaque et Brocheriou, assis en face l’un de l’autre, l'un la pipe aux dents, l'autre la cigarette collée
à la lèvre inférieure, jouaient aux cartes.
Et il y avait là deux femmes, assises près de la cheminée ; l'une était miss Pochetée, occupée à ne rien faire,
les bras ballants, le regard vague. Adah reconnut l'autre, c'était la Toupie, c'est-à-dire Christine.
Elle ne s'était donc pas trompée. Et ces deux hommes qu'elle voyait là étaient sans doute ceux qui lui avaient fait
violence et la tenaient séquestrée. Alors, frémissante du danger qu'elle courait à rester ainsi près d'eux, elle n'eut
plus qu'une pensée, s'en aller bien vite, bien loin !
Elle fit, non sans buter plus d'une fois contre les poteaux d'étai enfoncés dans de sol, le tour du cabaret, et se
sentit un peu rassurée quand elle eut sous ses pieds le pavé gras et fangeux de la rue de l'Espérance. Elle descendit
cette rue, traversa presque sans s'en apercevoir la rue de Tolbiac, suivit la rue Barrault, arriva à la
place de Rungis.
Elle ne rencontrait personne. Les rues qu'elle parcourait étaient absolument désertes.
À tout hasard, elle tourna à gauche, lut sur une plaque bleue à l'angle d'une maison, ces mots : rue Brillat-Savarin.
Cela ne lui apprenait rien. Elle marcha. Arrivée au bout de la rue Brillat-Savarin, elle vit qu'elle avait à droite
les fortifications.
Détail d'un plan de
Paris publié en 1907
Si elle eût rencontré des gardiens de la paix, elle fût allée vers eux, leur eût dit :
— « Conduisez-moi
au plus prochain commissariat ».
Mais il n'en passait pas. Il pleuvait très fort. Sans doute ceux qui étaient de
ronde s'étaient mis à l'abri.
Adah pensa que dans cette solitude on aurait très bien pu assassiner quelqu'un sans être dérangé. Elle s'était arrêtée,
un instant, un peu hors d'haleine, comprimant de ses deux mains les battements précipités de son cœur.
Combien de temps lui faudrait-il ainsi errer à l'aventure dans ce quartier inconnu et désert ? Il devait être
très tard. Maintenant que l'excitation de la fuite ne la soutenait plus autant, elle commençait à se sentir très lasse.
Voilà si longtemps qu'elle ne prenait, autant dire, ni repos ni nourriture. Ses mains saignantes lui faisaient mal.
Elle grelottait dans ses vêtements trempés.
Elle ne pouvait rester là. Elle reprit sa marche errante, sans chercher — à quoi bon ? — à se rendre
compte du chemin qu'elle parcourait. Elle remonta la rue des Peupliers jusqu'à la rue Henri-Pape, suivit celle-ci et
ensuite la rue de la Fontaine-à-Mulard, et elle eut un soupir de soulagement quand elle déboucha sur l'avenue d'Italie.
Enfin Adah se voyait dans une grande artère ; sûrement, à présent, elle allait rencontrer les agents de police.
Mais ayant qu'elle en eût aperçu, ses regards qui essayaient de trouer l'humidité visqueuse, virent au milieu de
la chaussée deux lanternes qui s'avançaient avec des cahots lents ; en même temps, elle entendit un bruit de roues.
C'était une voiture.
Quand celle-ci fut plus près, elle reconnut que c'était une voiture de place. Le cocher, tassé sur son siège, avait
l'air de sommeiller. Cette rencontre inopinée fit soudaine ment germer dans le cerveau d'Adah Koknoyr une idée à laquelle
elle n'avait pas encore songé. Pourquoi ne se ferait-elle pas conduire chez elle ?
Mais ce cocher voudrait-il la prendre dans sa voiture ? On l'avait absolument dévalisée ; elle ne possédait
rien sur elle ; pas une pièce d'argent, pas un bijou.
Et elle se rendait bien compte que l'état où elle se trouvait était peu fait pour inspirer la confiance.
N'importe ! il fallait essayer. Délibérément, elle s'avança au-devant de la voiture, appela. Le cocher arrêta
court son cheval et exprima par un : « Oh ! oh ! » bien accentué, sa surprise. A. coup
sûr, il ne s'attendait pas à « charger » à cette heure-là, avenue d'Italie.
— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, ma petite dame ? demanda-t-il avec cette courtoisie souriante dont
les ivrognes invétérés font preuve quelquefois.
— Voulez-vous me conduire chez moi ? demanda Adah.
— Mais, ça dépend, fit-il... Voyez-vous, il est bien tard et mon carcan est joliment fatigué... Après ça !...
Où est-ce chez vous ? C'est-il loin ? c'est-il près ?...
— Je n'en sais rien. C'est boulevard Montmorency.
— Vous dites ?
— Boulevard Montmorency.
Le cocher se mit à rire.
— Excusez du peu, fit-il... À Auteuil, en voilà une trotte !... Vous n'y pensez pas, ma petite dame !...
Savez-vous bien que nous sommes avenue d'Italie, ici ?...
— Non, je n'en savais rien... Je connais peu Paris... Voulez-vous me conduire boulevard Montmorency ?... Je
vous paierai bien...
Lucien-Victor Meunier, dit Lucien Victor-Meunier, né à Montfermeil le 2 août 1857 et mort à Paris en mai 1930,
était un journaliste, romancier et dramaturge français.
Son roman "Le Caporal" est paru sous forme de feuilleton à l'automne 1907.
La cité Jeanne-d'Arc est ce vaste ensemble de bâtiments noirs, sordides et lugubres percés comme une caserne de mille fenêtres et dont les hautes façades s’allongent rue Jeanne-d'Arc, devant la raffinerie Say.
L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris...
Le 20 février 18.., un dimanche, qui se trouvait être le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d’agents du service de la sûreté sortait du poste de police de l’ancienne barrière d’Italie. La mission de cette ronde était d’explorer ce vaste quartier qui s’étend de la route de Fontainebleau à la Seine, depuis les boulevards extérieurs jusqu’aux fortifications. Ces parages déserts avaient alors la fâcheuse réputation qu’ont aujourd’hui les carrières d’Amérique.
Depuis toujours on habitait, mon père et moi, sur la Butte-aux-Cailles ; encore aujourd'hui, ce quartier-là n'est guère pareil à tous les autres. Mais si vous l'aviez vu du temps que je vous parle ! Des cahutes s'accrochaient à la butte comme des boutons au nez d'un galeux ; ça grouillait de gosses et de chiens, de poux et de puces...
C’est un quartier peu connu des Parisiens que celui qui se trouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on sait vaguement qu’il y a quelque part par là une petite vallée, mais comme la rivière qui l’arrose est la Bièvre, on dit et l’on croit que cette vallée est un des endroits les plus sales et les plus tristes de la banlieue de Paris. Il n’en est rien cependant, et l’endroit vaut mieux que sa réputation.
Il habitait tout là-bas, aux Gobelins, dans un pâté de bicoques en carton que bousculent des rues à noms magnifiques rue des Cinq-Diamants, rue de l'Espérance, rue de la Butte-aux-Cailles…
Je songe à l'histoire de la petite Jeannette, qui vivait dans le noble quartier de la Gare.
(1908)
Lire
Saviez-vous que... ?
Le 19 juillet 1927, le nom de rue de Gentilly fut donné à la rue du Gaz. Le nom de rue de Gentilly avait été, jusqu'en 1899, celui de la rue Abel-Hovelacque d'aujourd'hui. Cette nouvelle rue de Gentilly perdit ensuite son nom au profit de Charles Moureu et d'Albert Bayet.
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L'Hôpital de la Vieillesse pour femmes, autrement dit la Salpétrière, comptait, en 1860, 4422 lits dont 1341 pour les aliénées. En moyenne, par an, dans les années 1850-60 , 2100 aliénées y faisaient leur entrée et 800 y mourraient.
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C'est le 17 septembre 1901 que fut inauguré le puits artésien de la Butte aux Cailles. L'histoire ne dit pas si ce fut en grande pompe.
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Le 14 juillet 1906, on pouvait aller en métro de la place d'Italie à la gare de Lyon sans changement. A cette date, la ligne 5 se raccordait à la ligne Porte Maillot- Vincennes.
L'image du jour
rue Nationale - Quartier de la Gare (image colorisée)
La rue Nationale était l'axe majeur du quartier de la Gare. La rue Jeanne d'Arc n'était pas encore transversante et était dédiée à l'industrie. La rue Nationale rassemblait commerces et services. Elle était le centre de l'animation d'une vraie vie de quartier populaire qui fut voué à la destruction par son classement en « ilôt insalubre ». ♦