Un jour dans le 13e

 L'anniversaire de la mort de Blanqui. 1882

L'anniversaire de la mort de Blanqui.

Le Temps — 10 janvier 1882

Les organisateurs de la manifestation en l'honneur de Blanqui ne pouvaient désirer une plus belle journée que celle d'hier pour leur promenade révolutionnaire.

Malgré les récentes instructions du préfet de police défendant la formation des cortèges sur la voie publique, les journaux révolutionnaires avaient convoqué leurs amis à plusieurs reprises, pour une heure de l'après-midi, devant la maison où est mort Blanqui l'an dernier, au n° 25 du boulevard d'Italie, au coin de la rue du Moulin-des-Prés. Un temps superbe : pas un nuage au ciel, un chaud soleil et un air vif.

Ainsi que nous l'avons dit hier en dernière heure, les comités révolutionnaires des arrondissements de Paris et ceux de la banlieue avaient envoyé un certain nombre de délégués, quelques-uns portant des couronnes. Vers une heure, les manifestants, au nombre de trois cents environ, s'étaient réunis devant la maison de Blanqui, les citoyens Eudes et Cournet en tête, et derrière, la citoyenne Louise Michel au milieu d'un groupe portant une couronne d'immortelles noires et rouges, offerte par la « grande citoyenne ».

Des gardiens de la paix allaient et venaient dans les groupes essayant de faire circuler, mais les rangs ouverts un instant sur leur passage se refermaient aussitôt, les blanquistes ne soufflant mot, beaucoup au contraire parmi les jeunes, riant, s'amusant, en gens convaincus de jouer un bon tour au gouvernement.

À une heure et demie, au moment où le cortège allait se mettre en marche, M. Cuche, inspecteur divisionnaire, s'approcha des citoyens Eudes et Cournet et leur fit observer que la préfecture de police ne pouvait permettre le défilé d'un cortège sur la voie publique. Rendez-vous au Père-Lachaise par groupes isolés, ajouta-t-il, portez vos couronnes sur la tombe de Blanqui, personne ne s'y opposera ; mais nous ne pouvons vous laisser défiler en cortège.

Les manifestants, ne tenant aucun compte des avertissements de l'inspecteur, se mirent en marche. De nombreux gardiens de la paix Intervinrent alors sur l'ordre de M. Cuche et, pénétrant dans les groupes, essayèrent de les disperser. Ce n'était point chose facile à cet endroit. La maison de Blanqui est à quelques pas de la place d'Italie, où les manifestants trouvaient une large issue. Impossible de leur barrer le passage sur la place. Les gardiens, abandonnant alors le boulevard d'Italie, allèrent au pas de course se poster à l'entrée du boulevard de l'Hôpital.

Pendant que la tête du cortège débouchait sur la place, un incident se passait à l'autre extrémité. Un des manifestants du groupe Louise Michel, sorte d'hercule roux et trapu, contrarié de voir la police intervenir, venait d'asséner un coup de canne sur la tête d'un agent. Celui-ci, blessé au visage, avait sauté sur son agresseur et, aidé de quelques camarades, l'avait arrêté. Malgré cet incident, qui ne s'était pas produit sans que quelques horions fussent reçus de part et d'autre, la citoyenne Louise Michel, suivie de ses amis, reprit la suite du cortège.

Nous venons de le dire, l'entrée du boulevard de l'Hôpital était fermée par une haie de gardiens de la paix. Les manifestants, continuant leur route, comme si le passage eût été libre, se heurtèrent aux agents qui prirent les premiers qui leur tombèrent sons la main, sauf les porte-couronnes qui purent librement passer ; mais la bousculade produite par les arrestations creusait des trouées dans la haie d'agents à travers laquelle les manifestants passaient, toujours avec la bonne humeur de gens, qui savent n'avoir pas grand-chose à redouter des difficultés qu'ils rencontrent. Neuf arrestations furent opérées à l'entrée du boulevard.

Les agents, encore une fois débordés, étaient forcés de se reporter en arrière. Ils prirent le pas de course et descendirent le boulevard de l'Hôpital jusqu'au pont d'Austerlitz. Cette partie assez longue du boulevard est en ligne droite, de sorte que les promeneurs, peu au courant de ce qui se faisait, effrayés de la course des agents et du cortège qu'ils voyaient venir lentement de loin, avec un front de couronnes et de fleurs éclatantes, se sauvèrent dans les maisons voisines et dans les rues latérales.

Au pont d'Austerlitz, nouvel obstacle. « Messieurs, cria l'officier de paix aux manifestants, vous ne passerez pas. »

Passer, en effet, n'était pas si facile qu'à la large entrée du boulevard de l'Hôpital. Les agents se serraient les coudes devant le pont ; cependant la haie s'ouvrit encore pour quelques porteurs de couronnes, mais se referma devant les simples manifestants. Quelques-uns alors se retournèrent et aperçurent au delà de la place Walhubert le tramway venant de la gare Montparnasse à la Bastille. Deux ou trois fiacres descendaient aussi le boulevard de l'Hôpital. Les manifestants coururent au-devant du tramway, prirent toutes les places libres, et, quelques minutes après, la voiture passait devant les agents avec des blanquistes se tordant de rire sur l'impériale et à l'intérieur. D'autres suivirent aussi la même voie en fiacre et rattrapèrent les porte-couronnes, qui marchaient lentement le long du boulevard Contrescarpe.

Le moins heureux des groupes était celui de la citoyenne Louise Michel. Ni elle, ni ses amis n'avaient pu passer. Le cortège, maintenant, s'en allait par tronçons. Elle prit alors, précédée de sa couronne, le quai Saint-Bernard, entraînant derrière elle les manifestants restés devant la haie d'agents, gagna le pont Sully, où elle traversa la Seine, longea le boulevard Henri IV et rejoignit sur la place de la Bastille ses amis Eudes et Cournet, qui avaient traversé le pont d'Austerlitz.

Le cortège, considérablement diminué, se dirigea vers la rue de la Roquette, dont l'entrée était gardée par un petit nombre d'agents du poste de la mairie du 11e arrondissement. On essaya de l'arrêter sans y parvenir. Les manifestants purent enfin apercevoir les portes du Père-Lachaise et se croire débarrassés de toute entrave, lorsque, en débouchant sur la place Voltaire, ils trouvèrent l'officier de paix avec une brigade d'agents, qui s'opposa formellement à leur passage. Cette fois, les agents étaient nombreux, la rue de la Roquette très étroite, il fallait rétrograder.

Le groupe de tête, parmi lequel les citoyens Eudes et Cournet, redescendit la rue et se heurta, à la hauteur du commissariat de police de M. Baron, n° 96 de la rue de la Roquette, à la citoyenne Louise Michel, suivie de son groupe. Il avait failli encore être dispersé au bas de la rue et avait éprouvé un peu-de retard.

Cette rencontre de deux courants contraires dans une rue aussi étroite produisit quelque désordre. « Vive la Commune ! Vive la révolution sociale ! » crièrent quelques voix. Mais un mouvement en avant se manifesta.

Immédiatement l'officier de paix, déployant ses hommes en fer à cheval devant la porte ouverte du commissariat, engloba les meneurs. Quand les blanquistes virent les citoyens Eudes, Cournet et la citoyenne Louise Michel, avec sa couronne, mêlés à la cohue qui s'engouffrait dans le corridor du commissariat sous la poussée des agents, ils distribuèrent des coups de poing et des coups de pied autour d'eux. En gens expérimentés, quelques-uns prenaient les képis des gardiens de la paix et les jetaient à terre. Ceux-ci, naturellement, abandonnaient la bagarre pour ramasser leurs coiffures, et au moment où ils se baissaient, les coups leur tombaient comme la pluie sur le dos.

Un jeune homme élégamment mis, chapeau à haute forme et stick, asséna deux coups de sa badine sur un agent. Celui-ci s'empara de la canne et dégaina ; mais, dans le mouvement qu'il fit pour trouver la poignée de son sabre, l'élégant ressaisit sa canne et disparut dans la foule où un de ses amis lui prêta un chapeau de feutre mou, grâce auquel il put se dérober aux recherches du gardien.

C'est en face du commissariat que la manifestation a rencontré la plus grande résistance, et c'est là que le désordre a été le plus grand. Les agents ont dû dégainer pour se protéger contre les coups, mais nous ne sachions pas qu'ils aient blessé personne. Lorsque les arrestations des organisateurs furent opérées, le calme se rétablit dans la rue.

Des groupes isolés discutaient devant le commissariat, lorsque, au moment où des agents amenaient un individu qu'ils venaient d'arrêter, un coup de feu partit dans la foule. Les uns disent un coup de revolver ; d'autres, la détonation d'un petit étui qu'on voit beaucoup en ce moment et au moyen duquel, par une simple secousse de la main, une aiguille inférieure fait éclater une petite capsule de fulminate. Cet objet se place dans un manche de parapluie ou dans une canne. L'inventeur le vend sous cette rubrique « Plus d'attaques nocturnes ». C'est seulement un jouet destiné à effrayer les malfaiteurs.

Si la détonation n'a pas effrayé les manifestants, elle a jeté cependant un peu de calme dans leurs discussions et ils se sont séparés quelques instants après.

Au cimetière, le cortège était attendu depuis deux heures de l'après-midi. Des délégués venus isolément apportaient leurs couronnes, quelques-uns, comme nous l'avons dit hier, sur la tombe provisoire où Blanqui a été inhumé l'an dernier, au rond-point Casimir-Perier. Depuis, son corps a été transféré sur les hauteurs du Père-Lachaise. Sa tombe, une simple pierre couchée sur le sol, disparait sous un monceau de couronnes. Les délégués avertis de leur erreur sont retournés au rond-point, ont repris leurs couronnes et sont revenus sur la tombe de Blanqui.

Il y avait là deux cents personnes environ, silencieuses et découvertes, regardant constamment à travers les tombes si le cortège n'arrivait pas. Quelques manifestants sont arrivés ensuite et on s'est entretenu des incidents qui venaient de se produire. Le citoyen Wynant a pris la parole vers trois heures et demie, et sa harangue, assez brève d'ailleurs, dans laquelle il a fort maltraité la police, a été accueillie par les cris de « Vive la Révolution sociale ! Vive la Commune ! À bas les tyrans ! »

Deux autres citoyens ont prononcé aussi quelques mots de protestation et les manifestants se sont ensuite dispersés.

Voici les noms des dix personnes arrêtées sur la place d'Italie :

Cheminot, journalier, 34 ans, rue de Seine, 63, à Ivry ;

Poirier (Auguste), 34 ans, charron, rue de Seine, à Ivry ;

La femme du précédent ;

Le fils des précédents ;

Robert (Honoré), 40 ans, charron, 58, rue Nationale, à Ivry ;

Gasse (François), 30 ans, vannier, 281, boulevard de la Gare ;

Barbier (Eugène), 32 ans, journalier, 26, rue des Partants ;

Ganin (François), 75 ans, plombier, 6, rue Croix-Lunais ;

Bourgeon (Pierre), 42 ans, cordonnier, 18, rue des Juifs ;

Castagnères (Jean), 32 ans, ajusteur, 30, rue du Pont-Louis-Philippe.

Les vingt-cinq arrestations opérées dans la rue de la Roquette sont les suivantes :

Michel (Louise), institutrice, 117, boulevard Ornano

Eudes (Émile), ex-général de la Commune, 116, rue Saint-Dominique ;

Granger (Ernest), rédacteur de Ni Dieu ni Maitre, 25, boulevard d'Italie ;

Cournet (Frédéric), 43 ans, rédacteur en chef de Ni Dieu ni Maître. 15, rue Claudel ;

Biras (Louise), 38 ans, couturière, 78, rue Oberkampf ;

Maupetit (Jules), 20 ans, modeleur, rue des Amandiers ;

Fourtin (Émile), découpeur, rue des Mûriers, 3 ;

Mornax (Félix-Basile), peintre en bâtiments, 115, rue des Ecoufles ;

Francart (Charles), sculpteur en marbre, 12, rue Vavin ;

Lhomme (Henri), employé, 93, rue de Charonne ;

Gaudinot (Eugène), 18 ans, imprimeur, 93, rue de la Santé ;

Lenoue (Émile), maçon, 36, rue Galande ;

Ehzinger (Clément), menuisier, 2, rue de Thionville

Chapron (Pierre), 31 ans, mécanicien, 6, rue Saint-Anastase ;

Mazuet (Alphonse), 17 ans, tailleur, 18, rue Laplace ;

Julien (Henri), 24 ans, cimentier, 22, rue Nationale, à Ivry ;

Dejaux (Jules), 33 ans, cimentier, même adresse ;

Weber (Jean-Pierre), 33 ans, cordonnier, 17, rua Lahire ;

Forjat (Adrien), 22 ans, vernisseur, 216, faubourg Saint-Martin ;

Martin (Constant), 32 ans, rédacteur de Ni Dieu ni Maître, 215, faubourg Saint-Martin ;

Bouillon (Émile), 39 ans, cordonnier, 14, rue Charles-V ;

Pierrot (Arthur), 29 ans, cordonnier, 145, rue Saint-Honoré ;

Dussac (Alexandre), 20 ans, fumiste, 6, rue Elisa, à Bercy ;

Lévy (Georges), 17 ans, rue de la Verrerie, 59 ;

Silanchard (Jean), 30 ans, 18, rue de Charonne.


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La rue Buot située à la Butte-aux- Cailles a une longueur de 125 mètres pour 10 mètres de largeur. Elle porte le nom du propriétaire de terrains voisins.

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Paris comptait 140 cités ou villas en 1865. Parmi celle-ci la cité Doré "formée de murailles en plâtras, en planches, occupée par les chiffonniers les plus pauvres du 13eme arrondissement" selon le guide de M. Joanne.

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C'est par un décret impérial du 27 février 1867 que la rue de la Barrière des Gobelins prit le nom de rue Fagon et que la rue des Deux-Moulins prit celui de rue Jenner.

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L'inauguration des nouveaux marchés aux chevaux, aux fourrages et aux chiens, boulevards Saint-Marcel et de l'Hôpital, eut lieu le 2 avril 1878.
Le nouveau marché avait une superficie de 17.000 mètres. À droite de l'entrée du boulevard de l'Hôpital se trouvait le parc pour plus de 150 voitures, à gauche, un emplacement pour les ventes aux enchères par commissaires-priseurs.
Les pistes mesuraient 160 mètres. Les trous-stalles pouvaient contenir plus de 4,000 chevaux.
Un bâtiment séparé des autres constructions était destiné aux animaux atteints de maladies contagieuses.
En face de l'entrée principale, boulevard Saint-Marcel, se trouvait la butte d'essai pour chevaux d'attelage ; à droite et à gauche les logements des employés de service.

L'image du jour

La rue Albert, vue en direction du boulevard Masséna.

La photographie est prise en aval du numéro 61 où Mme Lassalle exploitait, en 1910, un commerce de papèterie. A droite, l'immeuble faisant angle avec la rue des Terres-au-Curé existe toujours. Au fond, barrant l'horizon, on distingue les constructions du bastion 87.