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L’ŒUVRE DU DÉMON
par
M. Adolphe FAVRE
(1859)
TROISIÈME PARTIE
Le Mariage de Raison
VII
La pharmacie de la rue Mouffetard
[…] Sur ces entrefaites on avait découvert dans un petit portefeuille le nom et la demeure de M. Amburg, et le corps du marguillier, en attendant sa sépulture, avait été restitué au n° 6 de la rue du Puits-qui-Parle.
La première personne que vit Mme de Meylan, en ouvrant son salon, ce fut le comte tenant à la main un papier qu’il froissait avec indignation. Mme de Meylan poussa un cri terrible : elle avait reconnu la fatale lettre qui s’était échappée de celles qu’elle devait remettre à M. Amburg.
La malheureuse, anéantie, brisée, tomba sur un canapé et se couvrit la figure de ses mains.
Si le comte, qui venait de lire la lettre du marguillier, avait su que celui qui l’avait écrite était mort ; s’il avait connu surtout, l’état dans lequel sa coupable épouse se trouvait, il eût pu modérer ses rigueurs ; mais il ne savait rien de tout cela, et il était haletant, sous l’impression d’une juste et terrible colère.
Il se contint cependant ; il eût voulu broyer cette femme sous ses pieds, et il ne le fit pas. Il remplaça l’indignation par le mépris.
— Je pourrais vous tuer, madame ! dit-il d’une voix sombre.
— Tuez-moi ! murmura la comtesse, l’œil hagard, et à demi affaissée sur elle-même.
— Vous n’en valez pas la peine, reprit M. de Meylan avec une expression de suprême dégoût ; je ne vous tue pas, je vous chasse !
L’infortunée se redressa tout à coup ; elle chercha à parler, mais soudain ses forces l'abandonnèrent, et elle tomba sur le parquet comme une masse inerte.
Le lendemain, quand elle revint à la vie, elle était folle.
Ce même jour, Émile Morand avait reçu une lettre d'Armand Lambert, le jeune militaire, son ancien ami.
Voici ce qu’elle contenait :
« Plaignez-moi, Émile, je n’ai pu résister à tentation ; ce soir à neuf heures et demie j’ai tué Mac Waterson d’un coup de fusil à vent coin de la rue des Postes, dans la rue de l’Arbalète. C’est un grand crime ; je le sens, et je veux plus vivre ; cet homme méritait cent fois la mort... mais je n’avais pas droit de la lui donner ; je n’ai pu suivre votre conseil, j’ai cédé à ma vengeance ; je vous le répète, je ne dois plus vivre.
» Je suis revenu un instant chez moi, d’où vous écris ; j’en sors pour n’y plus rentrer : demain mon corps sera retiré de la Bièvre.
» Adieu, Émile ; remettez cette lette à la police, afin qu’aucun soupçon ne puisse planer une tête innocente.
» Encore une fois adieu et merci ; puisse le ciel ne pas me maudire.
» Armand Lambert. »
Effectivement, le lendemain de la mort du marguiller, la police retirait un cadavre de la Bièvre, au point où elle entre à Paris ; ce cadavre, c’était celui d’Armand Lambert, qui s’était précipité du haut du boulevard des Gobelins dans la petite rivière, au Pont de la Roche. Le malheureux en tombant s’était brisé le crâne contre des pierres.
Cette entrée de la Bièvre dans la ville est des plus sinistres et des plus pittoresques ; à deux cents pas de là se trouve un pont placé en dérivation de la rue du Champ-de-l'Alouette et qui, depuis 1827, où Charles X en a posé la première pierre, doit servir au redressement de cette voie publique que le projet urbain dirige en ligne droite de la rue de Lourcine à la barrière.
Ce pont, s’élevant sur un terrain nu, et enveloppé d’un vêtement de planches comme d’un linceul, ressemble assez à un immense cénotaphe, attendant quelque hécatombe humaine.
Tout concourt à rendre ce quartier, presque inconnu à la population parisienne, d’un aspect étrange : la rue du Champ-de-l’Alouette, qui se tord dans ses replis de serpent ; la Bièvre qui suit tristement son cours sinueux et en contrebas de la rue Croulebarbe ; les propriétés qui s’éventrent pour laisser passer souterrainement la sombre rivière ; rien ne manque au tableau, une vive impression s’empare de l’âme ; aussi ne pouvons-nous qu’engager le lecteur à visiter ce petit coin perdu de la capitale.
Le pauvre militaire n’aurait pu choisir un lieu plus en rapport avec sa fatale résolution.
Après qu’Émile Morand eut remis sa lettre à l’autorité, il alla reconnaître le corps à la Morgue et lui fit rendre les derniers devoirs.
Quand il quitta la tombe de son ami, il y avait deux heures qu’il y était à genoux et qu’il priait.
Quelques jours plus tard, la comtesse de Meylan, au milieu d’un de ses rares moments de demi-lucidité, demanda à être placée dans un couvent.
On se conforma à son désir ; mais cela ne la rappela ni à la raison, ni à la santé ; les facultés morales avaient été chez elle trop rudement éprouvées pour que le corps ne s’en ressentît pas. Après avoir langui pendant quelques mois, elle mourut, n’ayant à son chevet qu’une femme, Léonie, sa belle-fille.
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