
DEUXIÈME PARTIE
Sur la piste
X
Comment Frisquet retrouva la piste et ce qui s’en suivit
Quant à nous, revenons à l'agent Bardet et à Frisquet, que nous avons quittés au moment où ils sortaient de l'Académie.
Une fois dehors, où il s’était précipité avec la rapidité d'une flèche, le chien s'arrêta brusquement et leva le nez en l'air pour prendre le vent.
Puis il le rabaissa presque aussitôt et fit quelques pas en remontant la ruelle dans la direction de la place d'Italie et en flairant le sol. Mais il paraît que ce premier examen ne le satisfit pas car après avoir éternué bruyamment, ce qui était du probablement au picotement produit sur des narines délicates par les émanations de l’eau chargée d’acides coulant au milieu du passage, il revint sur ses pas.
Cette fois, il devait avoir trouvé quelque chose car après s’être arrêté encore une fois pour sentir les pavés, il en gratta la terre qu’il projeta au loin avec une sorte de fureur et repartit en descendant, le nez toujours collé au sol, avec une telle rapidité que l’agent Bardet avait peine à le suivre.
Il était évident qu’il tenait maintenant la piste.
Sitôt franchi le singulier portail qui donnait accès à cette partie du passage, la ruelle des Reculettes faisait un coude brusque à droite, s’élargissait et prenait un air moins sinistre en dépit de quelques vieilles masures aux fenêtres munies d’épais barreaux de fer comme celles d’une forteresse ou d’une prison.
Le même ruisseau sale coulait au milieu mais des pierres de taille fraichement coupées y jetaient comme une note gaie de blancheur.

À cet endroit, le passage des Reculettes débouche dans la rue Croulebarbe qui réunit le boulevard Auguste Blanqui à l’avenue des Gobelins.
Sans aucune hésitation, Frisquet tourna à droite en remontant dans cette dernière direction. L’agent Bardet le suivit en pressant tellement le pas que par moment il était obligé de courir car le chien, emporté par l’ardeur de cette chasse à l’homme, ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’existait pas ; il semblait avoir oublié complètement le maitre provisoire que Sébastien lui avait donné.
Heureusement, le brave agent était sans trop d'inquiétude. Il ne risquait guère de perdre de vue son étrange guide dans cette voie relativement large, sans tournants accentués et presque déserte, bordée d'un côté de vieilles maisons, et de l'autre de jardins qui descendaient en pente rapide vers la Bièvre invisible.

(D'après une photographie de Charles Lansiaux)
Mais bientôt le chien fit un nouvel et brusque arrêt. Il était arrivé à l'angle pointu formé par la manufacture des Gobelins où la voie bifurquait ; à droite la rue Croulebarbe continuait, à gauche c'était la ruelle des Gobelins.
Laquelle était la bonne des deux ?
L'animal eut un moment d'hésitation qui ne fut pas de longue durée.
Après avoir décrit quelques cercles où il prit connaissance de ces émanations subtiles que seul l'odorat merveilleux du chien peut percevoir, il s'engagea résolument dans la ruelle des Gobelins.

Un étroit passage, bordé à gauche de hautes constructions en planches à auvents, appartenant à des usines de mégisserie et de corroierie, se terminait par un escalier avec un garde-fou en fer, au bas duquel apparaissait un tout petit bout de Bièvre dont les eaux huileuses et moirées miroitaient de toutes les couleurs de l'arc en ciel.
En deux bonds, Frisquet eut dégringolé cet escalier. Il courut à la porte jaune d'une maison qui portait le numéro 19.
Une fois là, il flaira longuement la porte et en gratta le bas avec une telle force que ses griffes y laissèrent leur marque, comme s'il eût voulu l'ouvrir.
Voyant bien que ses efforts étaient inutiles, il parut se souvenir tout à coup du compagnon qu'il avait négligé jusqu'alors, et tournant la tête vers lui il se dressa tout debout, les pattes appuyées sur la porte comme pour lui faire comprendre que c'était là qu'il fallait entrer.
— Ah ! bah ! fit l'agent Bardet, interloqué… il n'y va pas de main morte, l'ami Frisquet. Je ne peux tout de même pas comme ça pénétrer dans une maison... Je n'en ai pas le droit... Et puis, si le bonhomme est là-dedans, comme je le présume, ça ferait du joli !...
Mais le regard du chien était si éloquent, il y mettait maintenant tant d'insistance en frétillant désespérément de la queue et en tirant l'agent par le coin de sa blouse toute blanche de plâtre, que celui-ci se rendit à moitié.
— Après tout, murmura-t-il, on peut toujours risquer un œil… Ça n'engage à rien...
Et il tourna doucement le bouton de la porte qui s’ouvrit sans difficulté.
À son grand étonnement, ce ne fut point dans une maison qu'il se trouva, mais dans un passage extrêmement tortueux, puant et noir, resserré au point que les maisons qui le bordaient étaient si rapprochées que d'une fenêtre l'autre on eût pu se donner une poignée de mains.
Des maisons misérables, accolées, tombant en ruines sous leur épaisse couche de crasse, prenant le jour ceci est une façon de parler par d'étroites fenêtres encombrées de paires de chaussettes, de caleçons, de chemises, en train de sécher au soleil sur des ficelles.
On accédait à l'unique étage par un escalier extérieur en bois dont la vétusté moisie faisait craindre à tout moment qu'il ne vint à s'écrouler sous un pas trop pesant.

Dans ces courettes dont la porte demi poussée laissait apercevoir l'intérieur, grouillait toute une marmaille déguenillée qui s'en donnait à cœur joie de jouer et de brailler, confondue dans une promiscuité fraternelle avec les poules, les chats et les chiens, sans souci des odeurs nauséabondes qui émanaient des tas de fumier, de détritus et d'immondices accumulés dans les coins.
Aussi bien, en fait d'odeurs pestilentielles, on était servi à souhait. Il s'en dégageait de tous les côtés du sol où elles montaient avec une âcreté d'acides qui prenait à la gorge et vous faisait venir les larmes aux yeux des hauts séchoirs des tanneries qui dominaient de plusieurs étages cette cité de puanteurs, véritables charniers où étaient exposés à l'air libre des milliers de peaux de lapins secouant les poils qui s'en détachaient et voltigeaient au vent comme des flocons de neige sale.
Si fortes cependant que fussent ces émanations, elles ne parurent pas avoir d'effet sur le nez de notre ami Frisquet pour lui faire perdre la piste qu'il poursuivait avec tant d'acharnement
Au contraire, quand l'agent Bardet lui eut ouvert la porte de ce boyau où le soleil avait grand'peine à pénétrer, et où devait pulluler la vermine, il lui en témoigna sa joie avec effusion par deux ou trois gambades folles en tournant sur lui-même et en posant ses pattes sur ses épaules, en même temps que d'un coup de langue il lui débarbouillait la joue droite du plâtre qui la recouvrait.
Après avoir dit ainsi merci à sa manière, il parut se calmer subitement. Ses allures changèrent du tout au tout. Il n'avança plus qu'avec une extrême prudence.
L'agent, qui était doué d'une bonne dose d'observation, ne fut pas sans remarquer ces indices significatifs, et il en conclut que l'intelligent animal devait être arrivé au bout de sa piste.

En effet, Frisquet fit encore quelques pas et s'arrêta devant une masure d'aspect plus miteux que les autres, dont le bas était occupé par un cabaret borgne, avec cette inscription à demi-effacée :
VINS ET LIQUEURS
Au rendez-vous des aminches
Une fois là, le chien aspira l'air fortement à plusieurs reprises, puis satisfait sans doute des renseignements que son nez venait de lui donner, s'allongea paresseusement au soleil, ferma les yeux comme s'il allait dormir et attendit.
— Notre homme doit être là, pensa Bardet qui, au cours du trajet, avait fait ses réflexions et avait toute confiance maintenant dans le flair merveilleux de l'intelligente bête dont la sagacité avait fait ses preuves.
Le faiseur de momies (2e partie)
Dans le chapitre 7
Dans le chapitre 10
- Où l'agent Bardet et le chien Frisquet remontent la rue Croulebarbe et la ruelle des Gobelins
- Où l'agent Bardet, quittant l'ile aux Singes par la rue des Cordelières, suit sa piste jusqu'au boulevard Saint-Marcel.
- Où l'agent Bardet se transforme en cocher de fiacre.