V
En 1877, je commençais, comme l'on dit, à me faire la main. Je devenais
débrouillard et les chefs de la police m'avaient remarqué.
Je comptais toujours parmi les agents désignés pour une expédition
difficile. On me choisissait surtout pour les tournées de nuit, dans les
quartiers excentriques, mais le récit de ces tournées ne viendrait pas en
son temps aujourd'hui, car — il ne faut pas l'oublier — je n'étais qu'un
simple agent, à cette époque, et je ne pouvais avoir d'initiative que dans
un tout petit cadre. Plus tard, je fus à la tête de nombreuses affaires et
je raconterai certainement plusieurs visites aux bouges de la capitale. On
appréciait mon agilité. Je ne suis pas grand et, je crois l'avoir déjà dit,
je suis assez bien, découplé, assez habile aux exercices du corps. Je
n'avais point mon pareil, disait-on, pour annihiler les forces d’un individu
récalcitrant : je l'enlevais de terre, le faisais basculer sur mon dos, la
tête en basset, comme un fort de la halle porte un sac de blé, je menais au
poste mon délinquant très étonné.
On préfère avec raison à la Sûreté, les hommes petits aux hommes grands.
Ils se dissimulent beaucoup plus facilement et leur taille les fait pour
ainsi dire oublier. Je me rappellerai toujours un agent de mon service nommé
Saindo. Ah ! qu'il était petit ! 1 mètre 52, tout au plus. Et dégourdi ! Un
jour, comme il se trouvait dans le quartier des Halles, deux individus lui
offrirent d'acheter une montre à un prix dérisoire.
Mon Saindo, examinant la montre, réfléchissait au moyen de pincer les
deux gaillards. Ils étaient deux, ils étaient grands ; il était seul, il
était tout petit.
Il imagina de fourrer la montré dans sa poche et de se sauver à toutes
Jambes dans la direction de la rue des Prouvaires, où se trouvait un poste.
Ce qu'il pensa arriva. Les deux voleurs volés cherchèrent à le rattraper
mais, près du poste, à. proximité du gardien de planton, l'agent de la
Sûreté s'arrêta court, entama une lutte, fut bientôt rejoint et défendu, ses
« clients » furent mis au violon.
Comme dans toutes les administrations, à la Sûreté se trouvent des
jaloux. Mes premières affaires inquiétèrent les camarades. On me qualifia
d'ambitieux. Comme si l'ambition était un crime ! Certes, je n'avais guère
l'envie de moisir dans les bas emplois et de gagner cent francs par mois
durant toute ma vie. Un jour, en tournée, près du pont d'Austerlitz avec un
inspecteur principal et un brigadier, j'entrai au bal Émile, dont, il y a
deux ou trois ans, l'existence fut rappelée avec scandale. Serait-il
convenable que je donnasse des renseignements détaillés sur le tenancier de
ce bal, que j'ai beaucoup connu, sur sa femme, la célèbre mère Émile, sur sa
fille, que souvent je vis jouer, l'après-midi, sur le plancher où, le soir,
gambadaient les filles ?
Inutile, je pense, car tout au long l'histoire fut dite, par les
journaux, et il est inutile de raviver de tristes propos. À ce bal, pour
amuser mes deux chefs, je me mis à faire le clodoche, et j'obtins un vrai
succès. On en parla dans les bureaux.
— Emmenons-le à l'Opéra, proposa le chef.
Et, depuis, je fus-toujours parmi les agents désignés pour la
surveillance des bals de l'Opéra. Le public pourrait se figurer que, dans
cette cohue de travestis, au milieu de cette atmosphère surchauffée, en ce
lieu de plaisir à outrance, où chacun ne pense qu'à s'amuser, qu'à se
frôler, qu’à se prendre par la taille, les vols sont fréquents.
Ce serait une erreur. Les pickpockets n'opèrent que très rarement au bal
de l'Opéra. Voilà une déclaration qui vaut son prix et qui me fera,
j'espère, avoir, mes entrées, bien que je ne pense guère à quitter ma
rivière et mon bateau pour aller me mêler à la foule des galants habits
hoirs, des toilettes claires, des pierrots, des bergères...
II est donc très rare qu'une plainte en vol soit déposée chez le
commissaire de service. Cependant, il n'y a pas très longtemps, une jeune
dame, Mme S.N., fit demander un agent de la sûreté. On lui avait volé,
disait-elle, au bal de l'Opéra, une broche d'une valeur de quarante-cinq
mille francs.
Quelle était donc cette dame ? Quelle était son influence auprès des
pouvoirs publics ? Je ne sais, mais ce fut un grand remue-ménage dans nos
bureaux. Au lieu d'un simple agent, on désigna le brigadier Rossignol.
On me donna l'adresse. Je partis près de l'avenue de Villiers et sonnai
bientôt a la porte du petit hôtel, luxueux et confortable, qu'habitait la
plaignante.
Je trouvai Mme N... en compagnie d'un financier, célèbre alors par ses
relations politiques, et, aujourd'hui, par l'extrême habileté avec laquelle,
à travers l'Europe, il dépiste mes anciens collègues. Je fus bien vite fixé.
II fallait se « dégrouiller », car je me trouvais au milieu d'importants
personnages. Le financier voulut, pour mes recherches, me signer un chèque
de deux cents francs. Je n'acceptai point. Je fis bien de refuser, car,
depuis, on n'aurait pas manqué de m'accuser d'avoir touché au Panama.
Je n'eus pas à me donner beaucoup de peine, car le lendemain même un
commissaire de police avertissait la Sûreté qu'un jeune homme arrêté en
flagrant délit de vol à l'étalage était porteur d'un superbe bijou. J'allai
chercher cet individu, qui raconta, qu'il avait trouvé la broche en
ramassant des confettis à la sortie du bal de l'Opéra.
Mme N…, immédiatement prévenue enchantée de rentrer eu possession de son
bijou, remit cinquante francs au voleur, que, nous gardâmes naturellement.