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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
XI
L'évasion
(suite)
— La lime ? dit Adah d'une voix que l'émotion faisait tremblante et rauque.
—Voici, dit Christine.
Et Adah eut un rugissement de joie en recevant cette lime tant désirée. Elle la regarda ; c'était bien cela qu'il fallait : à la fois fine et forte. Elle mordrait bien le fer du cadenas. C'était le travail de quelques heures.
— Voilà votre manger, dit la Toupie, de sa vooix lente…
Mais il s'agissait bien de manger !... Adah contemplait avec des yeux passionnés cette lime, ce petit morceau d'acier qui était pour elle la liberté et la vengeance.
Elle questionna :
— Votre frère ?...
— Il m'a embrassée. Il est parti.
— Vous vous rappelez ce qu'il vous a dit. Vous laisserez la porte de l'escalier ouverte ?
— Oui.
— Là... Et maintenant, adieu ! ... Laissez- moi seule... Emportez la lanterne... Je n'ai pas besoin d'y voir clair.
Christine obéit passivement. Elle s'en alla, remonta l'escalier, eut soin de laisser la porte entre-bâillée. Puis elle retourna au « Lapin guillotiné » où elle devait retrouver Staff et les autres.
À peine fut-elle seule, dans le noir, qu'Adah se mit fébrilement à l'ouvrage; Avec quelle volupté elle entendit le fer du cadenas grincer sous la morsure de la lime ! Décidément, l'outil était bon. Bientôt elle put, en tâtant du bout de son doigt, constater les résultats de son labeur. Mais elle travaillait avec un tel emportement, avec une telle rage, qu'elle fut vite inondée de sueur. La lime glissait entre ses doigts. Ses ongles saignaient.
Elle se gourmande, de cette hâte, s'exhorta au calme. Tant de précipitation n'avançait point la besogne, au contraire. Elle parvint à redevenir à peu près maîtresse d'elle-même
Accroupie sur son grabat, elle travaillait. La lime mordait le fer et son grincement s'entendait seul dans le silence. De temps en temps, Adah était forcée de porter ses doigts à sa bouche et de les humecter de salive.
Et cela dura des heures... Combien d'heures ?... Adah n'aurait pu le dire. La nuit profonde l'entourait. Aucun bruit n'arrivait du dehors. En tâtant elle s'assurait de temps à autre des progrès de sa besogne acharnée. Il lui semblait que le cadenas était profondément entamé.
À la fin, la rage s'empara de nouveau d'elle. Elle se ruait tout entière frénétiquement, dans un effort désespéré, fou. Et le cadenas craqua, sauta ; tout partit ; les deux bouts de la chaîne vinrent fouetter ses jambes, rudement.
Elle était libre !... Elle ne put retenir un rauque cri de triomphe. Et s'essuyant le front avec un geste de vainqueur, elle se mit debout.
Libre... pas encore ! II lui fallait maintenant sortir de cette cave. Elle tâcha de s'orienter dans le noir opaque qui l'entourait, de se rappeler à peu près la direction dans laquelle se trouvait l'escalier.
Tendant devant elle ses mains tâtonnantes, elle marcha lentement jusqu'à ce qu'elle vînt se heurter à la muraille. Alors, frôlant celle-ci, elle poursuivit son chemin, se disant qu'elle finirait bien ainsi par trouver l'escalier. Au bout de quelques minutes, ses pieds rencontrèrent un obstacle ; elle tomba agenouillée sur la première marche.
Après avoir repris haleine, elle commença l'ascension. Son cœur battait violemment. Christine avait-elle tenu sa promesse ?... Elle eut un nouveau cri étouffé de joie en sentant que la porte cédait sous la pression de sa main. Enfin, elle était donc hors de l'horrible cave !...
Elle se trouvait dans la cahutte abandonnée et comme celle-ci était fort délabrée, le souffle glacé de la nuit entrait. Un instant plus tard, elle était dehors dans le terrain vague qui descendait en pente rapide vers la vallée de la Bièvre.
La nuit était très obscure, traversée de rafales ; et la pluie, mêlée de neige fondue, fouettait de ses lanières le visage d'Adah.
Mais que lui importait ? Ce n’était plus le noir opaque, le noir de tombe du souterrain. Elle voyait au loin les becs de gaz des rues. Elle était libre !...
Où était-elle ?... Elle n'en avait aucune idée. Elle n'avait point songé à demander à Emmanuel dans quel recoin de Paris ses ravisseurs l'avaient, transportée. Mais, au fond, cela était de peu d'importance. Elle n'avait qu'une pensée nette : d'abord s'éloigner le plus possible des bandits qui l'avaient si longtemps retenue prisonnière, se mettre hors de leurs atteintes ; puis, aller droit aux deux premiers gardiens de la paix qu'elle rencontrerait, et leur dire :
— Arrêtez-moi !
Ils la conduiraient au poste ; elle trouve rait là un commissaire de police à qui elle dirait son nom et son histoire. Elle avait fait absolument le sacrifice de sa liberté. Elle ne vivait plus que pour la vengeance.
Tous ses désirs, toutes ses aspirations, toutes ses ambitions se résumaient en cette phrase qu'elle voulait crier à voix assez haute pour qu'elle pût être entendue par tout :
— « Maxime d'Hastecour est l'assassin du baron Marpault ! »
Ce plan très simple — le seul d'ailleurs qu'elle pût élaborer — était facile à exécuter. Elle n'avait qu'à marcher droit devant elle. Ce qu'elle fit, se félicitant de cette nuit affreuse qui favorisait son évasion. Plusieurs fois, en chemin, elle trébucha, même deux ou trois fois tomba sur les genoux et sur les mains, se meurtrit, sentit son sang couler par de nouvelles écorchures. Mais qu'est-ce que cela lui faisait ?
Sa course se trouva bientôt arrêtée par une palissade; celle qui fermait le terrain vague du côté de la rue de la Providence. Comment franchir cet obstacle ? Les planches lisses se prêtaient peu à l'escalade. Adah essayât de les ébranler, mais sans y parvenir. Elle eut encore un mouvement de rage, frappa follement de son poing la barrière imprévue. Puis, dans l’espoir de trouver une issue, elle répéta la manœuvre qu'elle avait déjà pratiquée dans la cave, longeant la palissade, comme elle avait longé le mur.
Et elle arriva ainsi à l'endroit où les planches, disjointes et basculant sous un léger effort, permettaient le passage d'un corps humain. Elle se glissa par l'ouverture. Enfin, elle était dehors dans la rue !...
Mais elle s'arrêta net.
Devant elle se dressait une maison basse, d'aspect difforme, habitée, car les fenêtres en étaient éclairées. Elle eut l'intuition brusque, rapide, que ce devait être là ; le repaire des bandits qui s'étaient emparés d'elle. Alors, au lieu de fuir, elle s'approcha, voulant voir par la fenêtre qui se trouvait la plus proche d'elle et derrière laquelle il y avait de la lumière…
Les volets n'étaient pas mis et des embrasses de coton rouge relevaient, des petits rideaux. Ainsi, elle put voir.
C'était l'arrière-salle du « Lapin guillotiné ». Éclairés par la lampe à pétrole accrochée aux solives du plafond, Guibolaque et Brocheriou, assis en face l’un de l’autre, l'un la pipe aux dents, l'autre la cigarette collée à la lèvre inférieure, jouaient aux cartes.
Et il y avait là deux femmes, assises près de la cheminée ; l'une était miss Pochetée, occupée à ne rien faire, les bras ballants, le regard vague. Adah reconnut l'autre, c'était la Toupie, c'est-à-dire Christine.
Elle ne s'était donc pas trompée. Et ces deux hommes qu'elle voyait là étaient sans doute ceux qui lui avaient fait violence et la tenaient séquestrée. Alors, frémissante du danger qu'elle courait à rester ainsi près d'eux, elle n'eut plus qu'une pensée, s'en aller bien vite, bien loin !
Elle fit, non sans buter plus d'une fois contre les poteaux d'étai enfoncés dans de sol, le tour du cabaret, et se sentit un peu rassurée quand elle eut sous ses pieds le pavé gras et fangeux de la rue de l'Espérance. Elle descendit cette rue, traversa presque sans s'en apercevoir la rue de Tolbiac, suivit la rue Barrault, arriva à la place de Rungis.
Elle ne rencontrait personne. Les rues qu'elle parcourait étaient absolument désertes.
À tout hasard, elle tourna à gauche, lut sur une plaque bleue à l'angle d'une maison, ces mots : rue Brillat-Savarin. Cela ne lui apprenait rien. Elle marcha. Arrivée au bout de la rue Brillat-Savarin, elle vit qu'elle avait à droite les fortifications.
Si elle eût rencontré des gardiens de la paix, elle fût allée vers eux, leur eût dit :
— « Conduisez-moi au plus prochain commissariat ».
Mais il n'en passait pas. Il pleuvait très fort. Sans doute ceux qui étaient de ronde s'étaient mis à l'abri.
Adah pensa que dans cette solitude on aurait très bien pu assassiner quelqu'un sans être dérangé. Elle s'était arrêtée, un instant, un peu hors d'haleine, comprimant de ses deux mains les battements précipités de son cœur.
Combien de temps lui faudrait-il ainsi errer à l'aventure dans ce quartier inconnu et désert ? Il devait être très tard. Maintenant que l'excitation de la fuite ne la soutenait plus autant, elle commençait à se sentir très lasse. Voilà si longtemps qu'elle ne prenait, autant dire, ni repos ni nourriture. Ses mains saignantes lui faisaient mal. Elle grelottait dans ses vêtements trempés.
Elle ne pouvait rester là. Elle reprit sa marche errante, sans chercher — à quoi bon ? — à se rendre compte du chemin qu'elle parcourait. Elle remonta la rue des Peupliers jusqu'à la rue Henri-Pape, suivit celle-ci et ensuite la rue de la Fontaine-à-Mulard, et elle eut un soupir de soulagement quand elle déboucha sur l'avenue d'Italie.