Albert, ouvrier
L’Intransigeant — 30 mai 1895
L’ouvrier
Albert — de son vrai nom Alexandre Martin— le dernier représentant du gouvernement provisoire.de
1848, vient, de s’éteindre après une maladie longue et douloureuse.
Il avait quatre-vingts ans.
Depuis plus de vingt ans, Albert ne s’occupait plus de politique.
Il vivait retiré, avec sa femme, dans une petite maison qu’il possédait à Mello, près de Creil, et passait son temps à pêcher à la ligne. La génération actuelle le connaissait fort peu, et sa disparition ne fera pas grand bruit dans le monde.
Avant que la tombe, ne se referme à jamais sur lui, il convient pourtant de saluer une dernière fois ce vétéran de la démocratie.
En juin 1832, en 1834, en 1839, Albert fut dans les rangs de ceux qui combattirent pour la liberté. En 1848, il fut un de ceux qui fondèrent la deuxième République.
Porté par Louis Blanc sur la liste préparée, Albert fut élu représentant du peuple, le 21e sur 34, avec 133,041 voix sur 267,883 votants.
Il ne siégea que peu de jours. Le 24 février 1848, le Palais-Bourbon était envahi ; Albert se mit à une fenêtre avec Louis Blanc et tous deux haranguèrent le peuple, qu’ils cherchaient à calmer.
Les paroles d’Albert furent mal entendues ou perfidement interprétées. On l’arrêta comme ayant encouragé l’insurrection ! Il fut traduit, devant la Haute Cour de Bourges, dont il chercha vainement à décliner la compétence. Il refusa de répondre aux juges et ceux-ci prononcèrent contre lui la peine de la déportation.
Pendant dix longues-armées; Albert resta interné, d’abord à Doullens, puis à Belle-Isle-en-Mer, puis au pénitencier de Tours.
Quand enfin l’amnistie de 1859 le libéra, Albert trouva, à la Compagnie du gaz, un petit emploi dont il sut se contenter, emploi qu’il occupa jusqu’à l’année dernière.
Il refusa de rentrer dans la vie politique ; et cela pour une raison des plus nobles : « Il eût fallu prêter serment a l'Empire, écrivit Albert plus tard. Ma dignité se révoltait à la pensée d’un semblable parjure. »
En 1870, après le Quatre-Septembre, Albert fut nommé membre de la commission des barricades. En 1878, sur les instances de Victor Hugo, il se laissa porter dans une élection au sénat. Mais déjà son nom était oublié et il ne fut pas élu.
Albert était sans fortune aucune. Il ne laisse à sa femme que la petite maison de Mello, où il est mort.
Ph. D.
L'année de sa mort, la ville de Paris décida de donner le nom d'Albert à la rue des Chamaillards dans le 13e arondissement.
