Au quartier de la Malmaison
L'œuvre des petits chiffonniers
L’Echo de Paris — 5 août 1901
Si le promeneur, en haut de l'avenue d'Italie, avait l'idée de prendre à droite le passage Raymond, il aurait bientôt une vision étrange ! En plein Paris, à cinquante mètres d'une large voie, sillonnée de tramways, il se trouverait en face d'innombrables cahutes, d'aspect sordide où vivent pêle-mêle près de deux mille chiffonniers.
Braves gens pour la plupart, ces malheureux, il y a trois ans, naissaient, existaient et mouraient sans que personne s'y intéressât. Ni le pouvoir civil ni le pouvoir religieux ne s'étaient jamais préoccupés de ces pauvres êtres, qui, à la fin du dix-neuvième siècle dans la Ville-Lumière, en étaient arrivés à la vie primitive ! Le mariage était chose à peu près inconnue dans cette cité singulière ; femmes, enfants, étaient à chacun, partant à personne.
A cette époque, quelques jeunes gens ayant découvert, par hasard, cet endroit de misère, résolurent d'essayer de faire quelque bien parmi ces déshérités de la civilisation. Là où est maintenant le 25 de la rue Gandon se trouvait un immense terrain vague ; un beau dimanche, ils amenèrent là une roulotte, achetée à quelque forain se retirant des affaires et, munis d'un ballon, tâchèrent d'initier les petits chiffonniers aux attraits d'une partie de foot-ball ! Entre temps, on causa aux parents ou soi-disant tels, un peu inquiets de ces messieurs qui s'introduisaient ainsi dans leur existence, et on se persuada que le relèvement moral de ces pauvres êtres était digne d'être tenté ! Ces choses avaient lieu en octobre. 1897 !
Nous avons passé l'après-midi d'hier à l'Œuvre des petits chiffonniers, appelée communément" les Œuvres charitables et ouvrières des Malmaisons. Sous la présidence de M. César Caire, conseiller municipal, assisté de M. le marquis Costa de Beauregard, de l'Académie française, et de M. le comte Le Lieur, une grande fête, organisée par la société, de gymnastique et le peloton militaire de l'Œuvre, avait lieu devant, une nombreuse assistance. Pupilles et futurs soldats, sous la direction de M. Viola, professeur au collège Stanislas, manœuvraient avec un ensemble digne d'éloges, et les parents, presque tous là, en habits de fête, applaudissaient aux prouesses de leur progéniture !
Car ces jeunes gens, dont le plus, hardi et le plus persévérant d'entre eux, M. de Guntz, est maintenant directeur de cette œuvre importante, ont réussi dans leur entreprise, que d'aucuns taxèrent, au début, de déraisonnable. L'immense terrain vague a été nivelé et forme deux immenses cours, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, le long desquelles s'élèvent des constructions modestes d'apparence mais pratiques et spacieuses. Trois cent cinquante enfants des deux, sexes, quatre-vingts hommes, plus de cent femmes, fréquentent ce patronage dont les fondateurs ont voulu faire une véritable maison de famille. Et, de fait, dans ce Paris où la charité se montre si ingénieuse, nous ne savons aucune institution bienfaisante qui ait su réunir pareil faisceau d'œuvres de secours ou de préservation !

Les enfants sont là chez eux. De huit heures du matin à quatre heures du soir, il y a tous les jours, même pendant les vacances, une garderie pour les plus jeunes. A la sortie de l'école, les plus grands viennent faire là leurs devoirs. Chaque soir, des cours de toute sorte, même manuels, sont organisés pour les adultes. Veut-on apprendre un état, il existe un atelier de serrurerie et une imprimerie ; veut-on étudier, il y a une bibliothèque, des conférences, des réunions instructives ou amusantes.
Ce n'est là qu'une partie de l'œuvre, elle est complétée par un secrétariat du peuple, un service de consultations au patronage ou à domicile, un cercle d'ouvriers, une caisse d'épargne rapportant 4 %, un bureau d'assistance par le travail et de placement en apprentissage. Tout cela organisé en double pour les jeunes gens ou les jeunes filles, les pères ou les mères, et absolument gratuit. Nous allions oublier le fourneau économique, qui est le seul de Paris fonctionnant l'année entière. M. de Guntz n'est d'ailleurs pas satisfait ; il voudrait installer des chambres et recueillir les orphelines du quartier !
Ne croyez pas que l'Œuvre soit riche ; elle ne joint pas même les deux bouts, elle a des dettes. Mais c'est le propre des natures charitables et dévouées d'entreprendre beaucoup plus que leurs forces et que la prudence humaine sembleraient le conseiller ! « Comment comblerez-vous vos cinquante mille francs de déficit ? disions-nous hier au directeur de l'Œuvre des petits chiffonniers ? — Bah ! nous répondait-il, la Providence saura bien nous tirer d'affaire ! »
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