Madame Gil Blas : souvenirs et aventures d'une femme de notre temps.
Paul Féval - 1856
Un fiacre nous attendait à la porte. Je regardai dedans, car j'avais la tête pleine d'histoires plus ou moins romanesques, et je n'étais pas très rassurée.
— Est-ce que vous croyez que j'ai amené l'accouchée ? me demanda candidement mon chauve.
Cette bêtise me donna confiance. Je ne sais pourquoi on a confiance dans les gens qui ont l'air bête. C'est un grave tort.
Du reste, le fiacre était vide.
Nous y montâmes.
— Où donc allons-nous ? demandai-je.
— Oh ! pas bien loin, me répondit mon chauve ; là-bas, du côté de l'Hôtel-Dieu, vous savez.
— Est-ce une primipare ?
— Si c'est quoi ?
— Une femme à sa première couche ?
— Oh ! vous savez, je ne sais pas.
— Est-elle jeune ?
— Assez, je pense bien.
— Vous ne la connaissez donc pas ?
— Oh ! vous savez, je suis un voisin.
Je le regardai plus attentivement. Il jouait tant qu'il pouvait avec les brassières du fiacre.
— A-t-elle les vraies douleurs ou les mouches ? demandai-je encore.
— Les mouches ? répéta mon chauve ; qu'est-ce que les mouches ?
— Les avant-coureurs.
— Oh ! vous savez… ce sont peut-être les mouches… ou bien les vraies douleurs.
Le chauve devait être un Belge. Il m'impatientait horriblement.
Telle est la mission des Belges par rapport aux autres populations de la chrétienté.
J'étais lasse de l'interroger. Cependant, je voulus savoir qui l'avait adressé à la maison. Je le lui demandai.
— Ma foi, me répondit-il, vous savez… c'est M. Moreau… ou M. Martin… les connaissez-vous ?
Nous arrivions au pont de l'Hôtel-Dieu. Le fiacre allait bon trot. Il dépassa l'hospice et se mit à courir le long des quais.
— Vous m'aviez dit, m'écriai-je, que c'était du côté de l'Hôtel-Dieu.
— Oh ! fit mon chauve, vous savez, un peu plus loin... place Maubert... montagne Sainte-Geneviève… rue Mouffetard. Moi, je ne connais pas bien Paris.
Cette réponse me mit martel en tête.
J'eus un instant l'idée d'appeler au secours par la portière.
Mais il y avait encore beaucoup de monde dans les rues. Les marchands de vins et les estaminets restaient ouverts. Je me raillai moi-même et me traitai de poltronne.
Quand on a la conscience de son propre courage et que de pareils mouvements vous viennent, il faudrait y céder ; ce sont des avertissements.
Nous traversâmes la place Maubert. Malgré la méchante apparence de ses rosses, le fiacre se mit à gravir au grand trot la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
— Vous savez, me dit le chauve en passant derrière le Panthéon, nous voilà presque arrivés.
Une fois dans la rue Mouffetard, nous rencontrâmes moins de monde. Les bouchons fermaient ou étaient fermés. Je vis de loin le corps-de garde, et je dus faire un mouvement qui indiquait mon dessein, car le chauve me dit bonnement :
— Vous savez… c'est la quatrième porte après le factionnaire.
Je respirai. J'avais eu une belle peur !
Mais je ne cessai de surveiller mon chauve.
S'il fût resté immobile en passant la quatrième porte après le factionnaire, j'aurais certainement crié.
Il ne resta pas immobile. Il tourna le bouton d'appel, et la sonnette retentit.
— Nous allons descendre, me dit-il ; tiens ! on dirait qu'il a de la peine à arrêter ses chevaux !
Je ne peux dire combien le Belge mettait de bonne foi dans ses menteries.
Au son du timbre, le cocher de fiacre, au lieu d'arrêter, avait fait prendre à ses rosses un galop cahotant et désespéré.
Ce timbre était manifestement un signal convenu.
Le corps-de-garde était désormais hors de la portée de la voix : rue déserte, boutiques fermées.
Il eût été dangereux d'appeler.
Mon chauve disait en riant tranquillement :
— Est-ce que nos haridelles ont pris le mors aux dents ?
Puis, s'adressant à moi :
— Vous savez, n'ayez pas peur. C'est une primipare. une primipare qui s'est passée du sacrement. On veut faire la chose sans chandelle.
Vous allez gagner cent écus à tâtons. Voilà.
Le fiacre tournait court l'angle de la rue du Banquier.

d'après une photographie de Charles Marville vers 1867.
Cela s'appelle une rue, mais c'est en réalité une manière de chemin pratiqué entre des murs de jardins. Il n'y a pas une âme en plein jour.
La nuit, les voleurs eux-mêmes n'auraient garde d'y venir, sûrs qu'ils seraient d'être volés.
Le fiacre s'arrêta au milieu de la rue à peu près.
Je ne disais plus rien. J'observais tout avec une scrupuleuse attention.
Maintenant que le danger était certain, toute ma fermeté me revenait. J'éprouvais une certaine jouissance à mesurer l'étendue de mon sang-froid.
Je vis sortir d'une porte de jardin deux individus dont le visage disparaissait derrière le collet remonté de leurs paletots.
— Vous savez, me dit mon chauve, réglez là… Voici les bourgeois… Vous allez parler avec eux.
Les bourgeois s'avançaient. Mon chauve descendit, puis monta sur le siège, à côté du cocher.
Je venais de chercher des yeux le numéro du fiacre, afin d'avoir au moins un indice en cas de malheur.
Mais le fiacre n'avait pas de numéro.
Si j'avais vu cela plus tôt !...
Les deux bourgeois montèrent à la place du chauve, qui leur dit :
— Elle n'a pas trop fait la méchante… Vous savez !
Je ne voyais absolument pas leurs figures.
En s'asseyant, celui des deux qui semblait être le maître s'écria en me regardant :
— Mais il y a erreur ! Ce ne peut être la femme Mutel. Celle-ci est toute jeune !
Il ouvrit la portière qui était derrière lui.
— Où as-tu été nous chercher ça, Verlaëns ? cria-t-il.
— Vous savez, répondit le chauve, rue de la Jussienne, maison des Bains.
— Est-ce que vous tenez beaucoup à Mme Mutel ? demanda le second bourgeois.
— C'était pour jouer un tour à cette racaille de Rodolphe, répondit le maître ; ça lui aurait fait une peur d'enfer.
— Si vous n'y tenez pas, dit l'autre, dépêchons. le temps presse !
Le maître s'adressa à moi d'un ton hautain.
— Vous êtes bien sage-femme ? me demanda-t-il.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— Diplômée ?
— Diplômée.
— Vous avez l'air bien jeune . grommela-t-il.
— Si vous n'avez pas confiance, commençai-je.
— Je n'ai qu'à vous ramener chez vous, n'est-ce pas ? acheva le maître.