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La vieillesse de Monsieur Lecoq
par
Fortuné du Boisgobey
PREMIÈRE PARTIE
M. Lecoq se dérobe
V
On n'entrait pas chez M. Lecoq comme chez un épicier retiré des affaires. Il avait installé à sa porte un double système d'avertissement : une sonnette vulgaire avec le classique pied de biche pour les inconnus, laquelle sonnette tintait de façon à ce que le bruit s'entendit dans tout l'appartement ; pour les familiers, un bouton électrique, dissimulé dans un angle, et correspondant à la pièce où veillait la fidèle Gertrude, qui était chargée de recevoir et d'interroger préalablement le visiteur.
En se levant de table et en laissant son fils à ses réflexions et à son cigare, il savait donc parfaitement à qui il allait donner audience, et il ne fut point surpris de trouver dans son cabinet le chef de la sûreté.
Il y avait cependant plus d'un an qu'il ne l'avait vu, car ce fonctionnaire, sachant bien que Lecoq avait renoncé aux affaires, ne venait le consulter officieusement que dans des cas tout à fait exceptionnels. Quand ces cas se présentaient, le policier en retraite ne se faisait pas prier pour donner son avis, mais il refusait invariablement de coopérer aux recherches, et on n'insistait pas pour obtenir de lui un concours actif.
Il était donc bien tranquille sur le résultat de l’entretien qu'il allait avoir avec l'agent supérieur de la préfecture, et il lui fit un excellent accueil.
— Eh bien ! dit-il en se frottant les mains, il y a donc du nouveau à la maison ?
— Du nouveau et de l'intéressant, dit le chef de la sûreté. Depuis quinze ans que j'exerce, je n'ai rien vu d'aussi extraordinaire.
— Et nous venons consulter le père Lecoq ? Nous croyons donc qu'il n'est pas trop ramolli ?
— Je crois que vous seul êtes de force à débrouiller cette affaire.
— Ma foi ! vous avez peut-être raison. Petit bonhomme vit encore et il se flatte d'avoir conservé toute sa jugeotte. Et puis… aujourd'hui, je suis lucide, comme disent les somnambules… je suis lucide parce que je suis de bonne humeur. Asseyez-vous, cher ami, et racontez-moi votre petite histoire.
L'habile agent entama aussitôt un récit très-détaillé et pourtant très-clair des incidents qui avaient mis sur pied la nuit dernière une grande partie du haut personnel de la préfecture. Il n'omit rien, il ne confondit rien, il sut laisser de côté les circonstances insignifiantes et mettre en lumière les faits importants. Il faut être du métier pour parler ainsi.
M. Lecoq l'écouta avec une attention soutenue, fermant les yeux pour que ses oreilles fussent moins distraites et s'abstenant soigneusement d'interrompre. À bon narrateur, excellent auditeur.
— Est-ce tout ? demanda-t-il quand l'histoire fut finie.
— Absolument tout. L'homme est au Dépôt, la femme est à la Morgue. L'homme n'a pas encore dit un mot, et l'autopsie de la femme ne nous a rien appris de nouveau, si ce n'est qu'elle a été tuée moins de deux heures après avoir mangé.
— Le cas est très-curieux, en effet. C'est un vrai logogriphe.
— Dont vous trouverez le mot, j'en suis sûr.
— Je n'en sais rien ; et, dans tous les cas, je ne le tiens pas encore. J'ai bien déjà quelques idées… des bases d'induction… des points de départ… des pierres d'attente… mais rien de plus.
— Il y a cette dame de pique.
— C'est quelque chose ou ce n'est rien ! L'assassin a peut-être voulu tout simplement vous dérouter par une mise en scène empruntée aux romans judiciaires. Cependant, la dame de pique pourra vous servir plus tard quand la victime sera reconnue.
— Oui, la reconnaissance… voilà l'essentiel, le corps sera exposé ce soir.
— Moi, je ne commencerais pas par là.
— Vraiment ? s'écria l'agent très surpris.
— Non, je ferais embaumer et je n'exposerais que plus tard.
— Alors, par où attaqueriez-vous l'affaire ?
— Je dois vous dire d'abord qu'à mon appréciation l'homme est réellement muet et qu'il n'a joué qu'un rôle tout à fait accessoire. J'incline même à penser qu'il ne savait pas ce qu'il portait.
— - Je suis assez de votre avis, sauf sur le dernier point. Il me parait difficile d'admettre que ce gaillard-là n'est pas complice du meurtre.
— Il peut bien être au service de l'assassin, et n'être pas son complice. Reprenons la scène de l'arrestation. Un bourgeois passe les deux mains dans ses poches, rue Corvisart, à trois heures du matin, par un froid et une neige à ne pas mettre un chien dehors. À quinze pas derrière lui, vient le porteur du colis. On l'empoigne. Le bourgeois continue son chemin, monte dans une voiture qui l'attendait sur le boulevard d'Italie, et la voiture file grand train. Vous venez de me dire que les sergents de ville avaient entendu un bruit de roues de ce côté-là. Donc c'est le bourgeois qu'ils auraient dû arrêter.
— J'en ai peur. Mais, que voulez-vous, on ne pense pas à tout.
— Oh ! ils n'ont rien à se reprocher. Il aurait fallu qu'ils fussent sorciers pour deviner que l'homme aux crochets portait un cadavre sur son dos. C'est déjà beaucoup qu'ils aient eu l'idée de le conduire au poste. Maintenant, j'arrive à mes conclusions. L'assassin se proposait évidemment de faire disparaître le corps ; par quel procédé ? je n'en sais rien, mais il y a apparence qu'il comptait le mettre dans une voiture, celle qui l'attendait au bout de la rue Corvisart et l'expédier hors Paris. À la barrière on ne visite qu'à l'entrée et…
— Pardon, deux objections. Pourquoi n'a-t-il pas fait stationner la voiture à la porte de la maison où le crime a été commis ? Évidemment la femme a été tuée à domicile. On n'emballe pas un cadavre sur la voie publique. Et puis, pourquoi cette dame de pique ?
— Si ce n'est pas pour donner le change en cas d'arrestation dit porteur, c'est peut-être un signe convenu avec un complice chargé de recevoir le colis... quelque part…à la campagne, dans un château. Ce sont là de pures conjectures que la suite de l'enquête démentira peut-être. Quant à la première objection, elle est enfantine. L’organisateur de l'affaire, qui doit être très-fort, il n’avait garde d'amener son véhicule devant l'immeuble où il a opéré. Il ne tenait pas, je suppose, à se faire remarquer des voisins.
— Vous croyez qu'il a mieux aimé traverser à pied un ou plusieurs quartiers de Paris, suivi d'un homme charriant le corps sur son dos ?
— N'oublions pas que cet homme est muet, et qu'en cas d'accident l'assassin était toujours assuré de se sauver. C'est justement ce qui est arrivé. Tenez ! je vais vous reconstituer l'histoire comme je la comprends. Cet assassin, qui ne me l'ait pas l'effet d'appartenir à la catégorie des escarpes de profession, car, selon toute probabilité, il est riche, cet assassin veut tuer une femme pour des motifs que j'ignore. Nous n'en sommes pas encore aux motifs. Il a un muet à son service. C'est très-utile, un muet, surtout quand il ne sait ni lire, ni écrire, ni parler par signes. Il l’emmène avec lui en allant chez la femme, à une heure où il savait qu'il la trouverait seule, et il le laisse à la porte. Lui, il entre, il fait son coup, il encaisse la morte dans une malle qu'il trouve là… Vous m'avez dit que c'était une malle de femme… il la charge, sur ses épaules... il sort sans être vu... la maison n'a sans doute pas de portier… c'est peut être un de ces petits hôtels qu'on bâtit tout exprès pour les cocottes qui commencent à se lancer… il retrouve son muet, lui repasse le colis, lui fait, signe de le suivre, et... vous, savez la suite.
— Ma foi si ce n'est pas vrai, c'est tout au moins vraisemblable… votre raisonnement est serré comme une intrigue de M. Sardou., mais la question est de savoir par où prendre, l'affaire. C'est le fil que je ne vois pas... et il n'y a que vous qui puissiez me le montrer.