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LA FILLE
DU FUSILLÉ
par
Paul SAMY
(1924)
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre II
Disparue
(suite)
Elle paraissait troublée et ajouta simplement en rabaissant ses regards sur sa broderie :
L’arrestation de ces voleurs apprendra peut-être le motif de leur vilaine action.
— Tout de même, s’exclama Philippe, voler des meubles précieux, en plein jour, dans une salle de vente. Il y a des gens qui ont vraiment toutes les audaces ! Mais qu’en voulaient-ils donc faire puisqu’ils les ont ensuite abandonnés !
— Sans doute, observa timidement Mme de Vrigné, sans quitter des yeux son ouvrage, espéraient-ils trouver des valeurs cachées dans les tiroirs de ces meubles. Je me souviens que votre père me raconta qu’un antiquaire de sa connaissance, en fouillant un de ces petits secrétaires anciens qu’il avait acheté de rencontre, y avait découvert un tiroir secret qui contenait une vraie fortune.
— Je sais bien, dit Philippe, que ces anciens Bonheurs-du-Jour, de l’époque de Louis XV surtout, contiennent des tiroirs à double-fond qu’il faut savoir ouvrir. Mais c’est courir grand risque de voler ces meubles pour l’invraisemblable hasard d’y trouver des fortunes....
— Qu’est-ce que c’est, Marianne ? demanda la jeune fille à une vieille domestique qui entrait.
C’était une femme de ménage du quartier que Mme de Vrigné employait comme cuisinière pour aider sa jeune bonne.
— Je venais voir avant de partir si Berthe était avec madame.
— Elle est donc pas à la cuisine avec vous ? Pourquoi ne nous ait-elle pas servis à table ?
— Quand mademoiselle est rentrée, ne pouvant pas quitter mon fourneau, J’ai envoyé vite Berthe faire une commission avant que l’épicerie de la rue de Tolbiac se ferme... Comment n’est-elle pas revenue ? Car elle n’est pas revenue puisqu’elle n’est pas avec madame.
— Avez-vous frappé à la porte de sa chambre ? demanda Irène. Elle est peut-être souffrante.
— J’en viens, mademoiselle. Elle n’y est pas et tous ses effets sont à leur place.
— Mais il est plus de neuf heures ! fit Philippe en se levant.
— Mon Dieu ! s’écria presque en tremblant Mme de Vrigné.
— Elle n’allait pas bien loin, dit Irène. S’il lui était arrivé un accident, nous l’aurions sans doute su.
— Je cours aux renseignements, fit le jeune homme en prenant son chapeau. À l’épicerie on me dira bien si elle est venue.
—- Monsieur Philippe connaît l’épicerie Rolin ? Au coin de la rue de Tolbiac et de la rue de la Maison-Blanche, précisa la vieille domestique.
— Je connais, dit-il, en se précipitant au dehors.
— Je vais aussi voir dans le quartier, madame, fit la cuisinière.
— C’est cela, Marianne, dit Irène. Les voisins l’auront sans doute vue passer. Interrogez-les. Qu’as-tu, mère ? demanda la jeune fille en s’inquiétant de l’émotion de Mme de Vrigné.
C’était une femme de quarante-cinq ans, qui avait dû être fort jolie, mais dont les traits s’étalent tirés, amaigris, et les cheveux blanchis sous le coup d’épreuves douloureuses.
— Comment, dit-elle, ne serais-je pas émue de l’absence de Berthe survenant après les histoires de vol que tu nous as racontées ?
— Mais cela n’a aucun rapport, mère, fit la jeune fille.
— Je le voudrais, répondit-elle.
— Comment, tu le voudrais ? Tu sais donc quelque chose ?
— Je ne sais rien, mon enfant ; ne m’interroge pas. J’ai des craintes, voilà tout.
Irène se tut et alla s’asseoir en face de sa mère, dont elle semblait vouloir scruter la pensée.
Elles restèrent ainsi longtemps silencieuses, écoutant les bruits du dehors, dans l’anxiété de la réponse que Philippe leur rapporterait.
Le jeune homme ne revint que vers dix heures.
— On ne sait rien, dit-il, en s’épongeant le front. Berthe a été vue par nos voisins se rendant rue de Tolbiac, et à l’épicerie, où j’ai interrogé la propriétaire, on se souvient qu’elle y arriva au moment où le magasin allait se fermer. On y reçut sa commande qu’on devait nous livrer demain matin. Elle en est repartie aussitôt, en prenant par l’avenue d’Italie, m'a dit l’épicier, car elle avait tourné à gauche. J’ai suivi l’avenue, dont les maisons sont fermées à cette heure. Il ne fallait donc pas compter s’y renseigner. Il ne me reste qu’une ressource : c’est d’aller m’informer au commissariat de la rue de la Butte-aux-Cailles.
— Où est-ce ? demanda Irène.
— Pas loin d’ici. C’est le commissariat de notre arrondissement. S’il est arrivé à Berthe un accident, c'est là que je l’apprendrai.
— Mais quel accident ? interrogea Mme de Vrigné.
— Que sais-je ? dit Philippe. Un accident d’auto, peut-être. Il en passe tellement avenue d’Italie à cette heure et par cette saison, qui gagnent la campagne.
— Ou une attaque nocturne ? fit Irène.
— Mais non, répondit le jeune homme. Berthe aurait crié, on l’aurait entendue ; blessée ou non, on l’aurait ramenée chez nous.
— Ou à l’hôpital, dit Irène, si elle n’a pu parler. Il faudrait voir, à l’avenue d’Ivry, l’hôpital Marie-Lannelongue.
— Le commissaire me conseillera, répondit le jeune homme, qui abandonna de nouveau les deux femmes à elles-mêmes.
Au commissariat, ce fut Philippe qui apprit au magistrat la disparition de la jeune fille, car on n’en avait eu aucun écho. Les procès-verbal des agents ne signalaient aucun accident et aucune attaque, du moins dans le quartier. On prit note de l’avis donné par le jeune homme ainsi que du signalement de Berthe : brune, de taille moyenne, les yeux noirs, les cheveux abondants, vêtue d’une jupe noire, d’un corsage gros bleu et d’un tablier gris orné d’un feston blanc. L'aspect extérieur lui donne bien son âge, vingt-deux à vingt-trois ans.
— Je vous remercie, dit le commissaire à Philippe. Je vais signaler le fait à la Sûreté et on va se mettre aussitôt en campagne pour savoir ce qu’est devenue cette jeune fille. Encore une question : Ne serait-elle pas partie de son plein gré ?
— Pour aller où ? Elle était nu-tête et a laissé tous ses vêtements dans sa chambre. Elle pouvait, en tous cas, choisir une heure plus propice pour nous quitter, et je vous assure, monsieur, qu’elle n’en avait pas l’intention. C’est une jeune fille qui s’est réfugiée chez nous pendant la guerre. Elle est orpheline et nous est très attachée.
— Si nous n’avons aucun renseignement durant la nuit, dit le commissaire, en prenant des notes, moi ou un inspecteur de la police des recherches irons demain vous voir.
— Il se peut que je sois absent, répondit le Jeune homme, mais vous trouverez ma mère qui se mettra très-volontiers à votre disposition.
En revenant à son domicile, Philippe gardait l’espoir que Berthe serait rentrée pendant son absence.
Il n’en était rien, malheureusement, et il trouva Mme de Vrigné et sa fille dans la même inquiétude.
La nuit ne dissipa point leurs angoisses, et le lendemain les retrouva dans la même crainte que la jeune fille n’eût été victime d’un attentat.
Vers neuf heures, Irène dut quitter les siens, appelée par la fonction qu’elle occupait à Ivry, à l’usine de constructions radioélectriques dont Georges Dorfeuil était l’ingénieur en chef.
Philippe partit en même temps qu’elle, ayant à voir quelques clients auxquels il devait soumettre des plans.
Ce fut donc Mme de Vrigné qui reçut l’Inspecteur Pratti, le même qui avait enquête dans l’histoire des Bonheurs-du-Jour et que la Sûreté avait délégué auprès de la veuve.
Celle-ci ne put que lui répéter ce que Philippe avait déclaré au commissaire de police, et l’assurer que la disparue était d’une conduite irréprochable.
— Elle m’arriva, dit-elle, toute jeune, pendant la guerre, ayant pu franchir les lignes allemandes de la Somme, où son père était fermier de mon beau-père, le comte de Vrigné. C’est au château de ce dernier qu’elle avait eu mon adresse, ou du moins celle de l’immeuble ou j’habitais, à Passy, à ce moment. La pauvre enfant avait vu son père fusillé presque sous ses yeux, faussement accusé d'avoir correspondu avec l’armée anglaise. Mon beau-père, un vieillard était mort dans les premiers mois de l’invasion. Elle restait seule, âgée de seize ans. Par quel hasard avait-elle pu déjouer toutes les surveillances, atteindre la ligne anglaise et arriver jusqu’à Paris ? Je la recueillis et depuis, elle ne m’a pas quittée, soignée comme l’enfant de la maison.
— Connaissait-elle quelqu’un plus particulièrement dans le quartier ?
— Personne, monsieur, que nos voisins immédiats et les fournisseurs.