Littérature

 Taupin - Séverine (1909)

Conte des mille et un matins

TAUPIN

(Roman bref)

Le Matin — 30 janvier 1909

I

Dans son crâne piriforme, aux oreilles trop petites, trop rapprochées, cassées à angle droit comme on marque une page de livre, chauves dessus, duvetées dedans, a l'encontre de toute anatomie canine, dans ce crâne plus bossué qu'un sac de billes, une idée peu à peu s'était agglomérée, un projet s'était formé partir en exploration faire un long voyage !

Ce n'était pas qu'il fût malheureux ;  il sentait bien qu'à moins d'évènements extraordinaires, de cataclysmes invraisemblables, il ne serait jamais tout à fait infortuné. La nature, si avare de ses dons plastiques envers lui, l'avait tout au moins doté d'une philosophie imperturbable, d'une belle humeur que ni la faim, ni le froid, ni les torgnoles n'étaient parvenues à altérer.

Il pensait même au retour. Ces chiffonniers chez lesquels il était né, il n'y avait pas très longtemps ― six mois à peine ― de la rencontre hétéroclite d'une fox-terrière déclassée et d'un caniche marron superbe (entraîné par l'amour en ces lointains parages et reconduit à son home contre honnête récompense), les chiffonniers, ses maîtres, n'étaient point méchantes gens.

Il n'avait guère de coups que les horions occasionnels, au hasard du pied ou de l'inspiration. Les os ne manquaient pas ; sa couche était moelleuse, sur tant de guenilles amoncelées. Même, par-ci par-là, il attrapait un fond de poêlon, de la soupe à l'ognon, du gras-double... des friandises, du régal de rentiers !

Et le paysage était plaisant.

À l'horizon, passé la plaine de la Glacière, vers la poterne des Peupliers, les « fortifs » verdoyaient comme une chaîne de collines.Vers la gauche, très loin, outre le chemin d'Arcueil, le parc de Montsouris étirait la cime de ces ombrages.

Mais ni le bien-être, ni les charmes agrestes du décor ne suffisent aux esprits inquiets, avides d'espace, en mal d'aventures !  Le petit chien avait du vague à l'âme…

Il allongea son nez pointu : la cour était vide. Il secoua son collier, étira ses jeunes muscles, anxieux d'agir, regarda le ciel matinal ―  et plus rapide qu'un lièvre, fila vers Paris.

Quelle ivresse !...  Les rues ! Les maisons ! Les boutiques ! Les poubelles !

Tout le matin, follement il villégiatura dans le parc de Montsouris, avec d'autres galapiats de son espèce, fourrageant les plates-bandes, bousculant les enfants, manquant de faire choir ces messieurs de l'Observatoire, affolant les gardes.

On le vit autour des réservoirs de la Vanne, aux environs de l'Asile de Sainte-Anne. Il envisagea sans crainte et sans respect le lion de Belfort, outragea copieusement les murs de la Santé, alla rôdailler vers les Gobelins, poussa jusqu'à la Salpetrière.

Ce qu'il s'amusait !...  Ah ! ouf, c'était bien cela la grande vie, l'indépendance, le plaisir de la nouveauté ! Plus de maître! À bas les tyrans !

― Méfiance lui dit un gros terre-neuve sagement assis au seuil d'un charcutier, Tout n'est pas rose, crois-moi dans le métier de chien errant.

Mais l'autre, tout jeunet, pensa : « Quel vieux raseur ! » et reprit sa course éperdue. Il fut place Jeanne d'Arc, place Nationale, place d'Italie.

Le soir tomba, les pattes lui faisaient mal. Il avait bu, il avait mangé, mais où coucher ?

La Providence y pourvut. Comme il tournait le boulevard, devant l'École Estienne, il fut arrêté net au lasso, mi-étranglé.

― A la Fourrière ! dit l'agent.

II

C'était le temps que j'avais une peine amère : je venais de perdre Sac-à-Tout. Que ceux qui n'aiment pas les bêtes, qui n'ont jamais eu de chien, ou qui n'ont pas ressenti la consolation d'un dévouement animal pour un cœur éprouve par l'ingratitude humaine, que ceux-là se moquent à l'aise. Je n'en ai cure et je les plains. Ils ignorent l'une des meilleures choses, des plus douces, des plus innocentes qui soient.

Et dans l'espoir de trouver la «ressemblance » de Sac-à-Tout, un petit être blanc, frisé, les yeux en jais, le nez en truffe, dans la volonté aussi de « faire du bonheur » en choisissant un abandonné, je m'en fus à la Fourrière voir mon vieil ami, le contrôleur Hébrard.

Mon vieil ami Hébrard n'a qu'un défaut, mais il l'a bien : c'est d'être à cheval sur la discipline.

— Visitez, si le cœur vous en dit, mais je ne peux rien vous laisser prendre. Tout chien non réclamé par son propriétaire, non requis par la Faculté, doit être mis à mort.

— Mais en payant…

— Impossible. Le règlement est formel.

Pourquoi faut-il que sitôt prononcé ce mot de règlement, la tentation « d'y couper » me prenne irrésistiblement ? Mais il ne paraissait pas, cette fois, que j'eusse l'occasion de fronder. Rien, dans les cages, ni de près ni de loin, ne rappelait ce que j'étais venu chercher.

Quand, soudain :

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Deux pattes brunâtres, deux pattes raides, deux pattes de bicot émergeaient des graillas, s'efforçant de m'atteindre.

— Ça ? Ah il faut vous le montrer c'est un phénomène On l'a pris barrière d'Italie, et son maître, averti, fait le sourd. Je n'ai jamais rien vu de si laid. Benoît, sortez donc l'Apache.

Était-ce bien un chien ce quadrupède étrange au poil de sanglier, couleur de taupe, la croix noire au dos ainsi qu'un âne ? Imaginez deux petits yeux d'or en haut d'un long museau, comme des lanternes au bout d'un mât de Cocagne, une expression d'astuce, de malice, d'intelligence incroyables. Avec cela haut jambé, presque élégant, un peu renard, un peu loup. Sitôt par terre, nullement impressionné, Il se remit à folâtrer.

— Dieu ! qu'il est vilain ! Mais qu'il est drôle ! Et sûrement on va l'abattre ? Dites, je ne pourrais vraiment pas l'en tirer ?

—Le règlement ! A moins d'autorisation de la Préfecture, le propriétaire seul a droit.

— C'est bon je l'aurai.

— Oh ! Ça !

Piquée au jeu, je filai boulevard du Palais. Et je puis attester que MM. Lépine, Laurent, Saint-Yves, sont des fonctionnaires incorruptibles ! Ni les ressources de mon éloquence, ni les trésors de ma pitié—  ni même la menace d'une interpellation à la S. P. D. A. — ne purent vaincre leur résistance. Toujours est-il que j'avais obtenu, à l'Élysée, la tête de condamnés à mort, et que je me voyais impuissante à sauver un pauvre animal.

Mais j'étais femme — et journaliste ! — Vingt-quatre heures plus tard, je me présentais rue de Pontoise pour réclamer « mon » chien. Moyennant finances (oh ! bien faibles) je m'étais substituée au chiffonnier de la Glacière. Il m'avait, sur papier timbré, concédé toutes ses charges et conféré tous ses droits.

— Vous êtes le diable disait M. Hébrard, souriant et désarmé.

Et Megnin, le grand vétérinaire mort depuis, si bon aux bêtes, si bons aux gens, en admiration, lui aussi, devant son nouveau client, me recommandait, en hochant sa tête blanche :

— Gardez-le bien. Parce que ni pour or ni pour argent je ne me chargerais de vous le remplacer. Ma carrière est déjà bien longue, mais je n'ai jamais vu le. Pareil !

Qu'est-ce que ça faisait ! Dans le train qui nous emmenait vers Pierrefonds, Taupin tout doucement me léchait les mains. Il respirait la joie de vivre, et ses petits yeux d'or luisaient, avivés de reconnaissance éperdue.

III

Le premier acte de Taupin fut de faire le tour de la maison, au second étage, dans le chenal, comme un chat, au risque de se rompre les os et de nous donner à tous, une maladie de cœur : c'était un chien de gouttières !

Son second acte fut de voler le rôti.

Son troisième acte fut de prendre la clef des champs.

On l'admonesta : peine perdue ! On l'attacha : il rongea sa corde. On supprima la viande de sa soupe : il la laissa. On le corrigea : il se secoua, comme après l'averse et se remit à gambader.

Alors, on céda. D'autant que son repentir, ce laideron, avait des grâces sans pareilles, des câlineries délicieusement touchantes. Il demandait pardon et récidivait ! C'était plus fort que lui. Nulle barrière ne le pouvait retenir : il sautait comme un cheval de cirque, avec une aisance, une souplesse incomparables. Il connut la forêt en ses moindres méandres, en ses plus intimes profondeurs. Il voisina avec les cerfs, les biches, les chevreuils, les lièvres, sans braconner, heureux de courir. On le rencontra, sous bois, à quinze kilomètres du pays.

Puis le goût de la civilisation lui revint, mais, hélas, par ses côtés les plus pervers il ne rentra dans le monde que pour y être un objet de scandale. Il fut chef de clan, meneur de bande, ne marchant plus qu'à la tête de quatre ou cinq lascars à son image, effroi des buffets mal fermés ! Il fut la honte de la maison, l'opprobre de son espèce !

Malgré tout, et à tous, il demeurait sympathique par sa gaîté une discrétion relative aussi. Chez nous seulement, il s'était permis les grands larcins ailleurs, il se contentait de menues rapines : la gamelle des poules, le dîner du chat.

Néanmoins, dès qu'on entendait vociférer : « Brigand ! Bandit ! Attends un peu » j'étais certaine de voir Taupin surgir de la porte, le balai au derrière.

Les années ont passé. Voici qu'il se range ― un peu. Des tas de petits Taupins déshonorent et animent la contrée. Lui est heureux. Le Vice serait-il donc récompensé ? Ou la suprême intelligence, la passion de la liberté, la défense de l'énergie, ne seraient-elles pas, dans la balance du Destin, des circonstances atténuantes, des façons de secondaires vertus ?

Séverine.

Séverine, née Caroline Rémy (27 avril 1855 à Paris – 24 avril 1929 à Pierrefonds), est un écrivain et journaliste libertaire et féministe française

 


Le 13e en littérature

Les Gobelins

Zizine

par
Alexandre Arnoux

Dans le quartier des Gobelins, un gymnase. Des athlètes donnent une représentation suivie par une foule fervente. Dans cette foule un couple a attiré l’attention du narrateur. Elle, Zizine, femme superbe ; lui, petit, contrefait, douloureux. Milarot, champion du monde, est dans la salle.

(1938)

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La Folie Neubourg

Le faiseur de momies

par
Georges Spitzmuller et Armand Le Gay

Le promeneur qui remonte le boulevard Auguste-Blanqui dans la direction de la place d'Italie, est frappé par l'aspect pittoresque d'une vieille maison enclose dans le triangle formé par ce boulevard, la rue Edmond-Gondinet et la rue Corvisart.

(1912)

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La rue du Pot-au-Lait

Le drageoir aux épices

par
Joris-Karl Huysmans

Quelle rue étrange que cette rue du Pot-au-Lait ! déserte, étranglée, descendant par une pente rapide dans une grande voie inhabitée, aux pavés enchâssés dans la boue...

(1874)

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La gare de la Maison-Blanche

Le drame de Bicêtre

par
Eveling Rambaud et E. Piron

Honoré fit halte avenue d'Italie, devant la station du chemin de fer de Ceinture. Il sauta sur le trottoir en disant :
— Cherche, Bob, cherche !

(1894)

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Butte-aux-Cailles

Le Trésor caché

par
Charles Derennes

Depuis toujours on habitait, mon père et moi, sur la Butte-aux-Cailles ; encore aujourd'hui, ce quartier-là n'est guère pareil à tous les autres. Mais si vous l'aviez vu du temps que je vous parle ! Des cahutes s'accrochaient à la butte comme des boutons au nez d'un galeux ; ça grouillait de gosses et de chiens, de poux et de puces...

(1907)

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Ruelle des Reculettes

La petite Miette

par
Eugène Bonhoure

— Où demeure le pharmacien? demanda Furet.
— Au coin de la rue Corvisart et de la rue Croulebarbe.
— Est-ce qu'il y a deux chemins pour y aller ?

(1889)

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Tout le 13e

Taupin

par
Séverine

À l'horizon, passé la plaine de la Glacière, vers la poterne des Peupliers, les « fortifs » verdoyaient comme une chaîne de collines.

(1909)

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Saviez-vous que... ?

La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.

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En février 1893, le conseil municipal de Paris, sous la conduite de M. Ernest Rousselle, décidait ce qui suit pour le 13ème arrondissement : Ouverture de la rue Bobillot, entre la place d'Italie et la rue du Moulin-des-Prés ; ouverture de la rue Caillaux ; mise en état de viabilité de la rue Croulebarbe ; ouverture d'une voie nouvelle, de la rue de Tolbiac à la gare d'Orléans-Ceinture ; prolongement de la rue Jeanne-d'Arc ; achèvement de la rue Pascal ; ouverture de la rue des Messageries ; mise à l'alignement de la ruelle des Gobelins.

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En 1911, selon Le Gaulois, on comptait onze ruelles dans Paris dont trois dans le treizième arrondissement : la ruelle des Gobelins, la ruelle des Kroumirs et la ruelle des Reculettes.

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C’est en 1877 que la rue du Marché aux porcs, ainsi dénommée en raison de sa proximité avec un ancien marché aux bestiaux prit le nom de rue de la Vistule. Sa longueur est de 230 mètres.

L'image du jour

Place Pinel