La criminelle
par Jules Lermina
I
(suite)

L'enfant parti, elle se souvint des terribles heures qu'elle avait à passer.
Mais, sa résolution étant prise, elle se sentait calme.
Elle arrivait à se persuader qu'elle n'avait rien à redouter de cet homme pour lequel il lui venait maintenant je ne sais quelle inconsciente pitié.
Il avait écrit cette lettre menaçante sous l'empire de quelque souffrance trop âpre. Il était violent, audacieux ; mais il n'était pas de ceux qui font le mal, délibérément, traîtreusement… Elle avait besoin de croire ainsi, sans quoi peut-être elle n'aurait pas osé agir.
Elle s'habilla simplement tout en noir, mit dans sa poche un double voile, puis ayant consulté la pendule, descendit au magasin.
La maison Dolé que nulle enseigne, que nulle affiche extérieure, ne trahissaient aux curiosités des passants, était un de ces mystérieux temples de l'art dont seuls les amateurs de haut goût connaissent le chemin.
L'art de l'émailleur sur verre, longtemps considéré comme perdu, avait été renouvelé, ressuscité en quelque sorte par Pierre Dolé, naguère un des meilleurs ouvriers de la grande maison de céramique Loriot et Cie.
Dans ses loisirs, Dolé s'était attaché à la réparation des verreries anciennes ; un jour, chargé par un des plus riches collectionneurs de Paris, de réparer une lampe hispano-byzantine, il s'était efforcé d'imiter le travail, — d'une effrayante minutie, — qu'il avait sous les yeux et il y avait réussi à ce point, que l'amateur n'avait pu distinguer la pièce imitée de la pièce originale. C'était un large horizon qui s'ouvrait devant l'ambition artistique de Dolé.
On saura bientôt comment il s'était installé dans une petite maison du boulevard Montparnasse, travaillant sans trêve, possédé de la passion inventive.
Sa maison avait deux étages. Au rez-de-chaussée, une salle était affectée à une sorte de musée où Dolé collectionnait ses essais et ses échantillons.
Dans la cour, un petit bâtiment de briques renfermait le four, les moufles et les sabots.
Un jardin, — assez touffu, — enfermait de ses feuillages encore verts, — quoiqu'on fût au milieu de l'automne, — ce nid de travail, que nul orage ne semblait devoir troubler.
Gaspard Cormier, l'ami, le factotum et le collaborateur de Dolé, — plus encore son élève et son admirateur, — travaillait dans le magasin, copiant un entrelacis de filigranes ébauchés par Dolé. Son coude était appuyé sur l'énorme volume des adresses parisiennes.
Madame Dolé le dérangea doucement, ouvrit le volume, chercha rapidement la rue des Cinq-Diamants, puis l'ayant trouvée, salua Gaspard d'un signe de tête et sortit.
Gaspard resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur une buire dont les émaux bleus et rosés étaient rehaussés d'un cloisonné d'or. Puis il se remit au travail.
Jules Lermina (1839-1915)
Jules Lermina, né le 27 mars 1839 à Paris et mort le 23 juin 1915 à Paris, fut un romancier et journaliste. Il contribua à la création et au fonctionnement de la Bibliothèque populaire des Amis de l’Instruction du Treizième arrondissement qui était installée dans la Cité des Gobelins.
Lermina
avait théorisé, dès 1861, un vaste projet de bibliothèques de quartier : <br>"Notre Bibliothèque contiendra tous les
livres d'un usage journalier, toutes les œuvres qui peuvent être d'un secours réel au travailleur consciencieux : c'est
dira qu'elle réunira, autant du moins que ses ressources le lui permettront : Les littératures française et étrangère,
moderne et ancienne ; l'histoire ; la morale et la philosophie ; l'économie sociale et politique ; les sciences
abstraites ; la linguistique.
Parmi les publications modernes, elle rejettera les romans, et autres œuvres d'humour
(autrement dit de blague)".