LES AMIS DU PEUPLE
par
Jean VIGNAUD
(1904)
XVI
(suite)
De sa place, Jacques distinguait les trois fours en maçonnerie munis de clefs et séparés par des niches peu profondes. Celles-ci contenaient des brosses, une lanterne et l’écouvillon plongé dans l'eau. Devant le second four, Montel reconnut Eyriès et Laval. Le brigadier était nu jusqu'à la ceinture, la farine blanchissait sa poitrine et ses cheveux coupés ras. Le cou tendu dans la direction du foyer, il écoutait les crépitements de la flamme. Eyriès debout près de lui, tenait par la main la petite Geneviève. Pour la première fois, Jacques le voyait habillé d'un veston bien coupé et d'un gilet clair. Sa fille, en robe à pois, portait un large chapeau de paille et des mitaines blanches. Mais l'attitude énergique de Laval frappa Montel. Le brigadier appuyait sur le four des regards assurés et le torse droit, les mains posées sur les robinets de cuivre, on eût dit un mécanicien attentif au bon fonctionnement de sa machine. Il surveillait à travers une lame de mica l'action du feu.
— La chapelle est blanche, déclara-t-il, d'une voix forte.
Il voulait dire que le four pouvait recevoir la pâte et, sa phrase à peine exprimée, un tourneur apporta le rouable, longue tige de fer au bec retourné. Laval s'en servit pour retirer la braise, qu'il fit tomber dans l'étouffoir, puis, à l'aide de l'écouvillon, nettoya les dalles du foyer encore chaudes. Des assistants se baissaient pour juger la profondeur du four, d'autres essayaient d'apercevoir la chapelle.
— Il a bien dit qu'elle était blanche, demanda une femme.
De l'étouffoir montait vers le plafond une fumée bleuâtre. Le commandement du brigadier interrompit les conversations,
— Amenez le cheval.
L'aide poussa l'un des tréteaux rangés le long du mur.
— Il ne s'emballe pas, s'écria un assistant.
On se mit à rire, mais du bout des lèvres, d'un rire de complaisance, car les pensées devenaient sérieuses. Alors Laval, saisissant une longue pelle à main, posa le manche sur le tréteau et la planche allongée contre le four.
— Envoyez, fit-il.
Un tourneur glissa dans la foule avec un panneton d'osier sous le bras, le tenait un peu haut, comme pour le dérober à tous regards, et sa main libre le recouvrait ainsi qu'une toile épaisse et rigide. Il se posta devant Laval sans prononcer un mot. Le brigadier fit un signe, l'aide renversa le panier et la pâte, d'un jaune clair, étendit sur la pelle sa forme oblongue fendue par le milieu. Des applaudissements timides se firent entendre. Les exclamations bruyantes furent réprimées par les assistants eux-mêmes. C'est que, du silence des boulangers, de leurs gestes rituels, des longues bannières drapant le mur, de la chapelle blanche, de l'encens léger de ta braise émanait une sorte de paix qui pénétrait les ouvriers corps et âme. Ils ne savaient plus où ils se trouvaient. Des femmes retenaient leur souffle. Un vieillard laissa tomber son bâton. Deux hommes qui riaient toussèrent pour prendre une contenance. La porte du four, une fois ouverte, Laval enfonça la pelle chargée de la pâte, et d'un seul mouvement la retira vide.
— C’est un bon brûleur, dit un aide, avec admiration.
Les assistants se regardaient en souriant, fiers de l'habileté du brigadier. Seul Eyriès ne s’émouvait point, inclinant son visage à l’expression dure, toujours triste. Il se fit un silence. Tout à coup Laval souleva de terre la petite Geneviève qu’il embrassa. La cuisson commençait.
— Ce sera long ? demanda un ouvrier.
On devait attendre une vingtaine de minutes et comme bien des choses restaient à voir, il sembla que le temps écoulerait plus vite. Depuis un quart d’heure, les ouvriers ne ménageaient pas leur attention, aussi plusieurs soupirèrent, subitement reposés. Ils reprenaient leurs entretiens I endroit où ils les avaient laissés ou plutôt essayaient de les reprendre. Mais les idées naissaient sans lien avec les précédentes qui se rappelaient mal, et les mots se perdaient autours comme des cailloux jetés fond de l’eau. Marte et Bazynski, impressionnés par le calme, cessèrent leurs confidences. Peu à peu, le silence redevint solennel. Les femmes leurs corsages. Des charretiers boutonnèrent leurs gilets et les jeunes filles jetèrent sur plancher le bouquet de jacinthes qui fleurissaient leurs tailles. On eût dit qu'ils regrettaient leurs propos et cherchaient à réparer les offenses commisses par une irréprochable correction.
Maintenant ils marchaient le long des pétrins, des chariots à pâte, des pannetons d'osier, des étouffoirs sans les toucher, et, tous les cinq à six pas, ils tournaient la tête dans la direction du four, le front grave et les yeux brillants. Un mystère s'élaborait devant eux, à l'intérieur de ce four dont ils n'apercevaient que la porte toujours close. Dans la chapelle blanche cuisait le premier pain, le pain léger, savoureux, abondant, qui devait rassasier tous les pauvres. Ils ne devaient plus parler de leur misère, puisque celle-ci allait finir. Les minutes leur paraissaient de longs jours. Une fois au fond de la salle, ils se dépêchaient de rebrousser chemin, par crainte que Laval ne défournât à leur insu. Ils n'avaient plus la force d'arpenter, la pièce et les uns après les autres comme s’ils obéissaient à un mot d'ordre, vinrent se placer devant le four où cuisait le pain.
— Ça y est, s'écria Laval.
Les tourneurs, quittant leurs places, bousculèrent la foule pour courir se ranger auprès du brigadier. Jacques voyait de loin leurs épaules robustes, leur dos aux lignes solides, un peu lourdes. Le plus vieux entrouvrit la gueule du four et Laval saisit la longue pelle d'une main preste. Le moment décisif était venu. Les assistants penchaient la tête en avant. Des hommes soulevaient leurs enfants qu’ils maintenaient au-dessus de leurs télés, à bras tendus. Plusieurs montèrent sur des pétrins. L'un d'eux s'assit parmi les bannières, en haut d'une cloison. On n'entendait pas un souffle. Laval enfonça la pelle lentement. Le four devait être d'une profondeur inouïe, la pelle, d'une longueur démesurée, car les secondes semblèrent interminables. Enfin, le premier pain apparut, et la salle retentit d'acclamations frénétiques. Les applaudissements se cognaient contre les murs, ébranlaient chaque cloison, s'enflaient de vivats en passant à travers ta foule et faisaient S'écrouler sur leurs grilles de fer les milices pannetons d'osier.
— Ce n'est pas un moricaud ! s'exclama le pétrisseur, qui porta le pain chaud sur l'un des pétrins.
— Tu n'as pas chauffé ton four avec de la paille, reprit un aide.
L'enthousiasme des assistants ne s'apaisait point. Au contraire, à chaque boutade des boulangers, ils répondaient par des cris joyeux, des bravos dont le fracas secouait les vitres. Le pain était là, près d'eux et ils le contemplaient avec des regards satisfaits, de loin, comme s'il ne leur était pas permis de l'approcher. Quelques-uns s'enhardirent ; bientôt la foule entière se pressa contre le pétrin, et ceux qui n'avaient pas vu le pain, poussèrent brutalement leurs voisins afin de se rendre jusqu'à lui.
— Attention ! attention !
C'était le boiteux qui revenait, la figure plus rouge que tout à l'heure. Il gagna le pétrin, au milieu des rires, se découvrit, en riant lui-même, palpa le pain tiède, le mit droit, puis le replaça sur la planche entre son mouchoir et le long couteau qu'il avait sortis de sa poche. Il procéda, sans s'interrompre de rire, à la distribution. Les assistants se précipitèrent et les tourneurs durent, avec mille précautions, ramener l'ordre parmi les rangs. Au premier ouvrier qui se présenta, Thiébaud cria :
— À toi l'étrenne !
Pour chacun, le boiteux trouva un mot. Le pain, encore chaud, se coupait mal et Thiébault forcé, malgré ses efforts, de le déchiqueter, s'exclama :
— Les morceaux en sont bons !
— Bien sûr ! Je te crois ! répondit-on à la ronde.
— Vas-y, le béquillard.
Et bien qu'ils fussent à plusieurs mètres du tanneur, les ouvriers tendaient, à l'avance leurs mains larges ouvertes. Thiébaud distribuait des morceaux gros comme des noix, ne s'arrêtant que pour essuyer sa figure, épousseter sa jambe à la monture de cuivre. Le tour de Montel arriva, et le boiteux lança d’une voix joyeuse :
— Il n'y en a pas pour vous, citoyen.
Quand Marie et Bazynski se présentèrent, Thiébaud s'écria : Un morceau pour deux !
— Par exemple ! dit Marie.
— Bah ! vous mordrez à même.
Les jeunes gens rougirent en se dirigeant vers la cour. La boutade du boiteux n'avait pas déridé Eyriès, qui se contenta de serrer la main de Jacques, à deux reprises. Le jour où le rêve de toute sa vie se réalisait, il montrait le même visage indifférent, tendu vers un but mystérieux qui devait reculer à mesure qu'il en approchait. Par contre, le boulanger, dès qu'l aperçut Montel, ne dissimula pas sa joie. Prenant son veston accroché contre une cloison, il enfonça ses bras nus dans les manches. Mais le sourire disparut de ses lèvres, il ferma les yeux et dit, d'une voix oppressée :
— Avez-vous vu Françoise ?
Sa demande bouleversa Jacques, car il crut voir la femme penchée sur Chêneau étendu dans son fauteuil.
— Où est-elle ? fit-il.
— Françoise travaille à la biscuiterie avec Mme Varet, une de ses voisines.
— Ah ! vous avez pensé ?
— Non, c'est Eyriès, dit le brigadier.
La distribution venait de finir. Les ouvriers se dirigeaient, d'un pas rapide, vers le terrain attenant à la boulangerie, où, le poète Meyrat devait prononcer un discours. Les mains levées en l'air, ils agitaient le morceau qui leur était dévolu, puis le mangeaient de suite, comme si ses miettes allaient apaiser la faim qui les tenaillait depuis toujours. Des femmes le glissaient dans leurs poches ou le cachaient au coin d'un mouchoir, ainsi qu'un talisman. La plupart le conservaient an creux de leurs mains le faisaient sauter, puis le rattrapaient en poussant des cris. Des charretiers couraient le poing fermé, doués d'une agilité qui contrastait avec leur démarche pesante. En vérité, ni les uns ni les antres n'avaient mangé un pareil pain, d'une mie si légère, d'une croûte si tendre. Ils le gardaient longtemps entre leurs dents avec délices, car c'étaient le bonheur, la joie, la richesse qui se fondaient dans leurs bouches.