Paris change de linge
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L’Intransigeant — 22 janvier 1934
La Cité Jeanne-d’Arc, dans le treizième arrondissement, vient d’être encore une fois condamnée à disparaître. Si l’exécution suit enfin la menace, nous dirons adieu à l’une des dernières Cités qui existent à Paris.

Elles y étaient nombreuses et peuplées quand l’enlèvement des ordures ménagères faisait vivre vingt mille chiffonniers dans les antres et dans les taudis où ils abritaient leur commerce et leur sommeil, à Clichy, à Saint-Ouen, aux Batignolles, à Gentilly, dans la Cité Foucault ou de la Femme-en-culotte, la Cité Germain, la Cité Jeanne-d’Arc, la Cité Doré, la Cité des Kroumirs, la Cité Maupy, et vingt autres.
La suppression du chiffonnage, en retirant leur gagne-pain aux braves gens qui pratiquaient le tricage, a. éloigné peu à peu des agglomérations où ils entassaient les locataires dont le loyer n’excédait pas 2 frr.50:par semaine et tombait plus souvent à trente sous.
La misère ne cessa pas pour cela d’habiter ces cloaques ; mais le chiffonnier n’y est plus qu’une ombre, un souvenir.
La preuve qu’il n’apportait pas la saleté dans ses masures, c’est qu’elle y est encore, et qu’il n’y est plus. Je les ai visités Autrefois avec le-docteur Mangendt, qui s’était donné mission d’élever à leur place des habitations ouvrières et qui est mort à la peine.
Combien de fois l’ai-je accompagné, le matin, dans ses tournées à la Pointe d’Ivry, boulevard de la Gare, rue et Cité Jeanne-d’Arc, Cité Doré, où j’ai encore vu des familles s’affairer autour de la petite voiture basse et rafistolée, traînée par un âne pu par un chien, et chargée de sacs pleins de détritus !
Vous parlez de logements insalubres !
Mangendt, cependant, apôtre de l’hygiène, caressait en passant des enfants dont il me faisait remarquer la bonne mine en disant :
— Ils ne sont pas plus malades que les riches, vous savez...
Je suis allé hier donner un coup d’œil à ce qui reste de la Cité Doré… Pas grand’chose. Elle a été en partie démolie, il y a une trentaine d’années, mais les décombres attendent toujours là qu’on les enlève et l’amorce d’une rue nouvelle est en plan.
Au bord des terrains vagues, bosselés de gravats, cinq ou six bicoques réchappées, au seuil desquelles picorent des poules, et rôdent, des chats rouillés, semblent préparées à l’expropriation qui les guette et au coup de pioche et de grâce qui en résultera.
Alors, sans doute, sur l’emplacement de l’ancienne Cité Doré, pousseront de magnifiques buildings qui enceindront un tout petit square pareil à une touffe d’herbes éteintes au fond d’un puits à sec.
Peu de chemin à faire, en quittant ces ruines parisiennes, pour me rendre à la Cité Jeanne-d’Arc. C’est à côté, entre la rue Jeanne-d’Arc et la rue Nationales. II y a une grille vétuste à chaque bout, et une grille encore au milieu.
Pauvre Jeanne d’Arc ! À quelle trouée sordide, donne-t-elle son nom pur !
Je sais bien qu’elle est environnée de Dunois, Lahire, Xaintrailles, Richemont…, sans publier Domrémy ; mais elle eût été mieux partout qu’au sein de cette famille déjà mal lotie, dans un lieu à la vérité innommable.
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La Cité Jeanne-d’Arc, elle, n’a pas plus de soixante ans d’existence et paraît remonter au temps de la Cour des Miracles. Construite en 1873 par M. Thuilleux, elle abritait alors, dans 880 logements ou chambres, plus de deux mille malheureux qui défiaient avec d’autant plus d’impudence les prescriptions des commissions d’hygiène, qu’il leur était matériellement impossible de les observer.
Le sol fangeux du passage rappelait l’état des rues de Paris au moyen âge. Il y eut en 1903 une tentative de salubrité qui se traduisit par une borne-fontaine dans la cour, un pavage en grès cimenté et le tout-à-l'égout... ; mais les locataires, qu’il eût- fallu nettoyer en même temps demeuraient réfractaires aux ablutions, au décapage ; et à la propreté en général. Ils aimaient leur bauge, et c’en était une, que l’obscurité, les odeurs, la pourriture des bois de charpente et le surpeuplement, cariaient à perpétuité.
En 1911, les neuf bâtiments à six étages d’une longueur de quarante mètres chacun, qui couvrent une superficie d’environ 5.000 mètres et constituent la Cité, ne trouvèrent pas acquéreur sur une mise à prix de... 800.000 francs !
C’est alors que la Ville de Paris eût dû en devenir propriétaire ; mais les habitations à bon marché se faisaient encore désirer. Quelle horreur en plein Paris que cet asile de jour et de huit, aux murs fuligineux et gluants, aux entrées béantes comme des bouches d'ombre édentées aux gencives noires sous des porches anciens.
J'ai monté à tâtons, des escaliers dont les marches tremblent sous le pied et sous la main. On dirait des égouts en hauteur, avec, leurs regards sur les paliers et leurs renfoncements sinistres… Et une épaisse population vit là-dedans. Toutes les boutiques de la Cité sont aujourd’hui masquées de volets… ; mais il y a dans les environs, des casse-croûte et des casse-poitrine pour les pauvres diables décimés par les maladies contagieuses dans leur margouillis.
Adieu, Cité Jeanne-d’Arc ! Je crois bien t’avoir vue pour la dernière fois.
Lucien Descaves
A lire également
Les jardins des Gobelins menacés ? (1933)
L'oasis et le cloaque - Lucien Descaves (1934)
Jeanne d'Arc et sa lèpre - Lucien Descaves (1939)
A propos de la Cité Jeanne d'Arc
La cité Jeanne d'Arc, dont l'existence du projet est attestée en 1869, fut construite entre 1872 et 1874 par un nommé Thuilleux, architecte et propriétaire de son état (49 rue Peyronnet à Neuilly) qui laissa son nom à un passage aujourd'hui disparu (et épisodiquement son nom à la cité), et fut démolie à partir de 1939 après une longue période d'évacuation. Entre temps, la cité fut un foyer de misère et de pauvreté autant qu'un lieu sordide et nauséabond à éviter. Avec la cité Doré, la cité Jeanne d'Arc est l'un des lieux du 13e sur lequel on trouve le plus d'écrits et de témoignages. On ne saurait donc ici proposer qu'une sélection.
Le nommé Thuilleux ne brillait pas particulièrement sur le plan de la philanthropie, ce n'était vraisemblablement pas son but. Les taudis que constituait la cité Jeanne d'Arc dès l'origine, attirèrent rapidement l'attention de la ville de Paris après une épidémie de variole et une inspection sévère se traduisit dans un rapport établi par le Dr Olivier du Mesnil à destination de la commission des logements insalubres. La ville prescrivit ensuite des mesures d'assainissement que Thuilleux s'empressa de contester devant le conseil de préfecture de la Seine (le Tribunal administratif d'aujourd'hui, jugement du 28 juillet 1881), lequel donna largement raison à la Ville, puis devant le Conseil d'État (arrêt du 1er aout 1884), lequel rejeta le recours introduit au motif que "les diverses causes d'insalubrité signalées par la commission des logements insalubres dans les maisons appartenant au sieur Thuilleux et formant la cité Jeanne d'Arc sont inhérentes à ces immeubles et proviennent de leur installation vicieuse..."
Des améliorations finirent pas être réalisées mais ne sortirent pas la cité de sa fange.
Thuilleux et ses successeurs profitèrent encore 30 ans de la manne que représentaient les loyers de la cité Jeanne d'Arc avant de la céder, en 1912, pour 800.000 francs à l'Assistance Publique qui sous la conduite de M. Mesureur, envisageait de réaliser une grande opération de création de logements à bon marché dans le secteur. Au moment de la cession, le ou les propriétaires de la cité tiraient un revenu net de 85.000 francs des 2500 locataires de la cité selon Le Matin du 2 novembre 1912.
Le projet de l'Assistance Publique ne se concrétisa pas notamment eu égard à refus des locataires de quitter les lieux et fut gelé par la guerre. La cité changea de mains en 1925 lorsque l'Assistance Publique renonça à ses activités dans le domaine de habitations à bon marché devenu celui des communes via leurs offices de gestion.
Devenue foyer d'agitation et enjeu politique, la démolition de la cité Jeanne d'Arc est une fois de plus décidée à la fin de l'année 1933 dans le cadre de la lutte contre les îlots insalubres. La mise en œuvre de cette décision prit du temps surtout après les évènements du 1er mai 1934 et l'organisation de la résistance aux expulsions par le PCF.
Les premiers temps
- Le Bazar Jeanne-Darc (1874)
- Paris Lugubre : la Cité Jeanne-d’Arc et la cité Doré (1879)
- Conseil de préfecture de la Seine - 28 juillet 1881
- La Cité Jeanne-d’Arc (La Presse, 11 aout 1881)
- La cité Jeanne-d’Arc - Extrait de Paris horrible et Paris original (1882)
La période "Assistance Publique"
- Neuf cents chiffonniers déménagent (Le Matin, 2 novembre 1912)
- La cité Jeanne d’Arc vu par le Gaulois (Le Gaulois, 17 novembre 1912)
- Un Meeting des Locataires de la Cité Jeanne-d’Arc (1912)
- Trois ilots à détruire d'urgence (1923)
Dix ans de blocage
- Une injustice à réparer - Lucien Descaves, L’Intransigeant — 29 juin 1924
- La Ville de Paris va-t-elle enfin s'occuper de la cité Jeanne-d'Arc ? (1931)
- L'assainissement de la cité Jeanne-d'Arc (Le Temps, 17 janvier 1934)
- On va démolir la cité Jeanne-d’Arc (La Liberté, 21 janvier 1934)
Sur les évènements du 1er mai 1934
- Le « Fort Chabrol » de la cité Jeanne d’Arc (Excelsior, 2 mai 1934)
- La cité Jeanne d’Arc transformée en fort Chabrol, récit du Petit-Parisien
- Treize émeutiers de la Cité Jeanne-d’Arc ont été arrêtés hier matin, récit du Figaro
- La tentative d'émeute cette nuit rue Nationale, récit du Journal
- Les assiégés de la cité Jeanne-d'Arc se sont rendus ce matin, récit de Paris-Soir
La fin de la Cité Jeanne d'Arc
- Ventres vides, poings levés ! (L’Humanité — 3 juin 1934)
- André Marty aux côtés des locataires de la cité Jeanne-d'Arc contre l’entrepreneur Gervy (L’Humanité — 9 mai 1935)
- La cité Jeanne-d'Arc a été nettoyée de ses indésirables (Paris-Soir, 24 septembre 1935)
- Cité Jeanne-d'Arc - Les agents protègent les ouvriers démolisseurs des taudis (1935)
- Sous la protection de la police, des ouvriers ont entrepris la démolition de la trop fameuse cité Jeanne-d'Arc (Le Matin - 1935)
- Une rafle dans la cité Jeanne-d’Arc, repère de la misère et du crime (1937)
- Les ilots de la misère par Jacques Audiberti (1937)
Faits divers
- Un Drame du Terme (1902)
- Une cartomancienne assassine son ami (1921)
- La police devra-t-elle assiéger dans la cité Jeanne-d'Arc Henri Odoux qui blessa sa voisine ? (1935)
- L'ivrogne qui avait blessé sa voisine est arrêté. (Le Journal - 1935)
Autres textes de Lucien Descaves
La cité Jeanne d'Arc dans la littérature
- La Cité Jeanne-d'arc - Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
- La Cité Jeanne d'Arc dans "Les mémoires de Rossignol" (1894)
- Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson: