Les ilots de la misère
Le Petit-Parisien — 13 décembre 1937

Nous avons visité jusqu'ici, des maisons dont le confort était exclu, mais non la gaieté. Les demeures, d'un sinistre grandiose, de la rue du Figuier ou de l'impasse Maubert sont plus ou moins d'accord avec leurs habitants.
La pioche et la truelle des ouvriers disponibles demandent qu'on démolisse et qu'on bâtisse. La population exige, ou du moins ses médecins exigent pour elle, qu'on racle, assainisse et cautérise les quartiers ou les fragments de quartier, décidément malsains et inhabitables. Ce n'est pas sans quelque regret que l'on verra s'en aller ces palais et ces forteresses d'une misère en quelque sorte approuvée et caressée par ses ressortissants.
Crocheteurs, chiffonniers, ribaudes et pochards, et ces honnêtes travailleurs des Halles qui dorment à la bonne franquette dans quelque tanière glaciale, tout ce monde, ou ce qu'il en reste, se sent vraiment de Paris. Les églises noires, dont une fiente blanchie recouvre les corniches comme d'une neige perpétuelle, les ponts, le pavé des passages, la bonne odeur des frites et du lard cuits en plein vent, les uns et les autres en éprouvent avec force les charmes certains. Les vieilles concierges qui règnent sur des cours pareilles à des fonds de citerne, et les ménagères qui, rue des Écouffes, marchandent des carpes, elles savent que s'épanouissent, à Paris, de plus vastes perspectives que celles de leurs ruelles comprimées. Qu'importe ! Il s'est créé, entre la créature humaine et les pierres du cœur de Paris, un réseau de fibres profondes. On tranchera ces fibres, mais beaucoup saigneront.
Mais il existe des habitations de haine et d'horreur, des maisons qui furent, pour leurs locataires, une permanente injonction de rancune et la présence même de l'hostilité de la vie…
La
cité Jeanne-d'Arc, toujours debout, toujours solide, demeure là-bas, rue Jeanne-d'Arc,
comme la face sensible de l'enfer. Les murailles dégagent des ondes de laideur
atroce. Elle est vraiment une basilique de l'épouvante. Devant elle, on se sent
pris par la nostalgie de Saint-Merri, ou de Saint-Avoie, ou de la Maubert, où
les pires recoins comportent toujours un détail drolatique ou une trace de spiritualité
(ne fût-ce gue le profil cocasse et rêveur des toitures). À Jeanne-d'Arc ne
régna jamais qu'une atmosphère de prison compliquée et envenimée par le sentiment
de la liberté, mais d'une liberté désespérée et sans issue.
Mais qu'a donc de si extraordinaire cette bâtisse qui date de 1871 et qui, édifiée sur des plans simples et géométriques dessine en somme, les traits, d'un immeuble déjà moderne, aux fenêtres nombreuses ? Par suite de quelle combinaison de dispositions architecturales et de sécrétions psychologiques cette « cité » en trois corps de logis acquit-elle sa patine funèbre et sa réalité maléfique ?
Entièrement noire, depuis les fleurs de ses papiers de tenture, à l'intérieur des logements qui possèdent ce luxe modique, jusqu'à ses tuiles, la cité Jeanne d'Arc comptait naguère huit cent cinquante locataires. Il en reste vingt et un. Pour ces huit cent cinquante locataires il existait, en tout et pour tout, quatre robinets d'eau courante. Pas de gaz. Pas d'électricité. Les robinets de cuivre, dans les cours, donnent la seule note claire et consolante de cette symphonie ténébreuse. Mais on imagine, à le regarder, le long piétinement, chaque matin, des locataires, leurs attitudes de forçats à l'abreuvoir, leurs discussions et, pour ceux qui habitaient au sixième, les lentes remontées, un seau pesant au bout du bras, par l'escalier aussi noir qu'un four éteint.
Je m'explique malaisément la démoniaque réussite des architectes de cette bâtisse dans le sens de l'obscurité Comment s'y sont-ils pris pour qu'aucun rayon de clarté, jamais, ne parvienne à s'introduire dans les alvéoles de leur chef-d'œuvre ? Par le jour le plus bleu, la cité se présente comme un cube de nuit, méchante et combative.
A l'intérieur, les mura des couloirs et des chambres apparaissent, partout, entaillés par des couteaux, par des pointes de clous. Les gens de la cité cherchaient avec ténacité, sous les épaisseurs de suie et de crasse, le blanc du plâtre. Toute la maison, au dedans, est tatouée. Les inscriptions obscènes, politiques ou sentimentales, s'entrelacent, profondément gravées.
Sur un palier, je déchiffre une petite affiche maculée de brun.
— Ce sont des personnes Intéressées qui ont fait courir le bruit que… (ici un nom) est décédé en prison après les barricades. Cette manœuvre a pour but de diviser les locataires, de les jeter les uns sur les autres.
Après les barricades ? On s'est battu, en effet dans la cité… Une émeute de damnés…
J'ai vu une des dernières locataires. Son linge séchait, où faisait semblant dans une pièce morveuse. Elle-même, âgée et bienveillante, ne s'était, sans doute, jamais avisée du tragique de sa cité Jeanne -d'Arc. Maintenant que les créatures humaines s'en évadent, elle la regarde enfin, et la découvre. Le visage couperosé par un rhume perpétuel, elle sourit. Elle me dit :
— Que voulez- vous. Nous y étions habitués. Maintenant, nous ne sommes plus que vingt… Vingt et quelques... Il parait qu'on va démolir... On le dit de plus en plus… Moi, où irai-je ? Ici, en tout cas, je resterai la dernière. J'aurai les quatre robinets pour moi toute seule. Quand je partirai, on pourra dire que c'est fini…
Elle sourit encore. Elle voudrait s'excuser, la pauvre, d'avoir vécu dans cette casemate dantesque. Elle regarde les murs familiers :
— Oui, c'est noir, c'est bien noir… Nous étions habitués, n'est-ce pas…
Derrière la cité Jeanne-d'Arc, dans la rue du Château-des-Rentiers, persistent quelques passages bordés de maisons basses, terreuses. Certaines, paraît-il, abritèrent des faits divers singuliers, à base de jeunes filles plus ou moins vendues à des Arabes du quartier. Ces masures sont condamnées.
Descendons
la rue Jeanne-d'Arc, qui est très longue. Nous coupons le boulevard de la Gare,
là où le borde, sur un de ses côtés, un tas (littéralement un tas) d'hôtels
bon marché, tous de guingois, superposés, mélangés. Presque tous abritent des
hommes venus d'Algérie. Les « sidis », comme on les appelait sans
ménagements, sont peu à peu devenus des « travailleurs d'origine nord-africaine ».
Ces farouches renards s'apprivoisèrent. La France et Paris ont cessé de n'être
pour eux que la police et l'hôpital. Recensés, encouragés, ils travaillent,
ou, s'ils chôment, c'est sur le mode officiel. Beaucoup, certes, continuent
à vivre dans une promiscuité excessive. Accroupis dans les carrées, ils jouent
aux dominos, boivent du thé à la menthe, renoncent à s’entr’égorger. Des « caïds »
qu’ils rétribuent, règlent leurs différends.
Derrière ce groupe d'hôtels, qui semblent taillés dans du carton et que l'on voit aisément du métro (on peut distinguer, juste au-dessous d'une de leurs fenêtres, une caisse d'épandage, ciel ouvert, en zinc, et son tuyau), s'étend la cité Dorée. Celle-ci, aussi, eut son heure. On a déjà jeté bas bien des cahutes qui la composaient. Entre les survivantes, l'herbe a poussé verte et drue, où brillent le soleil et la rosée.
Du boulevard de la Gare au boulevard Arago, nous noterons, çà et là, des baraques vétustes, enfoncées dans les talus comme des dents gâtées dans une gencive.
Le répertoire des rues de Paris comporte un passage Moret. On me le signala comme intéressant. Je traversai l'avenue des Gobelins, dévalai la rue Croulebarbe, passai devant deux dogues de granit rose veillant au seuil d'un palais tout neuf. Un vieux mur, barbu de vert, entoure, là, un jardin d'oiseaux et de charmilles. On me renseigna le nouveau garde-meubles. Je suivis la rue Berbier, longeai les harmonieux bâtiments où Marc de Comans et François de la Planche manipulaient l'écarlate en 1601. Et j'atteignis le passage Moret, sous lequel coule la Bièvre.
Le passage Moret fait un coude entre des manoirs couleur de vieux soulier, de vastes édifices imbibée, rapiécés, grillagea, désertés. Sont-ils en pierre, en bois, ou façonnés dans la substance même de la rouille ? Hier encore, ils abritaient des tanneries.
Le passage Moret est une vraie rue. Mais personne n'y passe plus.
Enfin, à Montparnasse, du côté de la rue Vercingétorix et de l'avenue du Maine, j'ai pénétré dans un bout de quartier d'aspect engageant, absolument dépourvu de relation avec quoi que ce soit de dramatique ou de caricatural. Maisons étriquées, banales, au visage terne mais amical, sagement disposées en rues étroites, entre le chemin de fer de l'État et la peinture moderne. Parfois, un pavillon de bain, aux toitures retroussées, fortement humidifié, ou bien un jardin où monte la garde un arbre qui a l'air en ciment, interrompent ces alignements apparemment inoffensifs. Pourtant, des percées sont prévues ici, et des destructions. Nous sommes, en effet, en plein dans un îlot insalubre rue Sauvageot, impasse de l'Ouest…
Il en est à Paris, beaucoup du même genre qui, en tant qu'îlots insalubres, ne paient pas de mine. Mais l'air y manque. Le soleil les évite. Ils suintent. Ils s'effritent. Et ils obstruent les grands courants circulatoires de la ville que nous aimons.
Jacques AUDIBERTI.
Dessins de Jacques Maret.
A propos de la Cité Jeanne d'Arc
- La Cité Jeanne-d’Arc (1881)
- Un Meeting des Locataires de la Cité Jeanne-d’Arc (1912)
- Trois ilots à détruire d'urgence (1923)
Sur les événements du 1er mai 1934
- La cité Jeanne d’Arc transformée en fort Chabrol, récit du Petit-Parisien
- Treize émeutiers de la Cité Jeanne-d’Arc ont été arrêtés hier matin, récit du Figaro
- La tentative d'émeute cette nuit rue Nationale, récit du Journal
- Les assiégés de la cité Jeanne-d'Arc se sont rendus ce matin, récit de Paris-Soir
La fin de la Cité Jeanne d'Arc
- La Ville de Paris va-t-elle enfin s'occuper de la cité Jeanne-d'Arc ? (1931)
- L'assainissement de la cité Jeanne-d'Arc (1934)
- La cité Jeanne-d'Arc a été nettoyée de ses indésirables (1935)
- Cité Jeanne-d'Arc - Les agents protègent les ouvriers démolisseurs des taudis (1935)
- Sous la protection de la police, des ouvriers ont entrepris la démolition de la trop fameuse cité Jeanne-d'Arc (Le Matin - 1935)
- Une rafle dans la cité Jeanne-d’Arc, repère de la misère et du crime (1937)
- Les ilots de la misère par Jacques Audiberti (1937)
Faits divers
- Un Drame du Terme (1902)
- Une cartomancienne assassine son ami (1921)
- La police devra-t-elle assiéger dans la cité Jeanne-d'Arc Henri Odoux qui blessa sa voisine ? (1935)
- L'ivrogne qui avait blessé sa voisine est arrêté. (Le Journal - 1935)
Des textes de Lucien Descaves
La cité Jeanne d'Arc dans la littérature
- La Cité Jeanne-d'arc - Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
- La Cité Jeanne d'Arc dans "Les mémoires de Rossignol" (1894)
- Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson: