La cité Doré
Le Petit-Journal — 20 et 27 mars 1887
Dans le treizième arrondissement, quartier de la Salpêtrière, boulevard de la Gare, entre la rue Jenner, la place Pinel et la rue Esquirol, s'étend un terrain de 12,000 mètres carrés de superficie, sur lequel s'élève une grande cité, la cité Doré, du nom de son propriétaire.

C'est une petite ville dans la grande ville, une petite ville avec ses rues, ses avenues et ses jardins, vivant une vie qui lui est propre, exerçant un commerce et une industrie qui la caractérisent nettement, peuplée d'habitants qui, par leurs mœurs, leurs habitudes et leur condition sociale lui donnent une physionomie particulière, originale.
La date de sa fondation remonte à 1848. Le terrain sur lequel elle est bâtie était contigu à la brasserie écossaise de Stuart et Cochrane, fameuse jadis, et à l'ancien château de Bellevue. C'était un véritable parc très accidenté d'où on apercevait, avant la construction du chemin de fer d'Orléans, les rives de la Seine.
Jusqu'à la révolution de 1848, ce terrain, bien qu'entouré de murs par son propriétaire, servait de théâtre aux exploits des duellistes. On se battait à l'épée ou au sabre, où on se bat aujourd'hui à coups de poings et à coups de tessons de bouteilles.
Pendant la révolution, une brigade des ateliers nationaux fut installée dans le chemin de ronde de la Gare, dans le but d'arranger celle voie impraticable ; les ouvriers terrassiers abattirent les murs de clôture et pénétrèrent dans le parc de l'ancien château de Bellevue.
M. Doré ne fut pas exclu de sa propriété ; il continua à s'y promener librement, mais il se décida à en finir enfin et avec les duellistes et avec les terrassiers.
L'idée lui vint de diviser son parc en petites portions qu'il louerait à des artisans désireux d'y construire eux-mêmes leur maison. Tout aussitôt il traça des rues sur la plus grande partie des terrains contigus au château de Bellevue, les divisa par petites portions qu'il loua avec faculté de bâtir. Il passa avec ses locataires un bail sous seing-privé de 20 à 25 ans, contenant cette clause définitive :
« À la fin du bail, le preneur pourra reprendre ses constructions et matériaux, si mieux il n'aime les céder au propriétaire du sol ou faire un nouveau bail. »
En peu d'années tout fut loué.
Je vous laisse à penser si M. Doré se frottait les mains. Il riait, en pensant que ses locataires, les 20 ou 25 ans de bail expirés, n'emporteraient pas leurs petites maisons dans leurs poches, et qu'il leur imposerait ses conditions.
En 1850, la cité Doré était déjà à peu près ce qu'elle est aujourd'hui. Elle compte encore parmi ses habitants un grand nombre de ceux qui contribuèrent à sa fondation.

Gravure parue dans l'Illustration en 1884.
Les chiffonniers l'occupèrent d'abord en maîtres absolus. Ils y étaient chez eux, y construisaient selon leur bon plaisir, leur intelligence et leurs ressources, un gîte ou ils s'abritaient et dont ils faisaient en même temps un dépôt pour leurs « marchandises ».
Mais, depuis quelques années, la cité Doré n'est plus la cité des Chiffonniers, je veux dire qu'elle n'est plus habitée seulement par eux. Toutefois elle n'a rien perdu de son originalité. Elle s'est agrandie, elle a vu des maisons à plusieurs étages s'élever sur le boulevard de la Gare, et des hôtels se meubler, pour recevoir de nouveaux hôtes ; mais elle a conservé le caractère qui lui était propre dès sa fondation. Tout s'est transformé autour d'elle ; seule, elle conserve sa physionomie d'autrefois. Et, au soin qu'elle semble prendre à rester fidèle à ses vieilles coutumes comme à ses vieux murs délabrés, on pourrait croire qu'elle regrette les âges disparus.
*
* *
Voulez-vous pénétrer avec moi dans la Cité ? Voulez-vous visiter ces réduits obscurs, interroger leurs habitants ? Voulez-vous voir de près d'épouvantables misères, découvrir des lèpres hideuses, assister aux luttes épiques de la vie de pauvres gens laborieux, honnêtes et dévoués ; contempler des figures souriantes de bébés, poussant, frais et roses, dans des taudis infects, comme pour donner des démentis aux lois de l'hygiène ; jeter les yeux sur des faces boursouflées, tordues, avinées ; entrer en conversation avec des travailleurs intrépides et fiers, et avec des escarpes et des repris de justice ?
Nous entrons dans la Cité par une porte basse, pratiquée dans une palissade en bois, grisâtre, vermoulue, sale, et s'ouvrant place Pinel, à une des extrémités de la rue Esquirol. Devant nous s'allonge une ruelle étroite, très longue ; c'est le passage Doré.
À droite s'élèvent les constructions les plus bizarres, les plus disparates. Une maisonnette quasi élégante a pour voisine une misérable cabane construite avec de vieux décombres. Des bâtisses à l'air honnête, proprettes, s'appuient sur des baraques informes, suant l'humidité. À gauche, cachées derrière des arbres rabougris, quelques maisons seulement, composées d'un rez-de-chaussée, apparaissent de distance en distance.
Au milieu du passage Doré s'ouvre une large avenue, l'avenue du Pavillon. C'est par anti phrase qu'on l'a ainsi nommée, vous le pensez bien. Elle ne possède pas le plus petit pavillon et paraît plus délabrée que les autres rues de a Cité.
De chacune de ses extrémités part une avenue : l'avenue Constance, large, majestueuse ; et l'avenue Constant-Philippe, plus étroite, plus pauvre. L'une et l'autre débouchent dans l'avenue Marie, le prénom de la sœur de M. Doré.
L'avenue Marie est tortueuse, inégale, tantôt riche, tantôt pauvre; elle a des cabarets bien fréquentés, un restaurant, deux magasins d'épicerie bien tenus ; elle traverse la Cité dans toute sa largeur, du boulevard de la Gare au passage Doré.
Enfin, l'impasse Thominot et l‘avenue de Bellevue font communiquer l'avenue Marie avec la rue Jenner, l'ancienne rue des Deux-Moulins.
Vous le voyez, c'est une petite ville en plein Paris. La cité Doré compte près de 2,000 habitants. Les chiffonniers n'y sont qu'au nombre de 250 environ. Les ouvriers des usines voisines et particulièrement ceux de la raffinerie Say forment la majorité de la population.
Chiffonniers et ouvriers forment deux classes bien distinctes dans la Cité.
Ceux-ci vivent généralement dans les hôtels meublés. Ils louent, au mois ou à la semaine, une chambre à l'hôtel Garibaldi ou à l'hôtel del Piemonte, établissements construits depuis une dizaine d'années à peine et convenablement installés.
Ceux-là, au contraire, mariés et pères de famille, pour la plupart, s'installent dans un logement, composé de deux ou trois pièces, qu'ils louent à l'année. Plusieurs d'entre eux louent, avec leur logement, un hangar avec une cabane, où ils font le triage des chiffons et des os.
Lorsque je visitai pour la première fois la cité Doré je me revêtis d'un costume sous lequel je passais très bien pour un ouvrier malheureux à la recherche d'un logement ; je pénétrai ainsi dans toutes chambres garnies des loueurs au mois et à la semaine qui n'étaient pas occupées. Je poussai même l'effronterie jusqu'à demander à visiter les logements qui étaient disponibles.
Dans une seconde visite, j'eus le plaisir de rencontrer au n° 5 de l'avenue Constant-Philippe, un chiffonnier que j'avais eu pour voisin de lit au régiment. C'était un excellent soldat, soigneux, discipliné, bien noté dans la compagnie, et d'une force herculéenne. Il s'appelle Chantereau. J'eus la faveur de m'attirer, pendant les premiers mois que je passai au corps, sa protection toute puissante dans la chambrée. Il me préserva de tous les tourments qu'on fait endurer aux bleus, aux jeunes soldats. Jamais je ne trouvais, le soir, en entrant, à l'heure de l'appel, mon lit en bascule ou en portefeuille.
Lorsqu'il m'eut reconnu et qu’il m’eut témoigné en termes émus la peine que lui causait mon accoutrement qui, à ses yeux, témoignait d'une situation lamentable, il m'invita à entrer chez lui.
Excusez-moi, me dit-il, de vous recevoir au milieu d'un tel désordre. Je n'ai pas encore eu le temps de faire mon triage.
Et il ajouta en souriant :
— On dirait, n'est-ce pas, qu'on est dans une maison de chiffonniers ?
En quelques mots, je fis à mon ancien compagnon d'armes toutes mes confidences. Il apprit avec joie pourquoi j'étais venu, sous un costume misérable, dans la cité Doré. Je l'invitai à me présenter à ses camarades et à me faire visiter leurs habitations. Deux heures après, il n'y avait pas dans toute cette petite ville un coin habité ou habitable que je n'eusse minutieusement observé.
À qui se contente de jeter un regard rapide dans ces rues, ces avenues et dans l'intérieur des maisons qui les bordent, la cité Doré apparaît à coup sûr comme un cloaque extraordinairement ignoble et dangereux. Mais cette impression s'efface à mesure qu'on s'enfonce davantage dans les cabanes les plus pauvres et qu'on se mêle à la vie de leurs habitants. On arrive alors à se demander très sérieusement si une nécessité inéluctable, fatale, n'enchaîne pas ces milliers d'existences dans cette enceinte.
— Où diable irons-nous nicher, me disait Chantereau, si, parce que nous n'habitons pas des maisons bien bâties, on nous chasse des cités où nous vivons tranquilles ?
— Les chambres du logeur, m'ont répété les locataires des maisons meublées, sont petites et on n'y voit pas souvent le soleil, mais nous ne rentrons chez nous que pour y dormir et ça nous est bien égal.
Ces derniers m'ont paru les mieux partagés.
Les propriétaires des hôtels et des chambres garnies de la Cité ont des concurrents sérieux dans les environs qui stimulent leur zèle. Ils tiennent à honneur de faire oublier le mauvais renom d'hôtels borgnes qu'avaient autrefois leurs immeubles. Il y a chez eux un entassement d'ouvriers de toutes les nations. Les étrangers y dominent. Les Belges, les Italiens et les Autrichiens y sont en grand nombre, et comme ils ne sont pas habitués au confort des ouvriers français, leurs exigences sont modestes. Une table et une chaise sont pour eux un mobilier de luxe. Aussi leur logement ne leur revient-il pas à plus de 10 ou 12 francs par mois. Inutile de faire remarquer qu'ils n'exigent pas les services d'un garçon d'hôtel. Ils font eux-mêmes la toilette de leur chambre, et cette toilette laisse toujours fort à désirer. Les murs, blanchis à la chaux, donnent une apparence de propreté à ces demeures ; cette apparence s'évanouit subitement si on jette les yeux sur le plancher, sur le lit et sur les plus petits objets.

Les logements composés de une ou deux pièces et occupés par des familles toujours très nombreuses sont généralement d'une malpropreté sordide. Il ne faudrait pas croire cependant que ceux qui les habitent sont tout à fait inexcusables. Ils payent 250 et même 300 francs par an le droit de vivre sous un toit protecteur, dans un réduit souvent obscur et malsain que les propriétaires refusent toujours d'aménager suivant les règles les plus élémentaires de l'hygiène et de la propreté.
Aussi la commission des logements insalubres a-t-elle, à plusieurs reprises, signalé à l'administration publique les dangers que cette petite ville faisait courir aux quartiers voisins.
Le 30 juillet 1853, sous la pression de M. Picard, maire d'Ivry, le rapporteur de cette commission rédigea un volumineux rapport contre la Cité. « Il lui semblait que, malgré toutes les dénégations, ses habitants, dont on tire profit, n'ont été parqués là que pour y croupir sur un fumier. » Il n'hésita pas à demander au conseil municipal « de vouloir bien interdire à titre d'habitation les maisons sises chemins de la Gare dont l'insalubrité, qui est des plus graves, peut porter atteinte à la santé, à l'existence même de ceux qui les habitent. »
En 1859 la Revue municipale disait de la cité Doré : « C'est une nouvelle Cour des Miracles, une truanderie ; sa population est formée de gens qui viennent, la nuit, chercher à Paris une existence attendue du hasard ». La Revue municipale poussait au noir un tableau qui n'est pas très agréable, mais qui, somme toute, est assez consolant lorsqu'on le rapproche de celui de maints réduits obscurs, situés en pleine ville, et où grouillaient entassées des milliers d'existences dont on se préoccupait fort peu à cette époque.
Depuis, la commission des logements insalubres a multiplié les protestations contre la cité Doré. Elle a fait remarquer justement que les habitations suaient l'humidité, qu'elles étaient privées de fosses d'aisances et de distributions d'eau ; que l'air et la lumière n'y pénétraient pas et qu'elles répandaient pendant les chaleurs de l'été les émanations les plus fétides.
Et cependant que de gens laborieux, économes et contents de leur sort vivent dans cette Cité ! Que de petits ménages bien tenus j'y ai trouvés !
Mais je me propose, dans un prochain article, en vous présentant quelques-uns des habitants de la cité Doré, de vous parler plus longuement de ces intérieurs modestes. Ce sera pour nous une occasion favorable de pénétrer dans l'intimité de braves gens peu connus ; d'assister à leurs luttes, d'entendre leurs plaintes ; de nous rendre compte des souffrances terribles qu'ils endurent ; de voir de près les plaies profondes, les verrues hideuses qui les rongent, de vivre enfin leur vie pendant un moment.
*
* *
Chantereau, que je vous ai présenté, est chiffonnier depuis le jour où, tout enfant, il a pu fouiller autour de la Cité, les caisses à ordures, plonger ses petites mains dans les détritus de toute sorte jetés au ruisseau, faire un tas des richesses qu'il avait découvertes et les porter triomphant à sa mère.
Il exerce son métier avec amour, avec intelligence. Il passe pour un maître expérimenté. Bien malin serait celui qui lui donnerait des leçons sur la qualité et le prix des vieux fers, des lainages fripés, des os ou des graisses ramassées dans la rue.
Chantereau est vieux garçon ; il professe un mépris profond pour la famille. Il faut l'entendre parler mariage ! Il prétend que c'est folie de se lier pour la vie à une femme. Cependant il est bon, généreux même. Sa famille à lui c'est la Cité ; ses enfants ce sont tous les moutards qui grouillent, pieds nus, sur les monceaux de chiffons ou dans le ruisseau des rues. Et il les aime ces moutards ! II les couvre de caresses, leur achète des gâteaux, leur distribue ses économies, fait tous leurs caprices.
Parfois il lui arrive de reconnaître qu'après tout ses théories sont peut-être ridicules, et il regrette amèrement son sort, et il s'adresse de vifs reproches.
Lui qui n'a jamais eu famille ni foyer,
Ni de femme à chérir, ni d'enfants à choyer,
Lui
qui depuis longtemps ne connaît d'autre envie
Que d'errer sans rien faire au hasard de la vie
Il se prend à
songer, tout bas, avec douleur,
Que le travail est bon, alors qu'il a pour fleur
Un enfant dont on veut rendre
le sort prospère.
Chantereau a des caprices. Il lui arrive souvent de passer des journées entières à ne rien faire. Il jette en un coin de son taudis son crochet et sa hotte et va se promener sur les fortifications ou dans les environs de Paris. Voilà, sans doute, l'explication de son mépris pour la famille.
Vous perdriez votre temps si vous vouliez essayer de le convaincre de la nécessité qu'il y a de travailler chaque jour, régulièrement. Il vous répondrait fièrement :
— Je turbine à mes heures ; je ne demande, jamais rien à personne, d'ailleurs, la misère ne m'effraye pas.
Et il continue :
— Je l'ai vue de près, allez ! la misère, et elle m'a paru drôle. Je l'ai bravée à plaisir. L'an passé, en juillet, je me suis foulé le pied en sautant, à pieds joints, six boîtes Poubelle. Un pari avec un camarade... Je n'ai rien fait de huit jours, et je n'avais pas un sou. J'ai refusé les secours des amis, de tous les copains de la Cité qui s'empressaient autour de mon lit. J'ai bu de l'eau et mangé de vieilles croûtes. J'aime cette vie-là... Je ne veux pas amasser une fortune pour m'en faire des rentes. Et puis, dites donc ? je le voudrais bien que ça me serait impossible. L'hôpital n'est pas fait pour les chiens... Je suis Parisien... Quand je serai vieux et que la hotte ne tiendra plus sur mes épaules, on verra...
Chantereau est un honnête homme dans la plus pure acception du mot. Que de cuillères et de fourchettes d'argent, trouvées dans les boites à ordures, il a rendues à leur propriétaire !
Dans la Cité c'est un vrai gendarme, un officier de paix en haillons. Les escarpes qui s'y égarent, en petit nombre, ne sont pas dangereux quand il s'y trouve. Il les connaît à vue d'œil et les houspille de belle façon.
Un repris de justice ayant élu domicile tout près de lui, il le surveilla dans ses moindres agissements. Un jour, il le surprit volant une chemise qui séchait au soleil sur le rebord de la croisée d'un de ses voisins. Il poussa le voleur devant lui, l'obligea à faire un paquet de ses hardes et à déguerpir.
Tous les chiffonniers de la Cité sont à peu près taillés sur ce modèle. Ce sont des réductions, mais des images fort ressemblantes à Chantereau. Les fripons sont là, fort heureusement, des exceptions.
*
* *
Il faut voir ces braves gens, le matin, à l'aurore, sortant en foule de la Cité, la hotte sur le dos, le crochet à la main ! Hommes, femmes et enfants vont gaiement à la besogne.

L'entrée de la cité Doré est à gauche. On ne l'a voit pas
Sur la place Pinel, ils se divisent en plusieurs groupes ; ceux-ci se dirigent dans un sens, ceux-là dans un autre. Ils se sont partagé la grande ville, en frères. Pas un qui dispute, aux camarades, les boites à ordures qu'ils ont l'habitude de visiter.
Les coureurs, c'est-à-dire ceux qui vont de rues en rues, de tas d'ordures en tas d'ordures, fouillant à la pointe du crochet dans tous les détritus, ne se permettent jamais de jeter un regard d'envie sur le domaine des placiers, lesquels, après convention passée avec les concierges, dépouillent seulement les boîtes à ordures.
Quelques-uns ont une petite voiture à bras. Ceux-ci ont reconnu les avantages de l'association dans la lutte pour la vie et ils vont en semble à la conquête du chiffon après s'être distribué équitablement la besogne.
Entre onze heures et midi, tout ce monde revient à la Cité. On déjeune en quelques minutes d'un morceau de pain et d'un morceau de fromage et on se met au triage.
On partage le butin en différents lots.
Ici, on range soigneusement « le beau blanc », là « les papiers mêlés ». On distribue dans leurs cases respectives le « bull » ou vieux chiffon, les savates, le fer-blanc, les bouchons, les cheveux, les boites à sardines, la brocante, qui comprend les peaux de lapin et les vieux souliers, les mérinos ou lainages, les os, les graisses, les vieilles bouteilles, les colimaçons, etc. etc.
C'est au pied du lit, près de la table à manger, au milieu des ustensiles de cuisine, qu'on procède à ce triage. Et, quand la besogne est achevée, on se rend chez le chiffonnier en gros et on lui vend tout ce qu'il veut acheter.
Actuellement, le commerce du chiffon va mal.
Le bull qui se Vendait 22 francs les 100 kilo grammes, ne vaut plus aujourd'hui que 8 fr. Le verre blanc qui faisait prime à 8 et même à 10 francs, est tombé à 50 sous.
Et le propriétaire n'a pas baissé le prix des loyers, au contraire. Mais on fait, dans l'après-midi, des stations moins longues dans les cabarets de la Cité ; on n'y va même pas du tout, si les vieux sont impotents et condamnés au repos.
Ah ! les vieux ! s'ils ont des enfants robustes, ils voient approcher la mort tranquillement, sans trop souffrir. Mais, quand ils ont perdu tout soutien et qu'ils ont été abandonnés là, que de misères ils endurent !
Les taudis où ils se traînent deviennent nauséabonds, les toiles d'araignées recouvrent les murailles, la poussière envahit tout ; une obscurité plus sombre que celle du tombeau se fait autour d'eux.
*
* *
Je connais, passage Doré, à deux pas de la porte d'entrée, une vieille chiffonnière paralytique, qui vit avec quatre sous par jour. L'Assistance publique lui donne 10 francs par mois. Elle sous-loue une petite chambre à un locataire moyennant un versement mensuel de 6 francs. C'est en vain qu'elle a demandé qu'on lui ouvrît les portes de l'hospice des vieillards.
Elle a nom veuve Gay.
Si vous passez place Pinel, entrez dans la Cité par la petite porte qui donne sur cette place, et, quand vous aurez fait deux ou trois pas dans le passage, demandez à voir cette brave femme et donnez-lui votre aumône.
Il y a des heureux dans la Cité. J'en sais dont les affaires sont prospères. Leur intérieur est propre et confortable, ils ont, d'ordinaire, à côté de leur logement, un hangar où ils déposent leurs chiffons ; mais c'est l'exception.
J'en sais aussi qui sont propriétaires de leur maison et qui le disent tout haut, avec orgueil.
J'ai visité plusieurs ménages fort bien tenus, où on pouvait se mirer dans les ustensiles de cuisine et où vous n'auriez trouvé rien à redire au point de vue de la propreté. Dans ces ménages, le mari seul chiffonne. La femme s'occupe des soins de la maison et des enfants. Des chromolithographies sont appendues aux murs ; elles représentent d'ordinaire les portraits des hommes politiques du jour. Des fleurs, des oiseaux égayent ces petits intérieurs modestes et honnêtes.
Quant à la population des garnis, elle diffère beaucoup de celle dont nous venons de parler. Ce sont des ouvriers, des manouvriers pour la plupart, gagnant assez difficilement leur vie. Leur salaire varie entre 3 et 5 francs par jour ; mais le chômage, trop souvent, les con damne à l'oisiveté et, par suite, à la débauche.
Quelques-uns, entassés dans des chambres étroites, perdent peu à peu le sentiment de toute pudeur. Ils traînent après eux le cortège des vices qui souillent les malheureux qui n'ont ni foyer, ni famille, et qui s'abandonnent à tous les hasards d'une existence sans but.
Le chiffonnier, dans sa famille, est doux, serviable, honnête, et il subit, sans faiblir, et même avec fierté, les plus mauvais jours. Le manouvrier, quand il n'a pas de travail, semble voué à la malédiction. Il est incapable de lutter. Il n'a que la responsabilité de sa propre existence, et cette responsabilité-là- ne pèse que fort peu sur sa conscience.
Aussi trouve-t-on dans cette population des garnis quelques types qui sont la plaie de la cité Doré, plaie qui ronge le recoin de terre parisienne où on trouve, à la fois vice et vertu, joies et tristesses, écœurements et consolations, espérances vives et désespoirs profonds.