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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
I
La menace
La soirée s'achevait chez M. le marquis de Champfloran, rue de Verneuil. Soirée tout intime, à la suite d'un dîner simplement familial.
Après le repas, dans le grand salon, discrètement éclairé, le marquis avait fait son « bridge » habituel, en compagnie de son frère, le comte de Champfloran-Mongereau, de son cousin, M. de Billaron, et du vieil ami de la famille, l'abbé Brousserolles. Et la marquise s'était un peu assoupie dans sa bergère, au coin du feu, tandis qu'accoudée au guéridon, et feuilletant distraitement un keepsake, Mlle Germaine de Champfloran, grande et mince, vêtue de blanc, causait à voix basse avec son fiancé, M. Maxime d'Hastecour.
Le mariage devait avoir lieu six semaines plus tard, en décembre. De grands bouquets blancs dans les angles du salon, répandaient de doux parfums.
Quelques minutes avant onze heures, les joueurs se levèrent, la partie étant finie ; et, tout de suite, Maxime d'Hastecour prit congé, alla saluer la marquise- qui se réveilla à demi, effleura délicatement de ses lèvres les doigts blancs et fins de Mlle Germaine, serra la main de son futur beau-père ainsi que celle des parents.
Dans l'antichambre, le domestique l'aida à passer sa pelisse ; en descendant l'escalier, il alluma un cigare ; un instant plus tard, il était dehors.
Son coupé l'attendait à quelques pas ; mais avant qu'il pût faire signe au cocher d’avancer, quelqu’un — qu’il reconnut — se dressa devant lui.
La nuit n'était point obscure et les becs de gaz placés à droite et à gauche de l’hôtel marquis de Champfloran éclairaient le trottoir.
Maxime d'Hastecour eut Une exclamation de surprise et un geste de contrariété.
— Bonsoir, avait dit le nouveau venu.
Son attitude était à la fois humble et familière ; celle d'un ami qui se sait inférieur.
Il paraissait mis correctement ; chapeau de soie et bottines vernies ; au jour, on se fût aperçu que son élégance était quelque peu défraîchie.
— Tu m'attendais donc ? interrogea Maxime d'un ton rude.
L'autre répondit :
— J'ai à te parler.
Un petit rire filtra entre les dents serrées de M. d'Hastecour.
— Tu tombes- assez mal... Je dois avoir le-gousset peu garni... Diable ! il paraît que cela presse, puisque tu es venu faire le pied de grue ici... au risque de t'enrhumer... au lieu de te présenter chez moi demain matin comme d'habitude.
L'accent était celui d'un persiflage cruel et il y eut dans ces mots « comme d’habitude » presque le sifflement d’une gifle.
Et déjà la canne passée sous le bras gauche, M. d'Hastecour portait la main à sa poche.
— Tu te trompes, Maxime, répliqua le nouveau venu, dont le calme était celui d'un homme fait depuis longtemps aux rebuffades et aux mauvais procédés.
Du reste, il se hâta de rectifier :
— Tu ne te trompes pas en disant que je suis très à court ; la guigne me poursuit, et j'aurais cela est vrai, grand besoin d'une petite aide... Mais, ajouta-t-il, en voyant le geste d'impatience que laissait échapper Maxime, .ce n'est pas pour cela que je suis venu t'attendre ici...
Et il répéta :
— j'ai à te parler.
— De quoi donc ? demanda Maxime rendu sérieux par l'attitude de son interlocuteur.
— II se passe des choses graves, reprit celui-ci.
— Quelles ?
— Écoute... Éloignons-nous un peu ; ton cocher pourrait nous entendre. — Soit.
Ils firent quelques pas, côte à côte, sur le trottoir. La rue était déserte.
— Eh bien ! Roger interrogea M. d'Hastecour.
L'autre, baissant la voix, prononça ces trois mots :
— Adah est ici.
— Qui ?
Et Maxime d'Hastecour devint très pâle.
— Adah. Je l'ai vue.
— Impossible !
— Elle... Adah Koknoyr...aussi vrai que nous sommes ici tous les deux, toi, Maxime d'Hastecour, et moi, Roger de Farcheval.
— Je la croyais morte, dit Maxime d'une voix sombre.
— Toutes les espérances ne se réalisent pas, répondit Roger de Farcheval.
Maxime avait un instant baissé la tête ; il la redressa et, les yeux- brillants, questionna d'une voix f ude.
— Elle est à Paris ?
— Depuis hier. Elle est venue chez moi, tantôt, rue Coëtlogon. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Je l'ignore. Elle paraît sa voir bien des choses.
— Que veut-elle ?
— Te voir.
— Qu’a-t-elle à me dire ?
— Elle te le dira.
— Quand ?
— Tout de suite.
— Où est-elle ?
— Boulevard Montmorency, à Auteuil.
— C'est là qu'elle habite ?
— Oui, un petit hôtel fort coquet, ma foi.
Maxime haussa les épaules, et il y eut un court silence après lequel Roger de Farcheval dit :
—Tu sais, elle t'attend.
— Es-tu fou ?...
— Pas le moins du monde. Elle m'a prié de venir te faire part de sa présence à Paris et de son vif désir de te voir ce soir même.
— En vérité !... Et elle croit que je vais me rendre à son appel, tout de suite comme çà, là !
— Je crois que tu aurais tort de rie pas y aller.
Maxime couvrit Roger d'un long regard soupçonneux.
— Dis donc, fit-il, toi, tu me parais joliment dans ses intérêts.
— C'est dans le tien que j'agis.
— Vraiment ?
— Oui... Je ne sais ce qu'elle médite, mais sous son calme apparent, j'ai cru deviner une grande agitation intérieure. En un mot, je flaire un danger…Efc.si tu veux, je te dirai qu'il ne s'agit pas plus de son intérêt à elle que de ton Intérêt à toi, mais de notre intérêt à tous les trois.
Maxime tressaillit et devint encore plus pâle.
— Je comprends, murmura-t-il.
Pendant un instant il réfléchit, meurtrissant nerveusement de son talon l'asphalte du trottoir ; à la fin, il dit :
— C'est bien ; j'y vais.
— Mon avis est que tu as raison, répliqua Roger. S'il y a un danger, il vaut mieux le connaître tout de suite pour mieux lui faire face.
— Tu m'accompagnes ?
— C'est inutile... Elle t'attend. Boulevard de Montmorency, 45, Voilà l'adresse. Mais demain matin, si tu veux, je passerai chez toi.
— Entendu.
— A propos... tu n'aurais pas quelques louis sur toi ?
— C'est juste...
Cinq minutes plus tard, le coupé où s’était jeté Maxime d'Hastecour roulait dans la direction d'Auteuil, tandis que Roger de Farcheval s'en allait à pied, palpant dans son gousset les pièces d'or que venait de lui remettre son « ami ».
Le cheval attelé, au coupé était vigoureux. La distance fut vite parcourue. Pendant le trajet, Maxime d'Hastecour demeura immobile, les jambes croisées, mâchonnât son cigare éteint, réfléchissant.
Descendu de voiture, avant de sonner à la porte de l'hôtel portant le n° 45, il inspecta d'un regard rapide les environs. L'endroit était désert, mal éclairé.
L'hôtel se trouvait un peu en retrait, derrière une grille, comme isolé par de grands arbres.
Il eut, un moment, en ordonnant à son cocher de l'attendre, la pensée de lui dire de ne pas hésiter pour accourir au premier appel ; mais il y résista ; l'idée d'un guet-apens était ridicule.
Il fit retentir la sonnette. Tout de suite le gravier de la cour cria sous un pas pesant, et la porte de la grille s'ouvrit. Maxime se trouva en face d'un domestique nègre, de haute stature, qui élevait au-dessus de sa tête une lanterne et dont les dents blanches avaient un éclat singulier dans son visage noir.
Il ne laissa à Maxime le-temps de poser aucune question et ne l'interrogea pas davantage. Évidemment, il avait été bien et dûment stylé.
— Si monsieu veut bien suive moi, dit-il, maît'esse à moi attend monsieu.
Après avoir gravi les cinq marches du perron qu'abritait une marquise, Maxime pénétra à la suite du nègre dans une anti-chambre que faisaient toute sombre les lourdes tentures pendues aux murailles.
Soulevant largement une portière, le nègre annonça d'une voix forte :
— M. Maxime d'Hastecou.
Entièrement vêtue de noir, les bras nus jusqu'aux coudes, le col nu, ses opulents cheveux fauves défaits et ruisselants sur ses épaules, Adah Koknoyr était étendue plutôt qu'assise sur une sorte de divan.
Lorsque Maxime entra elle se souleva légèrement et comme elle mettait ainsi son visage dans le cercle lumineux tracé par l'unique lampe qui, posée sur la cheminée, éclairait le salon, Maxime put voir qu'elle était extrêmement pâle.
— Bonjour, dit-elle d'une voix sans expression.
Elle tendit sa main longue et blanche.
Il ne prit pas cette main ; il salua froidement.
Le nègre avait disparu, laissant derrière lui retomber la portière.
— Vous voyez, reprit Adah, je vous attendais.
II répondit :
— C'est parce que je savais que vous m'attendiez, que je suis venu.
— Et je vous en remercie. Mais asseyez-vous donc..., et débarrassez-vous de votre pelisse... Il fait très chaud, ici.
Il obéit, jeta sa pelisse sur un meuble, posa sa canne et son chapeau et s'assit, en face d'Adah, à trois pas d'elle.
Leurs regards acérés s'entrecroisèrent.
— Je vous sais d'autant plus gré, dit lentement Adah Koknoyr d’avoir répondu à mon appel, que je ne me dissimule pas l'effet désagréable qu’a dû produire sur vous, au moment où vous-sortiez de chez M. le marquis de Champfloran, la nouvelle de ma présence à Paris.
Maxime resta impassible et ne répondit pas.
— Voyons, l'écrit Adah, cette nouvelle avait de quoi vous surprendre et vous a surpris.
— C'est vrai, fit Maxime, du bout des lèvres.
— Vous pensiez que j'étais très loin... Soyez franc, mon cher, allons ! avouez que vous espériez bien ne jamais me revoir. Maxime eut un geste d'impatience.
— En vérité, fit-il, vous ne m'avez pas envoyé chercher pour perdre notre temps à tous les deux en paroles inutiles... Il est tard...-Venez au fait, je vous en prie.
— Comment ! répliqua Adah, de sa voix nonchalante, cela ne vous intéresserait pas de savoir ce que je suis devenue depuis que nous nous sommes séparés ?...